Une des plus importantes découvertes au cours des dernières années dans le domaine de la santé publique concerne une vitamine du groupe B appelée acide folique. Il a été démontré que l’acide folique, prise à raison de 400 fig die durant la périconception, réduirait jusqu’à 70% le risque de donner naissance à un enfant atteint d’anomalies congénitales impliquant le tube neural1, 2. Bien que les produits céréaliers canadiens soient actuellement enrichis en acide folique, il est recommandé aux femmes de prendre un supplément vitaminique puisque le régime alimentaire n’en contient pas toujours suffisamment pour prévenir les risques3.
Le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec et Santé Canada s’intéressent à l’acide folique dans la prévention primaire des anomalies de fermeture du tube neural depuis 1992. Deux documents s’adressant à la population en général et aux professionnels de la santé ont été publiés respectivement en 1999 et 20024, 5. À l’instar de nombreux comités d’experts à tra-vers le monde, le Comité exécutif et le Conseil de la Société des obstétriciens et gynécologues du Canada ont recommandé «d’informer les femmes en âge de procréer des avantages de la supplémentation en acide folique au moment des consultations habituelles6–8.» Au Canada, cette recommandation a été spécifiée de type A puisque l’on «dispose de données suffisantes pour appuyer la recommandation selon laquelle il faudrait s’intéresser expressément à cette affection dans la cadre d’un examen médical périodique9.»
Les campagnes de sensibilisation reposant sur la recommandation de consommer un supplément d’acide folique durant la période périconceptionnelle ont eu un effet rapide et un impact remarquable sur le degré de connaissances des femmes10–13. Cependant, le comportement résultant de ces nouvelles connaissances, soit la prise quotidienne de suppléments d’acide folique, n’a pas été adoptée par la majorité des femmes, même chez celles qui entrevoyaient une grossesse13–16. À ce titre, une enquête menée auprès de 1240 Québécoises enceintes a démontré que 64% d’entre elles avaient lu ou entendu parler de l’acide folique. Cependant, moins de la moitié de ces femmes avait consommé des suppléments d’acide folique durant la période entourant la conception. Ces résultats ont mis en évidence que seulement 24,8% (± 2,4%) des embryons avaient été exposés à des doses optimales d’acide folique avant la fermeture du tube neural 17, 18.
Afin d’augmenter la proportion de femmes qui prennent un supplément lorsqu’elles sont susceptibles de devenir enceintes, il apparaît de plus en plus important d’intensifier le rôle des intervenants en santé dans la promotion de l’acide folique19–21. D’ailleurs, les écrits démontrent que les professionnels de la santé font preuve d’une grande crédibilité auprès de leurs clients22, 23.
L’étude présentée dans cet article a constitué la première étape d’une recherche (Instituts de recherche en santé du Canada 2003–2006) qui visait à élaborer, à mettre en œuvre et à évaluer un programme éducatif destiné aux professionnels de la santé afin de favoriser le transfert des connaissances reliées à la prise d’acide folique. L’objectif de cette première étape était d’étudier l’association entre la recommandation du professionnel de la santé de prendre un supplément de vitamines et de minéraux et l’adoption de ce comportement chez les femmes en âge de devenir enceintes. L’article présenté permet de contextualiser l’application des connaissances scientifiques dans la pratique clinique afin de mieux outiller les professionnels de la santé dans le cadre de leurs consultations. Tirer le portrait d’une réalité est une tâche fondamentale selon Cockburn24 car elle permet de bien ajuster le programme éducatif.
MÉTHODOLOGIE
Une enquête a été menée dans 4 points de service du Centre de santé et de services sociaux, Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke (CSSS-IUGS), dans 3 cliniques médicales et dans 3 pharmacies situées sur le territoire de Sherbrooke (Qué). Le territoire de Sherbrooke dénombre environ 142 000 personnes. Le CSSS-IUGS compte 2300 employés, dont 400 ont comme mission spécifique d’offrir des soins et des services de première ligne en prévention et en promotion de la santé.
Participants
Les données ont été recueillies à l’aide d’un questionnaire auto-administré distribué du 21juillet 2004 au 3 décembre 2004 auprès de femmes francophones âgées entre 18 et 45ans. Des 500 questionnaires distribués dans les différents sites, 333 ont été complétés (ce qui représente un taux de participation de 67%). Les femmes répondaient au questionnaire dans la salle d’attente avant de rencontrer leur professionnel de la santé ou, dans les pharmacies, pendant que leur prescription était complétée. En excluant les femmes ne répondant pas au critère d’âge et les questionnaires incomplets (n = 10), l’échantillon utilisé pour les analyses comporte 323 questionnaires.
Questionnaire
Le questionnaire utilisé dans le cadre de cette enquête comprenait 35 questions dont la majorité étaient à choix multiples. Le contenu des énoncés était inspiré des travaux précédents17, 18, 25 ainsi que des plus récentes études sur la consommation d’acide folique19, 26, 27. Le questionnaire a été validé par des experts de contenu puis pré-testé pour la compréhension par des femmes ayant un faible niveau de scolarité. Le temps requis pour répondre au questionnaire était approximativement de 10 minutes. Les questionnaires étaient complétés de façon anonyme.
Mesures
La variable dépendante étudiée dans le cadre de cette étude était la consommation rapportée de suppléments de vitamines et de minéraux au cours de la dernière année. La variable indépendante, dite d’intérêt, était la recommandation, par le professionnel, de prendre des suppléments de vitamines et de minéraux. Les variables de contrôle qui ont été examinées sont la recommandation par un professionnel de la santé de consulter de la documentation sur la santé et sur l’alimentation, la connaissance de l’acide folique, la reconnaissance de différentes sources d’information sur la santé et l’alimentation (infirmière du CLSC, ligne Info-santé, médecin, nutritionniste, pharmacien, télévision ou radio, livres ou journaux ou revues, amis ou parents) et la perception de l’influence des intervenants de la santé par rapport à la santé (tableau 1). Les caractéristiques sociodémographiques que sont l’âge, le niveau de scolarité, le niveau de revenu, l’état matrimonial, le fait d’être enceinte ou non et l’intention de devenir enceinte ont également été investiguées dans le cadre de cette étude à titre de variables de contrôle (tableau 2).
Analyses
Des analyses bivariées, utilisant le test du χ2, ont été effectuées pour identifier les variables associées à la consommation de suppléments de vitamines et de minéraux au cours de la dernière année. Les résultats présentant un P >,25 ont été intégrés au modèle de régression logistique28, 29.
La modélisation par régression logistique multiple a été employée pour déterminer si l’association observée entre la recommandation d’un professionnel de la santé et la consommation de vitamines et de minéraux par les femmes en âge de procréer persistait après avoir tenu compte de l’effet des variables de contrôle. Toutes les analyses ont été réalisées à l’aide du logiciel Statistix version 830. Un seuil de 95% a été employé pour tester la signification des résultats.
RÉSULTATS
Les femmes ayant répondu au questionnaire étaient âgées entre 18 et 45 ans et avaient une moyenne d’âge de 27 ans (ET 6,2). Les caractéristiques sociodémographiques des participantes sont décrites dans le tableau 2.
Analyses descriptives
Les analyses descriptives ont permis de constater que 41% des femmes rapportaient que leur médecin leur avait recommandé de consommer un supplément de vitamines et de minéraux lors de la dernière année.
Analyses bivariées
Les résultats ont mis en évidence que la recommandation de consommer un supplément par un professionnel et la connaissance de l’acide folique étaient des variables significativement associées à la consommation de suppléments (tableau 3). La télévision et la radio n’étaient pas reconnues comme des sources d’information ayant une influence sur la consommation de suppléments.
Parmi les caractéristiques sociodémographiques, seuls le niveau de revenu, l’état matrimonial et le fait d’être enceinte ou non étaient significativement associés à la consommation de suppléments de vitamines et de minéraux. L’âge, le niveau de scolarité et l’intention ou non de devenir enceinte n’étaient pas des variables explicatives de la consommation de suppléments de vitamines et de minéraux.
Analyses multivariées
Les variables de contrôle que sont la connaissance de l’acide folique, la reconnaissance de la télévision, de la radio, d’une nutritionniste et des amis et des parents comme source d’information sur la santé et l’alimentation, la perception de l’influence des intervenants par rapport à la santé, le niveau de revenu, l’état matrimonial et le fait d’être enceinte ou non ont été retenus selon le critère P < ,25 pour être testées dans un modèle de régression logistique28–29.
Après avoir contrôlé toutes ces variables, il est apparu que le fait de se faire recommander par un professionnel de prendre un supplément de vitamines et de minéraux était significativement associé à la consommation de tels suppléments par les femmes susceptibles de devenir enceintes.
Comme l’indique le tableau 4, les femmes ayant entendu parler de l’acide folique ou qui ont lu sur le sujet étaient plus susceptibles de consommer des suppléments que les femmes n’étant pas informées sur l’acide folique. Par ailleurs, les femmes affirmant que leur principale source d’information sur la santé et l’alimentation était la télévision et la radio avaient moins de chance de consommer des suppléments de vitamines et de minéraux que les femmes qui n’employaient pas cette source d’information. La reconnaissance d’une nutritionniste et des amis et des parents comme source d’information sur la santé et l’alimentation, la perception de l’influence des intervenants de la santé par rapport à la santé, le niveau de revenu, l’état matrimonial et le fait d’être enceinte ou non ne sont pas apparus des facteurs associés à la consommation de suppléments de vitamines et de minéraux puisque la valeur de 1 est comprise à l’intérieur de l’intervalle de confiance.
DISCUSSION
Cette étude visait à évaluer l’association entre la recommandation du professionnel de la santé de prendre un supplément de vitamines et de minéraux et l’adoption de ce comportement chez les femmes en âge de devenir enceintes. Les analyses multivariées indiquent que les femmes qui s’étaient fait recommander de consommer un supplément par un professionnel avaient plus de chances d’identifier l’acide folique comme un supplément important. De plus, elles avaient plus de chances d’avoir pris des vitamines ou des minéraux au cours de la dernière année. Ces résultats renforcent ainsi la pertinence du rôle primordial que les professionnels de la santé peuvent jouer dans la prévention des anomalies congénitales. Selon Grimshaw et al.31, «passive dissemination (eg, mailing educational materials to targeted clinicians) is generally ineffective and is unlikely to result in behavioural change when used alone; however, this approach may be useful for raising awareness of the desired behaviour change».
Les analyses descriptives ont permis de constater que 41% des femmes soulignaient que leur médecin leur avait recommandé de consommer un supplément de vitamines et des minéraux. Que penser de ce taux? On ne peut viser le 100% puisque plusieurs femmes consultent pour adopter ou poursuivre une méthode contraceptive. Cependant, il serait souhaitable de viser un taux sensiblement supérieur à 41% étant donné que les deux tiers des participantes avaient l’intention de devenir enceintes et que le nombre de grossesses non planifiées demeure élevé17, 18. À cet égard, plusieurs études démontrent que la source d’information la plus citée concernant la nutrition est le médecin de famille32, 33.. L’examen annuel semble le meilleur moment pour discuter de la prise de suppléments d’acide folique mais une consultation d’un tout autre ordre peut également inviter le professionnel à recommander cette pratique clinique préventive.
Dans le même ordre d’idées, 70% des femmes qui avaient l’intention de devenir enceintes indiquaient qu’elles ne prenaient pas de suppléments d’acide folique (tableau 5). Par conséquent, les stratégies pour soutenir les professionnels dans leurs efforts d’éducation et de promotion doivent donc continuer à être implantées afin de favoriser le recours à ces pratiques préventives. À cet égard, McDonald et al23 ajoutent qu’il faut chercher à mettre au point des stratégies novatrices pour informer les femmes, les professionnels de la santé et les pharmaciens des avantages de l’apport complémentaire de l’acide folique. D’ailleurs, des chercheurs australiens révèlent que suite à une campagne de promotion, les professionnels de la santé ont augmenté la fréquence de la recommandation concernant la prise de suppléments d’acide folique, ce qui a doublé les ventes de suppléments contenant de l’acide folique et diminué la prévalence des anomalies de fermeture du tube neural de 2 à 1,1 pour 1000 naissances32.
Limitation
Une des limites de l’étude réside dans le fait que les femmes qui ont répondu au questionnaire pourraient porter un intérêt manifeste pour la santé et posséder des habiletés de lecture plus grandes que l’ensemble de la population. Ce fait pourrait exercer une influence sur la représentativité de l’échantillon et la validité externe de l’étude.
Conclusion
Plus de 10 ans après l’émission de recommandations de type A concernant la prise d’acide folique dans la prévention primaire des anomalies congénitales, la pratique clinique demeure modeste. Les programmes éducatifs multistratégiques destinés aux professionnels de la santé devraient être mis en œuvre afin de favoriser le transfert des connaissances et les soutenir dans leur pratique préventive34.
Notes
EDITOR’S KEY POINTS
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Even though 64% of Quebec women have read or heard about folic acid, only 25% of embryos are exposed to optimal doses before their neural tubes close.
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In this survey, 41% of women reported that their physicians had recommended taking vitamin and mineral supplements in the past year.
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There is a significant association between health professionals’ recommendations to take vitamin and mineral supplements and the consumption of such supplements by women of childbearing age.
POINTS DE REPÈRE DU RÉDACTEUR
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Même si 64% des Québécoises ont lu ou entendu parler de l’acide folique, seulement 25% des embryons sont exposés à des doses optimales avant la fermeture du tube neural.
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Dans cette étude, 41% des femmes ont rapporté que leur médecin leur avait recommandé de consommer un supplément de vitamines et de minéraux lors de la dernière année.
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Le fait de se faire recommander par un professionnel de prendre un supplément de vitamines et de minéraux a été significativement associé à la consommation de tels suppléments par les femmes susceptibles de devenir enceintes.
Footnotes
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Contributions des auteures
Les auteures certifient qu’elles ont participé à la conception et à l’élaboration du devis de recherche de même qu’à l’analyse et l’interprétation des données. Elles ont également pris une part active dans la rédaction et la révision du texte présenté. Dre Morin a contribué à la co-rédaction de l’article et la coordination de la recherche. Mme Demers a contribué à la co-rédaction de l’article, l’analyse statistique et l’interprétation des résultats. Mme Giguère a contribué à la conception des instruments de collecte de données et l’interprétation des résultats. Dre St-Cyr Tribble a contribué à la révision générale des documents élaborés, au soutien théorique, et à l’interprétation des résultats. Mme Lane a contribué à la conception des instruments de collecte des données et l’interprétation des résultats.
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Intérêts concurrents
Rien déclaré
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