On se souvient certes avec reconnaissance de ses excellents maîtres, mais on éprouve de la gratitude pour celui qui sut s’adresser à l’homme en nous. La discipline à étudier est évidemment un matériaux dont on ne peut se passer, mais la chaleur est l’élément vital nécessaire à la plante comme à l’âme de l’enfant.
Carl Jung (traduction libre)
Vous rappelez-vous du sentiment éprouvé quand vous arriviez en classe et que c’était un enseignant remplaçant? Certains étaient tout intéressés, d’autres terrifiés, mais on pourrait le mieux décrire dans l’ensemble cette réaction par une anticipation nerveuse. Après plusieurs mois avec la même enseignante, nous savions à quoi nous attendre durant la journée et, avant tout, elle nous connaissait. Elle savait que j’avais encore de la difficulté à distinguer le b du d; elle connaissait ma tendance à interrompre et à parler quand ce n’était pas mon tour et elle savait que j’essayais très fort de lui plaire. Les remplaçants ne sont pas familiers et provoquent de l’anxiété.
Je me demande si c’est la même chose que ressent un patient qui prend des opioïdes pour soulager des douleurs chroniques quand moi - tout nouveau médecin qui vient de se joindre à la pratique - j’entre dans la pièce. Ce médecin ne me connaît pas; nous n’avons aucune relation. Qu’allons-nous vraiment pouvoir accomplir durant ce rendez-vous? Parfois, la douleur se contrôle facilement. Si le patient réagit bien à de faibles doses d’opioïdes, le médecin remplaçant n’a qu’à regarder le dossier et à renouveler l’ordonnance du mois précédent - pas de changement dans les devoirs et leçons. Mais il est rare que cela se passe si aisément.
Les problèmes chroniques sont rarement statiques et, ce mois-ci, le patient est peut-être venu discuter d’une augmentation de la dose qui pourrait bien excéder les 200 mg/j «à surveiller» de morphine ou d’un équivalent1. Il souffre peut-être d’une douleur sporadique des suites d’une ancienne blessure qui était bien traitée par le passé avec des opioïdes, mais pour laquelle ces opioïdes ont été prescrits il y a bien des années. Il a peut-être aussi passé les 10 dernières années à chercher un médecin de famille confortable avec la prescription d’opioïdes. Et, si ce nouveau médecin de famille ne l’était pas?
Les médecins de première ligne font face à de nombreux obstacles dans le traitement efficace de la douleur chronique au moyen d’opioïdes, dont plusieurs se compliquent encore davantage chez un médecin qui vient d’obtenir son permis à qui on confie la continuation des soins à des patients complexes. Wenghofer et ses collègues2 décrivent les préoccupations de médecins ontariens au sujet de la possibilité que des ordonnances d’opioïdes contribuent à la dépendance et à une surdose chez leurs patients page 324). Mailis-Gagnon et ses collaborateurs3 discutent de la complexité médicale et sociale des patients qui ont besoin d’opioïdes pour des douleurs chroniques d’origine non cancéreuse (page e97). Les médecins de première ligne peuvent souvent se sentir isolés du reste du monde médical quand ils essaient de gérer la complexité de tels patients, et se retrouver aux prises avec les demandes de consultation et les temps d’attente pour un rendez-vous en clinique de contrôle de la douleur (page e106)1. Cette situation peut contraindre n’importe quel médecin à prendre une décision, quant aux opioïdes, qui le rend mal à l’aise.
Un médecin remplaçant fait face à la complication additionnelle d’avoir à concilier 2 questions parfois réciproquement contradictoires: «Que ferait Dr [nom du médecin senior]?» et «Avec quelle décision est-ce que je me sens à l’aise?» Les taux de prescription d’opioïdes selon chaque médecin varient grandement, comme l’ont démontré Dhalla et ses collègues (page e92)4. Dans une étude auprès de médecins de famille en Ontario, on a trouvé que les médecins de sexe masculin, plus âgés et en pratique depuis un certain nombre d’années étaient associés à des nombres plus importants d’ordonnances d’opioïdes. Selon les données divisées en quintiles, ceux qui prescrivaient des opioïdes à la plus forte proportion de patients admissibles le faisaient à raison de 55 fois plus que leurs pairs qui en prescrivaient à la plus faible proportion. Compte tenu de la hausse des décès attribués aux opioïdes en Amérique du Nord5,6, la nécessité de directives plus strictes concernant leur prescription se fait sentir. Jusqu’à ce que des lignes directrices acceptables soient adoptées, une nouvelle jeune médecin pourrait très bien avoir des habitudes de prescription d’opioïdes dramatiquement différentes de celles du médecin à la retraite qu’elle remplace.
Dans toute cette incertitude, j’essaierai de me souvenir de ce sentiment éprouvé le matin, en classe, devant un visage inconnu. Non seulement mes nouveaux patients ont-ils à subir chaque jour la frustration et le fardeau de la douleur chronique, mais ils doivent aussi faire face à l’anxiété d’apprendre à connaître le remplaçant. Même si je trouve encore difficile de naviguer avec la prescription d’opioïdes, j’espère pouvoir être capable de l’empathie voulue envers mes patients pour que nous soyons du même côté quand nous parlons de leurs prescriptions.
Footnotes
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This article is also in English on page 271.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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