En réponse aux tendances sociétales actuelles, les systèmes de prestation de soins de santé, habituellement organisés autour de l’expertise biomédicale et des troubles de santé aigus, tendent à devenir de plus en plus intégrés, centrés sur la personne, orientés vers la communauté et fondés sur des équipes interdisciplinaires. Pour fonctionner de manière optimale dans cet environnement changeant, les professionnels de la santé doivent être formés différemment. Les professionnels en médecine familiale ont systématiquement reconnu ce besoin en matière d’éducation au cours des dernières décennies1–4.
Il y a un siècle, la formation médicale universitaire dans les pays occidentaux a été profondément transformée alors qu’Abraham Flexner publiait un rapport historique dans lequel il mettait l’accent sur les fondements scientifiques de la pratique médicale5. Après la Seconde Guerre mondiale, la médecine universitaire a été le théâtre de l’émergence de l’importance particulière accordée à la médecine fondée sur les données probantes, à la sécurité des patients, au professionnalisme et aux soins centrés sur le patient. Ces domaines, bien qu’exploités de façon plutôt distincte, ont constitué les déterminants de l’aube de l’ère contemporaine de l’éducation médicale, caractérisée par l’abandon progressif du cursus universitaire didactique suivi de stages cliniques en milieu hospitalier, pour se tourner vers un cursus intégrant les sciences fondamentales et cliniques, l’éducation axée sur les compétences, l’exposition plus précoce et plus fréquente aux soins orientés vers la communauté et la continuité de l’apprentissage6.
Or, la science et les soins sont considérés par certains chercheurs comme 2 logiques institutionnelles différentes, qui sont présentement en conflit dans le contexte de l’éducation médicale et de la pratique7. En janvier 2010, année où la communauté médicale universitaire célébrait le 100e anniversaire de la publication du rapport Flexner, une commission sur l’éducation des professionnels de la santé au 21e siècle, commanditée par la Fondation de Bill et Melinda Gates, était lancée. Reconnaissant l’énorme contribution des professionnels de la santé à l’amélioration des résultats en matière de santé, la commission indiquait ce qui suit dans son rapport final :
Une crise latente se dessine dans le déséquilibre entre les compétences professionnelles et les priorités des patients et de la population à cause d’un programme d’enseignement fragmentaire, désuet et statique qui produit des diplômés mal outillés provenant d’établissements sous-financés. Dans presque tous les pays, l’éducation des professionnels de la santé a échoué en tentant de surmonter les systèmes de santé dysfonctionnels et inéquitables à cause de la rigidité du cursus, du cloisonnement professionnel, de la pédagogie statique (c.-à-d. la science de l’enseignement), de l’adaptation insuffisante aux contextes locaux et du mercantilisme dans ces professions. L’effondrement est particulièrement remarquable dans le contexte des soins primaires, autant dans les pays pauvres que riches [mis en évidence en italique]8.
Certains croient que le déséquilibre entre la formation des futurs médecins et les besoins en santé des individus et de la population peut en partie être dû à l’écart entre le coût de l’éducation médicale et le peu d’argent investi dans la recherche sur l’éducation médicale9,10. Cependant, le manque de financement adéquat pour mener la recherche en éducation médicale ne semble pas être le seul problème. Comme l’a souligné Horton, « même si le sous-financement demeure un obstacle, l’éducation des professionnels de la santé d’aujourd’hui ne rapporte pas pour l’instant la valeur équivalente à l’argent dépensé » 11 . Malgré l’évidente évolution en éducation médicale, plusieurs études ont révélé diverses lacunes dans le domaine de la recherche à ce sujet. Parmi ces faiblesses figurent l’insistance sur le rapport des résultats au niveau de l’apprenant individuel au détriment d’autres niveaux d’analyse à plus large spectre, la prépondérance des approches quantitatives et le manque de théorie et de consensus quant à la signification des principaux concepts de l’éducation médicale tels que le professionnalisme12–15. En outre, des progrès restent à faire en ce qui a trait à la recherche sur l’éducation médicale afin d’informer adéquatement la pratique et de démontrer des avancées dans la science de l’éducation médicale16. Comment la recherche sur l’éducation médicale a-t-elle pu en arriver à cette impasse?
Développement du domaine
L’implication universitaire en recherche sur l’éducation médicale est apparue aux États-Unis au milieu du 20e siècle à la suite de la convergence de plusieurs facteurs sociohistoriques, tels que la progression des connaissances scientifiques et les exigences quant à la responsabilité publique de l’éducation médicale17. Hitchcock fait remonter ses origines au projet sur l’éducation médicale entrepris à l’Université de Buffalo à New York en 1955, connu sous le nom de projet Buffalo18. Cette initiative, menée par le docteur George Miller, professeur agrégé de médecine interne à la Faculté de médecine, et par Robert Fisk, Ph. D. doyen de la Faculté d’éducation, a permis aux éducateurs et aux membres du corps professoral de la Faculté de médecine de se réunir, pour la première fois, sur une période d’un an et demi, dans le but d’améliorer la qualité de l’enseignement et de l’apprentissage de la médecine18.
Récemment, Norman a identifié 3 générations de chercheurs qui ont contribué à l’éducation médicale19. La première couvre environ les 2 premières décennies après 1955 et comprend des chercheurs qui ont participé au projet Buffalo (dont Norman). Leur bagage universitaire est varié, incluant la physique et l’économie et, comme Norman l’a observé,
plusieurs d’entre nous sont arrivés dans le domaine mal outillés, sans les compétences nécessaires. Il y avait un flagrant manque de formation en statistique, en psychométrie, en psychologie et en méthodes qualitatives. Dans la confusion, nous avons utilisé le gros bon sens, puisque c’était le seul outil pertinent que nous possédions19.
Selon Norman19, une deuxième génération de chercheurs se sont intéressés à ce domaine durant les années 1990. Comme c’était le cas en Europe, où la recherche en éducation médicale est apparue plus tard, les chercheurs de cette deuxième génération ont fait l’objet d’un recrutement actif au sein des disciplines de la psychologie cognitive, de l’anthropologie et de l’épidémiologie, et ils ont enrichi la recherche en éducation médicale en contribuant leur expertise en méthodologies de la recherche, comme les méthodes statistiques multivariées et l’ethnométhodologie. Enfin, Norman décrit à quel point les dernières années ont été la scène d’une prolifération de programmes d’études supérieures spécialisées en éducation médicale. Le domaine a donc intégré de plus en plus de chercheurs spécifiquement formés à cet égard, qui ont constitué ce que Norman appelle la troisième génération de chercheurs en éducation médicale.
Les chercheurs en éducation médicale des 3 générations coexistent de nos jours. Ensemble, ils ont enrichi le domaine en s’intéressant à un très large éventail de sujets dont, entre autres, l’évaluation des étudiants, les habiletés cliniques et en communication (p. ex. éducation axée sur les simulations), les internats cliniques, l’apprentissage par problèmes, les examens à choix multiples de réponses, l’enseignement assisté par ordinateur, le raisonnement clinique, le perfectionnement professoral et les bourses d’études en éducation médicale. Même si l’Amérique du Nord reste un leader au chapitre de la productivité universitaire en recherche sur l’éducation médicale, cette discipline s’est aussi développée ailleurs. Parmi les pays en dehors de l’Amérique du Nord où sont produites actuellement le plus grand nombre de publications scientifiques sur la recherche en éducation médicale figurent les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni20.
D’autres efforts à faire
En dépit de la productivité manifeste, il faut faire encore plus de recherche. La commission sur l’éducation des professionnels de la santé au 21e siècle a proposé la vision suivante :
Tous les professionnels de la santé dans tous les pays devraient être formés pour mobiliser le savoir et épouser les concepts du raisonnement clinique et de la conduite éthique de manière à ce qu’ils aient la compétence voulue pour participer au sein de systèmes de santé centrés sur le patient et la population en tant que membres d’équipes réceptives localement et connectées mondialement. Le but ultime se situe dans une couverture universelle des services complets de grande qualité qui sont essentiels pour favoriser l’équité en matière de santé au sein des pays et entre eux8.
Pour que se réalise cette vision, la recherche sur l’éducation médicale devrait être considérée comme une science translationnelle, parce que les chercheurs dans ce domaine produisent des connaissances scientifiques en partant du plan de travail pour se transposer au chevet du patient, puis à la communauté et revenir au plan de travail. Il faut donc un plan d’action plus provocateur et plus inspirant en éducation médicale afin de soutenir le jumelage entre les transformations des soins de santé et les réformes de l’éducation9.
Ce genre de programme de recherche exigera l’intensification de la collaboration entre les chercheurs doctoraux, les cliniciens chercheurs et les cliniciens enseignants, de même que les cliniciens et les apprenants eux-mêmes, et le renforcement de l’interdisciplinarité dans ce champ d’étude. La recherche sur l’éducation médicale peut aussi faire appel davantage aux théories, aux épistémologies, aux ontologies, aux téléologies, aux méthodologies et aux méthodes, et faire preuve de plus de pluralité et de diversité dans leur usage. De plus, outre le recours à une recherche plus exhaustive et perfectionnée sur le plan méthodologique concernant les initiatives en éducation médicale, les chercheurs dans ce domaine devraient accorder plus d’attention à des thèmes sous-explorés qui revêtent de l’importance dans la pratique clinique contemporaine, comme la compétence des professionnels de la santé en informatique clinique et en identité professionnelle.
Nécessaire à tous les niveaux, ce champ d’étude en éducation médicale semble primordial pour les médecins et les autres professionnels de la santé qui dispensent des soins primaires, en raison de l’importance de ce niveau de prestation des soins, non seulement pour les personnes et les populations dans le besoin, mais aussi pour la viabilité des systèmes de santé. Les départements universitaires de médecine familiale occupent une place privilégiée pour exercer un rôle de leadership dans l’intégration dans la pratique médicale des connaissances générées par les centres universitaires. La recherche sur l’éducation en médecine familiale, quoiqu’encore sous-développée, est donc d’une importance cruciale dans l’intérêt de la discipline, de même que pour faire en sorte que les établissements universitaires soient capables de former des médecins de famille compétents
pour entreprendre des fonctions qui vont au-delà des tâches purement techniques, comme le travail en équipe, la conduite éthique, l’analyse critique, la gestion de l’incertitude, la curiosité scientifique, l’anticipation de l’avenir et la planification en conséquence et, avant tout, le leadership dans l’efficacité des systèmes de santé8.
En conclusion, de nombreux intervenants ont cerné d’énormes écarts entre l’éducation médicale, la recherche sur l’éducation médicale et la prestation des soins de santé. Il est urgent d’adopter un plan d’action plus critique, pluraliste et diversifié pour la recherche en éducation médicale; il doit être élaboré par des chercheurs compétents, en étroite collaboration avec des enseignants, des cliniciens et des apprenants. Étant donné le rôle clé que sont appelés à jouer les médecins de famille et les départements universitaires de médecine familiale dans les soins de santé contemporains et les réformes de l’éducation médicale, il est impératif d’améliorer la recherche sur l’éducation en médecine familiale.
Footnotes
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the September 2015 issue on page 745.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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