L’injustice causée par les disparités en santé, et la souffrance et la mort causées par des maladies qu’il est possible de prévenir et de traiter, incitent de nombreux médecins à se demander non pas s’il faut intervenir, mais plutôt comment, avec qui et dans quelle mesure1. L’engagement éthique dans un monde inéquitable est difficile (Figure 1), nous proposons donc qu’un tel engagement soit guidé par le savoir, la conviction, la capacité d’agir et l’humilité.
Les médecins de famille sont formés pour porter des jugements dans des situations où les problèmes ne sont pas encore clairement définis, où les valeurs de la communauté et de la famille influencent grandement la prise de décisions et où les relations à long terme sont fréquemment les outils les plus puissants avec lesquels soulager la souffrance et la détresse. Cette réalité est aussi pertinente et importante dans le domaine complexe de la santé mondiale2. Comme nous l’avons fait remarquer dans notre précédent article sur la santé internationale et la médecine familiale, la santé mondiale nous donne l’occasion de revitaliser la médecine familiale, de mettre à contribution notre formation et nos habiletés diversifiées pour édifier une communauté mondiale en meilleure santé3.
Alors, comment les médecins de famille s’engagentils efficacement dans l’arène de la santé mondiale? Comme beaucoup s’en sont rendu compte, s’engager à faire une différence est plus facile à dire qu’à faire. Le milieu de l’aide internationale et humanitaire est parsemé d’exemples d’interventions bien intentionnées qui ont échoué4. Il n’existe pas beaucoup de directives pour les médecins de famille qui choisissent de travailler dans les milieux dépourvus de ressources ou auprès de populations marginalisées ou traumatisées. Dans le présent commentaire, nous suggérons certains principes directeurs (Tableau 1) et donnons des exemples de degré d’engagement afin d’aider les médecins de famille à concentrer leur efforts pour avoir un effet positif sur la santé mondiale.
Les exemples suivants sont présentés en ordre croissant, en fonction du temps d’engagement requis et non pas nécessairement des bienfaits apportés au médecin ou à la communauté. Les caractéristiques des catégories se chevauchent parfois. L’identification de ces catégories d’engagement est utile sur deux plans. D’abord, elle présente une progression conceptuelle pour guider les médecins dans leur engagement à l’endroit de la santé mondiale, atténuant leur tendance à vouloir «tout faire à la fois». En second lieu, elle donne un point de départ concret à la réflexion sur leur propre motivation, leurs attentes et leur contribution potentielle réaliste à un projet en santé mondiale.
Premières étapes
Il arrive souvent que l’étape initiale de l’engagement comporte un don en argent à un projet ou programme en santé internationale ou mondiale. L’assistance financière continue de jouer un rôle de premier plan dans la réduction des disparités en matière de santé dans le monde. Une récente analyse critique réalisée par le Réseau du savoir sur la globalisation de la Commission sur les déterminants sociaux de la santé de l’Organisation mondiale de la santé, fait ressortir des données qui prouvent que l’aide internationale réduit effectivement les disparités en matière de santé4. L’aide financière qui permet aux pays de développer leurs propres capacités ou qui met à contribution des organisations engagées a tendance à être la plus efficace. D’autres formes d’aide, comme les dons de matériel chirurgical et de médicaments, sont plus complexes et ne sont pas traitées dans le contexte du présent article.
Pièges possibles
De nombreux facteurs complexes interviennent dans le choix du bénéficiaire d’un don en argent. Par ailleurs, des recherches insuffisantes sur l’organisation bénéficiaire peuvent se traduire par le financement d’efforts largement inefficaces ou, pire, par des conséquences indésirables non intentionnelles.
Stratégies pour optimiser les contributions
On peut envisager de donner un soutien constant à un nombre limité d’organisations ou de projets qui ont fait l’objet de recherches approfondies. Une telle démarche favorise un sentiment d’engagement personnel envers ces organisations et peut améliorer leur efficacité en leur offrant un financement stable. Ces organisations peuvent ainsi mieux planifier les programmes et l’attribution des res-sources. Au nombre des bénéficiaires possibles figurent les organisations non gouvernementales (ONG) internationales et régionales, qui dispensent une large part de l’aide humanitaire et au développement de nos jours. Elles sont bien placées pour miser sur le leadership, le changement soutenu et les forces locales. Dans cette forme d’engagement, la personne engage principalement des ressources financières; le médecin peut aussi apporter une précieuse contribution en défendant les intérêts du projet ou de l’organisation, en rehaussant leur profil et leur légitimité aux yeux des autres.
Travailler pendant les vacances (de 1 jour à 2 mois)
Le prochain degré d’intervention se caractérise par un engagement personnel et une interaction directe avec des patients et des collègues internationaux. Habituellement, c’est un engagement de courte durée. Il peut s’agir d’enseignement ou de travail aux côtés de dispensateurs locaux de soins de santé, en s’occupant directement des patients ou en participant à des programmes et à des interventions en santé publique. Par exemple, on peut mentionner une visite de 1 jour dans un service d’urgence, un atelier donné à une université, de courts séjours dans une clinique médicale ou une visite à un programme de santé publique. Aux stades initiaux d’un tel engagement, les médecins profitent plus de l’apprentissage qu’ils ne donnent de services. Étant donné la complexité de l’intervention dans un milieu culturel différent il est avisé de commencer lentement et de chercher conseil auprès de la communauté locale pour éviter de faire plus de mal que de bien.
Pièges possibles
Si de telles expériences à court terme sont entreprises sans bien connaître le contexte local, il se peut que la participation de la communauté soit limitée, les relations, fragiles, et la durabilité, marginale. Lorsqu’on travaille à l’écart des dispensateurs locaux, il peut être plus difficile de miser sur les forces qui existent dans la communauté. Un désir bien intentionné «d’abattre le travail» et de «faire une différence» peut nuire à la possibilité d’écouter les partenaires ou hôtes locaux et d’apprendre d’eux. De plus, une approche trop dynamique est susceptible de faire en sorte que la population fasse moins confiance aux dispensateurs et aux services de soins de santé locaux.
Stratégies pour optimiser les contributions
Ici aussi, il importe de faire une recherche sur le contexte et de se préparer pour réagir aux différences culturelles. Il faut prendre le temps de bien connaître l’organisation pour laquelle vous avez l’intention de travailler. Sa vision, sa mission et ses valeurs ressemblentelles aux vôtres? Il est bon d’envisager de retourner régulièrement au même endroit pour miser sur les relations établies et l’expérience acquise. Une bonne réflexion sur les besoins réels et les expériences vécues est susceptible d’enrichir les expériences subséquentes. Il importe aussi de déterminer quel type de services (p. ex. cliniques, éducatifs) est le plus utile à l’organisation et lui coûte le moins cher, en particulier pour les visites à plus court terme.
Congés sabbatiques en santé mondiale (de 2 à 12 mois)
Certains médecins de famille peuvent décider de s’engager à plus long terme dans un milieu de santé mondiale. Il peut s’agir aussi de dispenser des services essentiels de santé, de travailler avec des dispensateurs de soins de première ligne ou de santé publique ou d’enseigner dans un programme de formation en médecine. Ces activités peuvent se dérouler au sein d’une ONG lors d’une situation d’urgence humanitaire complexe où il est impératif d’agir face à l’injustice et à la nécessité d’assurer la sécurité du personnel local et le maintien des relations. Elles peuvent aussi se produire dans le cadre d’un projet axé sur le développement, là où la pauvreté et les conditions de vie médiocres se traduisent par une souffrance plus insidieuse. Le choix d’une organisation et d’un milieu de travail repose sur les connaissances, les degrés de confort et de sécurité, les habiletés linguistiques et les préférences personnelles entre les interventions humanitaires et celles axées sur le développement. Ce degré d’engagement diffère de celui décrit précédemment quant à la profondeur et l’intensité de l’implication, et à la durée et la nature des relations. Au lieu d’agir simplement comme invités, les participants deviennent des partenaires engagés. Cet engagement exige souvent un apprentissage additionnel important, portant non seulement sur les maladies endémiques, mais aussi sur l’histoire, la culture et langues locales.
Pièges possibles
Les préparatifs sont essentiels et comportent souvent un éventail plus large de domaines que l’engagement à plus court terme. Il faut s’efforcer de se familiariser avec la culture, la langue et le régime politique du pays ou de la région. Si on ne se prépare pas bien, il sera difficile de rallier la communauté et d’établir des relations réciproques efficaces. Par exemple, le travail dans le domaine des secours aux sinistrés et de l’aide humanitaire est souvent très complexe. Il est difficile de faire de la recherche sur les pratiques exemplaires dans de telles situations. Certains prétendent que les interventions humanitaires sont souvent inefficaces, mais d’autres contestent cette affirmation en disant que tout dépend de la façon dont on définit l’efficacité dans de telles circonstances. De toute façon, il est nécessaire d’exercer une diligence particulière dans la recherche préparatoire à une intervention humanitaire.
Stratégies pour optimiser les contributions
Une définition précise des rôles et des attentes avant le départ, dans la mesure du possible, peut éviter que les efforts soient improductifs et établit le fondement nécessaire à des relations efficaces. Il est important de travailler aux côtés des dispensateurs locaux pour assurer que les soins soient adaptés à la culture, acquérir localement plus de connaissances et, en retour, transmettre des éléments de savoir utiles. Plus on accorde d’attention à la planification, plus il est probable que le partenariat soit réciproquement bénéfique et enrichissant.
Pratique en santé mondiale (plus de 1 an à toute une vie)
Certains médecins de famille s’intéressent à un engagement à long terme à l’endroit des problèmes de santé mondiale. Ce degré d’engagement est susceptible d’évoluer avec le temps et de prendre la forme d’une combinaison d’incursions financières, à court et à plus long termes dans le travail sur le terrain. À ce niveau d’engagement, les médecins de famille cherchent souvent à perfectionner leurs connaissances et leurs habiletés. Ils peuvent choisir de faire une maîtrise en santé publique ou, à plus court terme, suivre une formation en médecine tropicale, comme celle dispensée par le cours Gorgas en médecine tropicale clinique et par la London School of Hygiene and Tropical Medicine. Certains intègrent la santé mondiale dans leur cheminement professionnel et travaillent dans les milieux défavorisés au Canada ou à l’échelle internationale, avec des ONG et des missions parrainées par l’église, ou encore dans des projets en santé des réfugiés ou des Autochtones. D’autres optent pour une visite annuelle sur le terrain, s’impliquent dans les travaux de conseils consultatifs d’ONG internationales ou locales, ou agissent comme mentors auprès d’étudiants et de résidents intéressés par la santé mondiale. Ce type d’engagement peut durer quelques années et même toute une vie, et devenir un thème continu dans la carrière et la vie de la personne. La Figure 2 illustre des formes d’engagement traditionnelles et moins traditionnelles que peuvent prendre les médecins de famille.
Pièges possibles
Il peut être difficile de concilier le travail à long terme en santé mondiale avec la vie personnelle et familiale. Même si les expériences sont des plus enrichissantes, elles exigent des sacrifices financiers, émotionnels et physiques. Idéalement, il faut identifier, reconnaître et accepter explicitement ces problèmes dès le début dans le processus de l’engagement.
Stratégies de réussite
Le mentorat, l’apprentissage continu, l’humilité et l’engagement renouvelé fondé sur une réflexion régulière sont des outils importants avec lesquels naviguer dans un engagement à long terme sur la scène mondiale. La recherche et la formation de communautés, réelles ou virtuelles, de personnes ayant des intérêts et des objectifs en commun se révèlent d’une assistance très précieuse.
Conclusion
Un engagement réfléchi dans l’arène de la santé mondiale est nécessaire pour se sensibiliser aux besoins en matière de santé, rester humble et apprécier les cultures et les langues locales. Au départ, il peut y avoir plus de questions que de réponses. Il y a des moments où les défis semblent trop grands ou trop complexes, et c’est alors que le mentorat et les projets de formation et d’études additionnelles seront cruciaux. Selon notre expérience, il existe un sentiment partagé chez les médecins de famille engagés à long terme selon lequel il est clairement impératif d’agir au fil du temps. Mais il est aussi impératif de faire une recherche, une réflexion et une planification rigoureuses, combinées à une confiance progressive en ses «instincts», pour que se précisent comment, avec qui, quand et dans quelle mesure intervenir.
Ressources utiles dans l’engagement en santé mondiale
La paix grâce à la santé
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Santa Barbara J, MacQueen G. Peace through health: key concepts. Lancet 2004;364(9431):384-6.
Secours aux sinistrés et catastrophes
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Slim H. Doing the right thing: relief agencies, moral dilemmas and moral responsibility in political emergencies and war. Disasters 1997;21(3):244–57.
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Disaster Management Training Programme. Disaster management ethics. Genève, Suisse: United Nations Disaster Management Training Programme; 1997. Accessible à: www.undmtp.org/english/ethics/ethics.pdf.
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Sphere Humanitarian Charter and Minimum Standards in Disaster Response. The sphere project. Genève, Suisse: Sphere Humanitarian Charter and Minimum Standards in Disaster Response; 2004. Accessible à: www.sphereproject.org/.
Formation des étudiants en médecine
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Association des facultés de médecine du Canada. Creating global health curricula for Canadian medical students report of the AFMC Resource Group on global health. Ottawa, ON: Association des facultés de médecine du Canada; 2007. Accessible à: www.afmc.ca/docs/pdf_2007_global_health_report.pdf.
Acknowledgments
Remerciements
Nous remercions spécialement Lynn Dunikowski de son aide dans la recension des ouvrages spécialisés et Dr Ron Labonté de ses précieux commentaires.
Footnotes
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Dr Pottie est scientifique au Centre de recherche C.T. Lamont en soins primaires à l’Institut de recherche Élizabeth-Bruyère et à l’Institut de recherche sur la santé des populations, et professeur agrégé au Département de médecine familiale à l’Université d’Ottawa, en Ontario. Dre Redwood-Campbell est présidente du Comité de la santé internationale du Collège des médecins de famille du Canada et professeure agrégée au Département de méde-cine familiale et communautaire de la McMaster University à Hamilton, en Ontario. Dre Rouleau est professeure adjointe au Département de médecine familiale et com-munautaire au St Michael’s Hospital pour la University of Toronto, en Ontario. Dre Ouellette est conseillère en programmes pédagogiques pour la Division de la santé internationale du Département de médecine familiale de la University of British Columbia à Vancouver. Dre Lemire est directrice générale associée, Affaires professionnelles, au CMFC. Tous les auteurs sont membres du Comité de la santé internationale du CMFC.
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Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles sont sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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