Deux récents articles1,2 attirent l’attention sur la désaffection croissante frappant la médecine générale au terme des études de médecine. Ce constat amer n’est guère isolé et une série de publications récentes soulignent la même tendance au Canada, dans le monde anglo-saxon ou dans divers pays de la communauté européenne. Les causes de cet abandon progressif et les incitants mis en place avec des succès divers ont été suffisamment évoqués pour que nous n’y revenions pas. Cette lente érosion est-elle inéluctable? Nous ne le pensons pas, ayant partagé longuement les craintes, espoirs et enthousiasmes de bon nombre d’étudiants en médecine et ébauché avec eux une pédagogie innovante d’enseignement de la médecine de première ligne. Puisse notre modeste contribution apporter une touche de sérénité à un débat qui en a bien besoin.
Une méconnaissance historique
On ne récolte que ce qu’on a semé. La médecine générale a été la grande muette des études médicales depuis belle lurette, au bénéfice d’un enseignement spécialisé, sectorisé par systèmes et faisant appel à une technologie médicale triomphante. Les commentaires et appréciations des enseignants spécialistes, parfois ironiques, souvent condescendants, ont amené des auditoires entiers à une ignorance totale de l’existence, du contenu et de la spécificité de la médecine générale, devenue un choix en négatif, sans contenu propre ni utilité particulière. La sémantique qui associe le terme de spécialiste à une notion de compétence, d’efficacité et de performances n’a guère amélioré l’image de l’omnipraticien qui s’est trouvé acculé, paradoxe non dénué d’ironie, à se voir reconnaître une reconnaissance comme spécialiste en médecine générale. Carpe je te baptise lapin: s’il est aisé de manipuler les mots et les titres, la mise en valeur d’une fonction nécessite des mesures autrement plus énergiques qu’un simple toilettage linguistique.
Un étudiant ne peut choisir raisonnablement une voie qu’il ne connaît pas. Les quelques facultés qui, comme la nôtre, ont fait le choix délibéré d’introduire largement l’enseignement de la médecine générale dans le cursus universitaire médical dès les premières années s’en félicitent actuellement, même si les difficultés d’orientation vers la médecine de première ligne ne se voient pas pour autant résolues de manière définitive. Mis en concurrence avec un enseignement spécialisé, systémique, les cours théoriques et cliniques de médecine générale demeurent un pari pédagogique permanent. Les notions de plaintes indifférenciées, de doute diagnostique, de complexité et d’accompagnement au long cours de maladies chroniques non susceptibles de guérison sont des concepts bien rébarbatifs pour un jeune étudiant dont l’idéal demeure la guérison et la reconstruction d’organismes malades, voie royale que lui propose la médecine technologique et reconstructrice. Une présentation rigoureuse de la vie quotidienne d’un médecin généraliste débouche au contraire fréquemment sur une absence de diagnostic certain ou sur une série de diagnostics intriqués difficilement hiérarchisables, perspective peu enthousiasmante pour un jeune esprit féru de science exacte et d’efficacité.
Finalement, mais non accessoirement, la vision qu’ont les jeunes médecins en formation de leur épanouissement professionnel privilégie l’équilibre personnel, associé à une vie familiale valorisante, ainsi que la possibilité de jouir de loisirs en suffisance tout en modifiant son parcours professionnel au gré de ses souhaits. Vaste programme dont la faisabilité demeure hypothétique, mais largement revendiqué sur les bancs des auditoires. La carrière plane du médecin surchargé, au four et au moulin, sacrifiant sa vie personnelle autant que familiale par apostolat ne constitue guère une voie d’avenir attrayante pour nombre d’étudiants. Pour être bon médecin, il faut d’abord être bien dans sa tête et bien dans sa vie, notait judicieusement une candidate en conclusion d’une évaluation des connaissances, et son opinion paraissait partagée par le plus grand nombre. Michel Serres ne dit rien d’autre lorsqu’il rappelle que «vos deux têtes dont vous veillez tous les jours à la croissance parallèle, résument, à mon sens, les conduites humaines, lorsqu’elles excellent dans l’intelligence; l’une reste dans la science, l’autre plonge dans le paysage. Une bouche dit diabète, l’autre cite le prénom de celle qui en souffre. En ce tête-à-tête permanent gît le secret transhistorique de la médecine…»3. Et c’est bien à cela que tout médecin devrait être instruit
Une pédagogie quittant les sentiers battus
Encouragés par les autorités de tutelle, notre équipe d’enseignants en médecine générale a entamé depuis 5 ans une réforme profonde de son programme, caractérisé par une immersion large dans les cours généraux dès les premières années, mais aussi par une approche fondamentalement différente de l’apprentissage de la médecine de première ligne. L’abandon progressif de cours magistraux en grand auditoire au bénéfice d’un enseignement interactif en petits groupes, l’implication large des étudiants dans l’élaboration du contenu des cours, la découverte systématique sur le terrain des réalités quotidiennes de la médecine générale ainsi que la rencontre personnalisée avec des patients répartis dans les diverses régions du pays, utilisant généreusement l’enregistrement audio et vidéo afin d’objectiver et de systématiser les expériences vécues extramuros, ont dynamisé progressivement les cours de médecine générale et son image. Les fonctions du médecin généraliste ne sont plus enseignées mais découvertes au fil des rencontres avec des acteurs de la profession dans leur pratique, et rediscutées lors de séminaires de synthèse animés par les étudiants. La confrontation en petites équipes des possibilités diagnostiques et thérapeutiques issues des rencontres avec les patients à domicile a affiné considérablement la démarche clinique d’étudiants jusqu’ici limités à une vision théorique organiciste du corps malade. Les débats en auditoire initiés par les extraits vidéos glanés à l’extérieur permettent une réflexion en profondeur sur la complexité et le doute diagnostique.
Et le bonheur, dans tout cela? Le choix des médecins—hommes et femmes—que les équipes d’étudiants rencontreront dans leur pratique prend autant en compte la compétence professionnelle que le bonheur d’existence ou la capacité d’identification qu’ils permettent. En permettant aux futurs médecins de se projeter dans le quotidien d’un aîné, ayant comme eux ses exigences professionnelles, personnelles et familiales, travaillant au sein d’une équipe en horaire partagé, on leur offre un modèle de rôle enthousiasmant auquel l’adhésion est possible. L’approche personnalisée des patients à leur domicile leur permet en outre de découvrir toute la valeur d’une pratique de première ligne, dans la vraie vie et dans leur propre terroir géographique, notions auxquelles bon nombre d’entre eux demeurent fort sensibles.
Sans pouvoir préjuger de l’évolution future, cette politique volontariste associée à une série d’incitants matériels (aide à l’installation, amélioration du statut social, adaptation de la notion déontologique de continuité des soins) et barémiques (revalorisation substantielle des honoraires) nous a permis jusqu’ici de juguler l’hémorragie et de dépasser les quotas qui nous sont annuellement alloués, autorisant une sélection des candidats les plus valables. Mieux, le nombre de jeunes médecins en formation optant pour la médecine générale en premier choix n’a cessé de croître depuis 3 ou 4 ans, ainsi que la qualité du curriculum des candidats parmi lesquels se retrouvent des personnalités que nous jalousent nos amis spécialistes. Sans aucun triomphalisme dans un environnement aussi précaire, on ne peut que penser qu’il s’agit là d’une simple et juste rééquilibration des choses.
Footnotes
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Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles sont sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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