La médecine familiale fait face à des défis fondamentaux en tant que spécialité. Ces défis comportent des forces extérieures, comme les autorités de réglementation qui remettent en question notre compétence à exercer dans les services d’urgence en milieu rural1, des forces internes comme la spécialisation accrue (et les voies pour y arriver) au sein du Collège des médecins de famille du Canada (CMFC), de même que des pressions de la part d’autres organisations médicales, comme la Société de la médecine rurale du Canada2,3 pour qu’on réponde au dilemme grandissant que présentent les problèmes de ressources humaines en milieu rural et éloigné, qui demandent qu’on porte attention au besoin de généralisme dans le système de santé canadien. La médecine familiale a évolué en tant que spécialité, mais en cours de route, nous pourrions avoir négligé les racines de notre discipline : le généralisme et l’adaptabilité.
Le généralisme : au cœur de la médecine familiale
Le généralisme est au cœur de l’identité du médecin de famille. Ian McWhinney a dit ce qui suit : « Si nous [médecins de famille] devons occuper notre place, il est essentiel que notre engagement soit inconditionnel; les patients doivent être persuadés que nous ne leur dirons jamais “Ce n’est pas mon domaine” »4. Il poursuit ainsi :
Les médecins de famille s’engagent à travailler avec n’importe quel patient, peu importe son problème, dans les limites de leurs compétences, non seulement toute la durée d’une maladie en particulier, mais aussi dans l’intervalle, entre les épisodes de maladie. Une relation thérapeutique continue de cette nature est unique à la médecine familiale4.
Ces citations traduisent l’essence de notre argumentation. Nous croyons qu’un intérêt renouvelé envers les habiletés dans les actes techniques des médecins de famille catalysera et revitalisera le généralisme au sein de notre discipline. L’attention accordée à cette capacité professionnelle dans nos programmes de formation confirmera à la population et aux autres intervenants que les médecins de famille sont les médecins les plus aptes et adaptatifs des médecins dans le système de santé canadien5.
Le déclin du généralisme et de l’expertise en adaptation
Depuis les 30 dernières années, notre discipline s’est concentrée sur les aspects uniques de la médecine de famille qui mettent l’accent sur nos relations avec les patients. Notre discipline a évolué considérablement en formulant, en valorisant, en enseignant et en évaluant la méthode clinique centrée sur le patient à titre de caractéristique distinctive de la médecine familiale6. Le cursus Triple C du CMFC a instauré une orientation claire, axée sur la continuité, l’intégralité et la centralité du patient7. Les objectifs d’évaluation indiquent 6 dimensions de la compétence, dont l’une concerne les habiletés techniques. Cette liste comporte 65 actes techniques de base et 15 avancés8. D’autres groupes de membres avec intérêts particuliers au sein du CMFC (p. ex. soins de maternité, soins ruraux et éloignés) ont recommandé des ajouts aux habiletés techniques de base dans ces domaines de la médecine de famille. Il n’est vraiment pas possible d’évaluer la compétence d’un apprenant dans chacun de ces actes techniques8,9. Pour guider l’enseignement, l’apprentissage et l’évaluation des habiletés techniques en milieu de travail, le CMFC a publié les principales caractéristiques des actes techniques8,9. Le Centre de médecine de famille fait écho au mantra disant que les citoyens nécessitent, veulent et méritent un centre où la plupart de leurs besoins en soins de santé sont pris en charge10. Marie-Dominique Beaulieu a décrit la médecine familiale comme étant axée sur les relations, et elle complète en disant que la portée de la pratique édifie cette relation, un aspect profondément ancré dans notre identité11.
À mesure qu’on mettait l’accent, dans notre discipline, sur la création, l’édification et l’enrichissement de nos relations avec nos patients, leur famille et leur communauté, les feux de la rampe se sont détournés des racines historiques du généralisme et des habiletés techniques qui aident à définir les vastes compétences des vrais généralistes12,13. Simultanément, des forces sociétales et des changements dans les soins de santé ont sorti les médecins de famille des hôpitaux ou les ont incités à en sortir, en particulier dans les régions urbaines où les spécialistes et les surspécialistes dominent la scène. Dans les milieux ruraux, le défi est encore plus évident, là où les hôpitaux doivent composer avec des silos de médecins de famille qui travaillent exclusivement dans des cliniques communautaires ou des services d’urgence, ou comme hospitaliers. Cette compartimentation, ou division des pratiques a entraîné des risques de déclin de nos capacités techniques, puisque nous avons moins de possibilités de maintenir ces compétences diversifiées14. Pour compliquer encore plus la situation, les programmes de formation centralisés surtout en médecine de famille (et, par conséquent, situés en dehors des hôpitaux traditionnels) ont perdu certains de leurs terrains de formation établis pour acquérir des compétences techniques. Les conséquences sont ressenties dans notre discipline, pendant que nous nous efforçons d’assurer des possibilités d’apprentissage des actes techniques pour nos stagiaires, et ce, dans nos très courts programmes de formation de 2 ans. Pouvons-nous affirmer avec confiance que les diplômés de nos programmes de formation en médecine de famille ont les compétences techniques nécessaires pour pouvoir commencer à exercer n’importe où au Canada?
Ce problème n’est pas unique à l’éducation médicale canadienne ni à la médecine familiale15. De récentes conversations avec des directeurs de programme et d’évaluation de toutes les régions du Canada ont suscité la tenue d’une séance de réflexion sur les compétences techniques, parrainée par le CMFC. Les discussions ont révélé un manque de confiance dans le fait que tous les stagiaires puissent obtenir assez d’occasions d’exercer leurs compétences techniques, et d’être observés et évalués (communication personnelle avec le Dr Eric Wong, directeur de l’évaluation au CMFC, juin 2018). Nous n’avons pas assez de données probantes concernant les compétences techniques de nos diplômés. Maintenant, étant donné le virage vers l’éducation médicale fondée sur les compétences, nous avons la possibilité de recueillir des données probantes fiables et suffisantes sur les compétences des apprenants. Nous pouvons utiliser ces données pour éclairer et améliorer nos programmes de formation postdoctorale pour l’entrée en pratique, et élaborer des approches fondamentales pour la pratique adaptative permanente.
Quels sont les avantages de l’apprentissage des actes techniques?
Plutôt que revenir à l’adage « en voir un, en faire un, en enseigner un », l’apprentissage des habiletés techniques nous met au défi de modifier notre façon d’aborder la formation afin d’explorer les façons dont nous pouvons incorporer certaines théories et certains principes pédagogiques pour éclairer notre approche de l’apprentissage des actes techniques16. Cela signifie que notre façon d’aborder les actes techniques est plus structurée et délibérée, et qu’elle comporte les concepts pédagogiques de conceptualisation, de visualisation, de déconstruction, de verbalisation et de pratique guidée. Ces principes fondamentaux peuvent être appliqués in vivo lorsque les stagiaires sont invités d’abord à regarder l’exécution d’un acte technique, puis à y participer, et ensuite à en faire la démonstration par eux-mêmes. Les occasions de rétroaction sont inhérentes durant ces étapes, au fur et à mesure que les stagiaires deviennent plus compétents, et capables d’effectuer les actes techniques et de les mettre en pratique dans différentes situations, d’abord sous une surveillance attentive, puis avec un retrait graduel de la supervision. Les apprenants sont surveillés, encadrés, puis ils assument plus d’autonomie et sont réputés aptes à faire cet acte technique, lorsqu’ils ont acquis cette compétence. Ce processus exige un apprentissage en milieu de travail et une évaluation par des enseignants qualifiés qui disposent de suffisamment de temps. Il faut aussi que chaque apprenant ait acquis une exposition et une expérience suffisantes dans un programme très court de 2 ans. On pourrait soutenir que l’attention accordée aux habiletés techniques sera en concurrence avec d’autres besoins impérieux du cursus. L’idée ici est plutôt de mettre un accent renouvelé sur le potentiel qu’ont les habiletés techniques en tant que stratégie d’apprentissage qui aidera les stagiaires à mieux atteindre les objectifs de l’expertise adaptative17.
Comment l’attention accordée aux compétences techniques ravivera-t-elle le généralisme?
Les compétences techniques sont un élément de base de l’expertise adaptative17, et il a été démontré qu’elles favorisent la découverte et les nouvelles connaissances17-21. Il y a aussi de plus en plus de données probantes étayant que les habiletés techniques améliorent l’autoefficacité du médecin, son adaptativité (nouvelles solutions à de nouveaux problèmes), sa capacité d’apprendre et son courage clinique face à l’incertitude ou aux ressources limitées22,23. Avec ces habiletés acquises, les médecins de famille peuvent atteindre et maintenir une vaste portée de pratique. Le CMFC a toujours affirmé que les médecins de famille canadiens qui obtiennent leur diplôme sont équipés pour commencer à exercer n’importe où au Canada, et que le vaste profil d’habiletés que procurent les compétences techniques est un moyen d’arriver à cette fin24.
La capacité des médecins de transférer des compétences dans des situations imprévisibles ou nouvelles peut être perfectionnée au moyen d’une attention accordée à une conception pédagogique judicieuse qui fait fond sur les connaissances antérieures, et qui alimente l’apprentissage en profondeur, le débat, la découverte encadrée, et une diversité maximale des contextes ou des présentations22. Ces composantes de l’apprentissage des habiletés techniques permettent une préparation à des apprentissages futurs, et procurent aux stagiaires des stratégies pour un apprentissage plus efficace (autoréglementation), un meilleur transfert des habiletés dans des situations nouvelles, et une capacité d’innover et de s’adapter18,22,23. Un apprentissage des actes techniques pourrait ainsi accroître l’attention à l’endroit des pratiques et des communautés difficiles à servir, augmenter la capacité de la médecine familiale à répondre aux problèmes d’équité et de justice sociale dans les soins de santé (surtout dans les populations marginalisées), tout en cultivant un profil de compétences adaptatives et novatrices chez les médecins de famille pour qu’ils répondent aux besoins de leurs patients plus près de chez eux (p. ex. aide médicale à mourir, échographie au point de service, prévention et soins des plaies). Voilà, essentiellement, ce qu’est le généralisme.
Conclusion
Le moment n’a jamais été aussi propice, grâce au virage vers l’éducation fondée sur les compétences, pour que le CMFC réinvestisse dans les médecins de famille généralistes qui s’adaptent à la communauté et ont une capacité unique de travailler efficacement dans de nombreux milieux de soins de santé. Le Profil professionnel en médecine familiale, publié par le CMFC, définit les résultats éducatifs de nos programmes de formation pour améliorer les soins de première ligne canadiens25. Si nous ne pouvons pas le faire, ou à défaut de le faire, d’autres sont prêts et attendent en coulisse2. Un accent mis sur les compétences techniques offre la promesse de médecins de famille plus complets, des médecins de famille adaptatifs qui répondent avec compétence, confiance et courage clinique aux besoins de leurs communautés. Si nous échouons à relever ce défi, que deviendront les médecins de famille qui sont la pierre angulaire du système de santé canadien?
Footnotes
Intérêts concurrents
La Dre Bethune est clinicienne enseignante auprès du Collège des médecins de famille du Canada.
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the April 2021 issue on page 239.
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