Au cours des 10 dernières années, beaucoup de recherches ont été menées sur l’importance du bien-être des médecins et l’épuisement professionnel chez les médecins. Aux États-Unis, le Dr Tait Shanafelt a été au premier plan de ce domaine de recherche et a publié plusieurs articles sur la prévalence de l’épuisement professionnel chez les médecins et sur la nécessité d’adopter des mesures pour le combattre, non seulement pour favoriser la santé des médecins, mais aussi pour améliorer celle des patients1–3. En 2017, le Dr Shanafelt et ses collègues ont affirmé qu’il fallait « investir dans le bien-être des médecins » afin de réduire le coût global pour l’ensemble du système de soins de santé2. D’autres chercheurs recommandent d’utiliser le bien-être des médecins comme indicateur de la qualité globale du rendement et de l’efficacité du système de soins de santé4. En octobre 2018, l’Association médicale canadienne a publié son rapport préliminaire sur la santé des médecins s’appuyant sur un sondage national ayant démontré des taux élevés d’épuisement professionnel chez les médecins au Canada5.
En octobre 2018, la Conférence internationale sur la santé des médecins a eu lieu à Toronto (Ontario). Un élément est ressorti très clairement de cette conférence : l’épuisement professionnel chez les médecins n’est pas limité à une seule ville, une seule province ou même un seul pays. Il s’agit d’une réalité mondiale qui a des répercussions non seulement sur les médecins eux-mêmes, mais aussi sur les patients et le système de santé dans son ensemble.
Que veut-on dire par le bien-être des médecins ? J’ai entendu le terme bien-être des médecins pour la première fois en 2016, lors d’une présentation dans le cadre d’une journée universitaire sur la pleine conscience pendant ma résidence. À l’époque, le bien-être des médecins semblait regrouper un ensemble d’idées superficielles et vides de sens : soyez conscients. Faites de l’exercice. Mangez bien. Dormez plus. Je savais déjà tout cela. En vérité, par contre, je n’avais aucune idée de ce que signifiait concrètement le bien-être des médecins étant donné que je venais tout juste de terminer ma résidence. Je travaillais entre 90 et 100 heures par semaine et j’avais oublié ce que c’était que de se sentir bien. J’étais toutefois sur le point d’apprendre que le bien-être des médecins était un problème beaucoup plus important que je n’aurais pu l’imaginer. Aujourd’hui, je suis dans ma troisième année de pratique et je comprends mieux le sens de bien-être des médecins. Je vous partage ici le parcours qui m’a mené à cette meilleure compréhension, un cheminement qui n’est pas si différent de celui de plusieurs autres étudiants de médecine, résidents et médecins traitants qui se sont heurtés aux mêmes défis que moi.
Mon histoire
Je m’appelle Stéphane Lenoski. Je suis né et j’ai grandi à Winnipeg (Manitoba). Je suis un père, un fils, un frère, un oncle, un petit-fils, un ami et un collègue. J’adore le plein air, rencontrer de nouvelles personnes, explorer, voyager, apprendre, lire et évoluer. Mais surtout, j’adore ma famille et mes amis. Quand j’avais 8 ans, mon père est allé consulter son médecin de famille pour un examen général. Son médecin était un homme très respecté qui avait été navigateur sur un bombardier pendant la deuxième guerre mondiale en Asie du Sud-Est et dans l’Atlantique Nord. À la fin de la visite, mon père a demandé à son médecin s’il pouvait jeter un coup d’œil à un grain de beauté sur son épaule gauche, en lui expliquant que sa femme était inquiète. Sans hésiter, son médecin répondit : « Je ne pense pas que ça ne soit rien de grave, Danny, mais juste pour s’en assurer, faisons une biopsie. » Cette décision d’une fraction de seconde qu’a prise le médecin de famille de mon père lui a sauvé la vie et a changé ma famille à tout jamais. Le petit grain de beauté noir et grumeleux était en fait un mélanome de stade 3. La semaine suivante, mon père a subi une chirurgie plastique afin de retirer une partie de son épaule. Il a été chanceux et s’est remis complètement. Je ne suis même pas certain d’avoir dit au médecin de mon père à quel point je lui étais reconnaissant.
En tant que médecins, nous sommes susceptibles d’influencer la vie de chaque patient et famille que nous rencontrons. C’est un travail comme nul autre. C’est pourquoi j’ai décidé de devenir médecin. Je voulais aider les gens. Et c’est pourquoi le bien-être des médecins est si important. Malheureusement, avec les rigueurs de la formation médicale et des obligations professionnelles, c’est facile de l’oublier.
J’ai commencé mon parcours en médecine en 2010. Comme plusieurs autres étudiants en médecine, j’étais naïf, ambitieux et curieux, et je voulais devenir le meilleur médecin possible. Et comme mes collègues étudiants en médecine, j’étais plongé dans mes manuels de médecine, l’information et l’apprentissage afin de passer mes examens et de devenir un meilleur médecin. J’ai lentement perdu contact avec mon réseau social. J’ai commencé à oublier les qualités que j’avais développées avant la faculté de médecine, qui avaient été essentielles à mon succès et m’avaient aidé à arriver jusqu’ici. Seule la médecine avait de l’importance. Après tout, ça me semblait normal. Tout le monde dans mes cours de médecine semblait faire la même chose que moi. La médecine est devenue ma nouvelle identité, ma seule identité.
Quand j’ai commencé mes stages, les choses ont empiré. Mon identité antérieure était encore plus affaiblie. En tant qu’étudiants de troisième année de médecine, nous réalisons rapidement que nous sommes au plus bas de la hiérarchie médicale. Tu n’es pas John, Sylvie ou Katherine. Nous sommes des étudiants de médecine de troisième année. Si nous sommes chanceux, les choses changeront peut-être un jour, après que nous aurons terminé nos études de médecine et notre résidence, publié des articles, que travaillé sur appel ou enseigné. Mais à ce stade-là, la politesse ne semble pas exister. La seule chose qui compte, c’est à quel point nous arrivons à extraire, gérer et appliquer nos connaissances médicales. Aujourd’hui, je sais que cette mentalité mène à l’épuisement professionnel, à de mauvais résultats pour les patients et que ce n’est pas une pratique durable6. Dans ces situations, la personnalisation des soins en souffre6. Il est impossible de réellement se connecter avec les patients à un niveau personnel. Et dans ce contexte, c’est facile d’ignorer un petit grain de beauté qui semble insignifiant au point de vue clinique.
Ce n’est pas facile d’être médecin. Être responsable de la santé des gens comprend la prise de décisions ayant des conséquences sur la vie et la mort, et interagir avec les membres de la famille. Les soins aux patients nécessitent l’utilisation d’interventions et de technologies complexes et toujours plus perfectionnées, ainsi que la prise en charge d’une population vieillissante souffrant de multiples comorbidités. De plus, l’utilisation de dossiers médicaux électroniques entraîne plus de travail, et non moins, quand les horaires sont chargés et que le temps est limité. Dans de telles circonstances, il est difficile d’éviter l’épuisement professionnel. La vie d’un médecin est peut-être bien loin de la vie qu’il croyait avoir ! Où est la gratification qui vient avec le fait d’aider les gens ?
Il y a plusieurs facteurs qui influencent le bien-être des médecins, dont certains sont hors de leur contrôle comme la réglementation, les questions économiques ou administratives, et les limites liées à l’infrastructure, pour n’en nommer que quelques-uns. Cependant, il est important de rappeler aux gouvernements, aux bureaucraties et aux facultés de médecine que la santé et le bien-être des médecins sont importants, étant donné qu’ils peuvent avoir des répercussions directes sur la qualité des soins que reçoivent les patients5,7,8. De plus, le coût économique de l’épuisement professionnel chez les médecins est mesurable et doit être aussi pris en compte4. Il a été démontré que des interventions individuelles et organisationnelles sont efficaces pour réduire l’épuisement professionnel1–3. Bien que les changements au niveau organisationnel, des autorités sanitaires ou du système sont essentiels, ils ne sont pas suffisants. Bien que la compétence médicale et l’excellence sont bien entendu importantes, les facultés de médecine devraient mettre un plus grand accent sur l’enseignement de la courtoisie, de la collaboration et du leadership7,8. La croissance et le développement individuels en matière de résilience, de bien-être personnel, de courtoisie et de pleine conscience sont essentiels. Ces sujets clés doivent être intégrés dans le cursus des facultés de médecine partout au pays. La culture dans nos salles d’hôpitaux, nos unités chirurgicales et nos cliniques de soins primaires devraient être, et pourraient être, plus collaborative, plus coopérative et plus civilisée. Quand on veut, on peut !
La personne d’abord, le médecin ensuite
Comme je l’ai déjà mentionné, je suis dans ma troisième année de pratique. J’ai bravé les tempêtes de la faculté de médecine, de la résidence et de la mise sur pied de ma pratique. J’ai la chance incroyable de travailler dans un milieu convivial et où j’ai beaucoup de soutien. J’ai reconstruit mon réseau social. Je joue dans deux ligues de hockey, une avec des amis et l’autre avec des collègues. J’ai beaucoup de chance et ma vie professionnelle et personnelle me rend très heureux. Je continue de travailler sur moi-même et j’ai suivi des cours de civilité et de leadership, y compris le cours de haute performance pour les médecins offert par l’Université du Manitoba. Je suis avant tout une personne, et un médecin ensuite. Je ne peux pas être l’un sans l’autre. J’ai l’impression de faire une différence dans la vie de mes patients et je suis vraiment chanceux d’aider les gens et d’avoir un effet positif sur leur vie au quotidien. Quand j’interagis avec des étudiants de médecine ou des résidents, je les traite comme des personnes, de façon conviviale et leur offre le soutien dont ils ont besoin.
Comme le stipule la Déclaration de Genève révisée, adoptée par l’Association médicale mondiale :
Je témoignerai à mes professeurs, à mes collègues et à mes étudiants le respect et la reconnaissance qui leur sont dus ... Je veillerai à ma propre santé, à mon bien-être et au maintien de ma formation afin de prodiguer des soins irréprochables9.
Il est temps de reprendre cette version du serment d’Hippocrate, de ne pas causer de tort à nos patients, à nous-mêmes ou à nos collègues. Bien qu’un changement au système soit essentiel, faisons notre part dans nos milieux de travail, nos communautés, nos salles d’hôpitaux et nos unités chirurgicales, ainsi que dans nos cliniques de soins primaires. En tant que médecins, nous sommes des leaders. Nous sommes résilients. Nous pouvons initier et promouvoir le changement.
Notes
Les Cinq premières années est une série trimestrielle publiée dans Le Médecin de famille canadien, sous la coordination du Comité sur les cinq premières années de pratique de la médecine familiale du Collège des médecins de famille du Canada (CMFC). Le but de cette série est d’explorer des sujets susceptibles d’intéresser les médecins en début de pratique ainsi que tous les lecteurs de la revue. Nous invitons tous ceux et celles dans leurs cinq premières années de pratique de soumettre un article au Dr Stephen Hawrylyshyn, coordonnateur, Cinq premières années de pratique, à l’adresse steve.hawrylyshyn{at}medportal.ca.
Footnotes
Conflits d’intérêts
Aucun déclaré
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the February 2019 issue on page 147.
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