Mme P. est une femme de 67 ans qui souffre d’une grave artériopathie périphérique. Parmi ses antécédents médicaux, on peut mentionner le tabagisme à raison de 32 paquets de cigarettes par année, une hypertension contrôlée et un diabète de type 2. Elle a subi un infarctus du myocarde il y a 8 ans et on lui a par la suite posé 2 endoprothèses coronariennes. Elle a eu un épisode en tous points conformes à une attaque ischémique transitoire il y a 3 ans et les résultats d’une tomographie assistée par ordinateur montraient alors un certain nombre d’anciens infarctus lacunaires. Sa médication actuelle se compose de ce qui suit: 25 mg de métoprolol 2 fois par jour, 5 mg de ramipril une fois par jour, 12,5 mg d’hydrochlorothiazide une fois par jour, 20 mg de rosuvastatine une fois par jour, 81 mg d’acide acétylsalicylique une fois par jour, un timbre de 0,2 mg/h de nitroglycérine par jour, 500 mg de metformine 3 fois par jour et 80 mg de gliclazide une fois par jour.
Mme P. se présente à l’hôpital avec une zone profondément érythémateuse et douloureuse couvrant le quatrième orteil et le cinquième de son pied droit. Après quelques jours, la région devient très foncée. Une semaine plus tard, l’extrémité de tous les orteils est noire et l’érythème s’étend presque jusqu’à la cheville. On commence à lui administrer 30 mg de morphine à longue durée d’action aux 12 heures et des antibiotiques. Après une discussion avec sa famille et le chirurgien vasculaire, elle refuse l’amputation. Sa décision est conforme à ce qu’elle a toujours pensé à propos de l’amputation, puisqu’elle a vu son oncle se faire amputer les 2 jambes par le passé.
Maintenant, le moindre mouvement de la jambe provoque de la douleur. Mme P. se fait réveiller par la douleur et trouve difficile de trouver une position confortable. Que la jambe soit élevée ou baissée, l’inconfort semble pire encore. Elle trouve que la morphine intraveineuse l’aide pour les percées de douleur, mais le médicament la rend somnolente et ne semble pas agir assez vite quand elle en a besoin.
L’ischémie critique chronique des membres (ICM) est causée par une mauvaise perfusion chronique d’un membre. On la définit de différentes façons, mais elle comporte habituellement plus de 2 semaines de douleur au repos et des ulcères ou une perte de tissus secondaire à une artériopathie occlusive. Les issus de ce problème varient. Un an après le diagnostic d’ICM, 25 % des patients sont décédés, 30 % vivent avec une amputation, 20 % continuent d’avoir des symptômes et dans 25 % des cas les symptômes ont disparu1.
La prise en charge d’une ICM a pour buts de soulager la douleur et de restaurer l’intégrité de la peau et le fonctionnement. Parmi les principales interventions se trouvent la réduction des facteurs de risque cardiovasculaires et la guérison des ulcères. Pour maintenir le fonctionnement, mieux vaut éviter l’amputation.
La qualité de vie et les risques opératoires sont des facteurs importants lorsqu’il est question de déterminer s’il est possible de préserver le membre, si l’amputation est nécessaire ou si des soins palliatifs représentent la meilleure option2. L’amputation peut être refusée ou être autrement inappropriée. Un certain nombre de synthèses critiques examinent les interventions médicales et chirurgicales recommandées ou possibles pour une ICM1,3–6; par ailleurs, rares sont celles qui proposent des suggestions précises pour le contrôle de la douleur, en particulier en milieu de soins palliatifs.
Améliorer la circulation
Les artériopathies périphériques touchent surtout les membres inférieurs et ont un effet considérable sur la qualité de vie, causant initialement la claudication et progressant ensuite vers l’ICM. La prise en charge d’une claudication intermittente demeure multifactorielle et insiste sur la cessation du tabagisme, suivie par une inhibition des plaquettes, le contrôle de l’hypercholestérolémie, l’activité physique et le contrôle du diabète.
Aucune pharmacothérapie spécifique ne s’est révélée efficace pour renverser les lésions artérielles occlusives ou la perfusion déficiente qui en résulte, observées chez les patients ayant une ICM3. La prise en charge de la douleur est une composante essentielle pour prévenir une plus grande progression de la maladie, en ce sens qu’elle permet de continuer à faire de l’activité physique, ce qui favorise et maintient la circulation.
Questions entourant l’amputation
On estime qu’environ 10 % des patients ayant une claudication intermittente verront leur ICM se détériorer au cours des 5 prochaines années et de 20 % à 30 % des patients atteints d’une ICM doivent subir une amputation majeure1,7,8. On limite généralement l’amputation à ceux qui ne répondent pas au traitement médical et chez qui il n’est pas indiqué de faire une angioplastie ou une reconstruction vasculaire.
Il peut se révéler difficile de décider d’amputer ou non, surtout quand il existe des comorbidités considérables. L’ischémie critique des membres est fortement prévalente en présence de maladies cardiovasculaires concomitantes, ce qui entraîne la morbidité et la mortalité qui leur sont associées. De fait, l’amputation est associée à une mortalité périopératoire de 5 % à 20 % et à une mortalité après 2 et 5 ans de 25 % à 30 % et de 50 % à 75 % respectivement7. L’amputation au-dessus du genou comporte des taux de mortalité globaux plus élevés que celle sous le genou. De plus, l’amputation ellemême est associée au potentiel de douleurs complexes à la suite de l’intervention.
Ce qui est possible techniquement n’est pas nécessairement avisé, selon les circonstances. Même si les chances de survie ne devraient pas être le seul facteur pour décider d’opérer ou non, pour les patients qui ont une ischémie irrécupérable et de minces chances de survie ou une mauvaise qualité de vie après la chirurgie, l’approche la plus humanitaire pourrait être des soins palliatifs vigoureux, le contrôle des symptômes jusqu’au moment du décès, une période qui pourrait très bien être relativement courte.
Parfois, pour diverses raisons, les patients refusent l’amputation. S’ils sont incapables de jouer un rôle actif dans la décision, les membres de la famille et les soignants devraient aborder cette décision en équipe. Prendre des décisions en fonction des préférences, des valeurs et des croyances du patient est primordial. Si le patient ne peut pas contribuer à la discussion, la question à se poser est la suivante: qu’aurait-il souhaité s’il avait pu nous le dire? Des directives préalables en matière de soins et un mandataire désigné sont des éléments très utiles si le patient ne peut pas participer activement à la discussion. La décision de ne pas amputer peut souvent être difficile et empreinte d’émotions. Si la personne ne peut pas contribuer à la décision, l’équipe de soins devrait appuyer le mandataire, de sorte qu’aucune personne ne croie qu’elle est la seule à décider de ne pas opérer.
La prise en charge des symptômes
Les opioïdes demeurent la pierre angulaire du contrôle de la douleur intense. Les doses devraient être celles qui maintiennent le confort du patient sans causer d’effets secondaires importants. Par contre, comme le démontre le cas de Mme P., il peut être difficile d’obtenir un soulagement de la douleur liée à un membre gravement ischémique.
La douleur causée par la position est courante dans l’ischémie d’un membre en phase terminale. L’élévation de la jambe peut réduire la circulation en raison des pressions artérielles faibles. L’abaissement peut causer de la douleur en augmentant la stase veineuse et, par le fait-même, en amplifiant l’œdème des tissus et en réduisant le flux artériel.
L’ulcération persistante peut être difficile à guérir s’il n’est pas possible d’améliorer la circulation. La douleur incidente est de courte durée, intense et prévisible. Ce genre de douleur se produit, par exemple, lors du changement des pansements sur des membres ischémiques. Le défi est d’utiliser un opioïde ayant des caractéristiques puissantes, mais de courte durée, comme le fentanyl et le sufentanil. Ils se sont révélés efficaces par voie sublinguale et orale, de 5 à 10 minutes avant l’épisode anticipé.
On se rend compte de plus en plus que l’inflammation entraîne une douleur neuropathique. On croit qu’au moins une certaine part de la douleur associée à une ICM est de nature neuropathique. C’est pourquoi on a effectué un certain nombre d’études de petite envergure évaluant l’utilisation d’adjuvants qui peuvent fonctionner avec des opioïdes pour soulager la douleur déclenchée par l’inflammation due à l’ischémie. La gabapentine, la kétamine et la lidocaïne se sont révélées assez prometteuses à cet égard.
En 2005, Heartsill et Brown ont produit un rapport de cas concernant un homme de 56 ans ayant des douleurs de décubitus reliées à une occlusion fémoropoplitéale bilatérale marquée9. La douleur aux jambes dérangeait son sommeil et il a développé une dépression. Durant le cours de sa maladie, on a commencé à lui administrer de la gabapentine; lorsque la dose a été augmentée jusqu’à 1 200 mg 3 fois par jour, sa douleur a faibli, son humeur s’est améliorée et il a pu à nouveau participer à sa physiothérapie. Heartsill et Brown font valoir que l’ICM peut aggraver la dépression qui, elle-même, peut causer une vasoconstriction artérielle anormale et une agrégation accrue des plaquettes, ce qui exacerbe l’ischémie et réduit l’habileté du patient à prendre part à des activités qui permettent une amélioration fonctionnelle.
Dans une étude observationnelle expérimentale en 2010 par Morris-Stiff et Lewis, 20 patients consécutifs ayant une ICM ressentaient de la douleur au repos en dépit d’une forte dose d’analgésiques opioïdes7. On a ajouté de la gabapentine, à raison initialement d’une dose de 300 mg par jour qui a ensuite été augmentée à 300 mg 3 fois par jour pendant 3 jours, puis au besoin, à 600 mg 3 fois par jour. Tout d’abord, 19 des 20 patients ont signalé une douleur considérable la nuit; 15 avaient la gangrène ou une ulcération. Pendant une période de 28 jours, 17 des 20 patients ont fait l’objet d’une observation complète. Les cotes d’intensité de la douleur se sont améliorées significativement (P = ,0003) chez 15 des 17 patients, chutant d’une moyenne de 9 à 5. L’utilisation de la gabapentine s’est traduite par une amélioration de la douleur au repos pour 15 des 16 patients.
En 2002, Mitchell et Fallonont ont étudié les effets d’une dose unique de kétamine intraveineuse chez des patients ayant une ICM dans le contexte d’une étude contrôlée randomisée à double insu10. Une perfusion de kétamine à faible dose par intraveineuse était comparée à des opioïdes et un placebo chez des patients ayant une ICM produisant de l’allodynie, de l’hyperalgésie et de l’hyperpathie. Une perfusion unique de 0,6 mg/kg de kétamine, administrée sur une période de 4 heures avec les opioïdes habituels a produit une amélioration statistique de la douleur par rapport à l’utilisation du placebo et des opioïdes habituels.
Approche pratique à la prise en charge palliative des symptômes
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Les opioïdes demeurent la pierre angulaire du contrôle de la douleur intense. Il faut procéder au titrage des doses d’opioïdes en fonction de leur efficacité.
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Envisagez de changer d’opioïde si la douleur y réagit peu ou si des effets secondaires apparaissent.
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Il faut faire la distinction entre des percées de douleur et la douleur incidente. Il faut utiliser des doses suffisantes pour les percées de douleur et traiter la douleur incidente avec un opioïde fort à courte durée d’action.
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Ajoutez tôt la gabapentine, car son titrage exige du temps.
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Envisagez d’ajouter un antidépresseur (p. ex. inhibiteurs du recaptage de la sérotonine et de la norépinéphrine ou antidépresseurs tricycliques à faible dose) surtout s’il y a une dépression existante ou suspectée.
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Demandez de l’aide. Seuls des médecins dotés d’un permis spécial peuvent prescrire de la méthadone au Canada. Des consultants en soins palliatifs seront probablement plus familiers avec d’autres options possibles.
En 2010, Fröhlich et ses collaborateurs ont examiné l’effet de la lidocaïne intraveineuse dans un groupe de 14 sujets volontaires en santé11. Ils avaient pour hypothèse que la lidocaïne, administrée sous forme de courte perfusion, n’aurait pas d’effet analgésique. Par ailleurs, ils ont observé que, même s’il n’y avait pas d’effet analgésique pour la douleur d’origine thermique et la sensation normale, il y avait en réalité une baisse soutenue des cotes de la douleur ischémique et un certain effet analgésique pour la douleur de source électrique. Ces résultats laissent entendre que la lidocaïne pourrait être utile dans le traitement de la douleur aiguë.
Même si des rapports ou des études publiés n’ont pas été identifiés à ce sujet, il se pourrait que d’autres médicaments typiquement utilisés pour la douleur neuropathique, y compris des anticonvulsifs, des antidépresseurs tricycliques et des inhibiteurs du recaptage de la sérotonine et de la norépinéphrine, soient utiles dans de telles circonstances. On pourrait aussi envisager la méthadone qui a à la fois des effets opioïdes et antineuropathiques.
Des interventions non médicales peuvent aussi être utiles. La sympathectomie lombaire chimique pourrait être envisagée pour soulager les symptômes de patients pour qui la revascularisation n’est pas indiquée4. On a fait valoir que la stimulation de la moelle épinière, évaluée par la réponse à la douleur et une évaluation microcirculatoire, serait potentiellement efficace12, mais des récentes recommandations préconisent le contraire, en raison des données probantes insuffisantes4. Dans un protocole d’étude préliminaire évaluant 32 patients ayant une ICM sévère, des ondes de choc appliquées localement ont produit des changements positifs objectivement détectables tant dans la microcirculation que dans la douleur13.
Il est évident que d’autres études sur tous ces médicaments et traitements non médicaux sont nécessaires. Entre-temps, même si on ne peut pas déclarer avec certitude qu’ils seront utiles en soins palliatifs, il vaudrait la peine d’essayer ces traitements chez les patients qui ont une douleur sévère malgré l’utilisation continue et le dosage approprié d’opioïdes.
Conclusion
On augmente la dose de morphine à longue durée d’action de Mme P. La dose de morphine pour percée de douleur est augmentée à environ 10 % de sa dose quotidienne prévue à longue durée d’action. On lui administre du fentanyl sublingual comme opioïde à courte durée d’action pour traiter les épisodes prévus de douleur brève mais intense (douleur incidente). On ajoute de la gabapentine, initialement à raison de 100 mg 3 fois par jour pendant quelques jours, puis son titrage passe progressivement à 300 mg 3 fois par jour sur une période de 10 jours.
On arrive à un juste équilibre entre le confort et les effets sédatifs de sa médication. Elle dort une bonne partie du temps, mais elle réagit aux stimuli et se réveille à l’occasion pour boire un peu. Elle refuse de s’alimenter. Environ 3 semaines plus tard, Mme P. meurt paisiblement entourée de sa famille.
Notes
POINTS SAILLANTS
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L’ischémie critique des membres (ICM) est associée à une mortalité et à une morbidité considérables, y compris à la douleur.
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L’adoption d’une approche palliative non chirurgicale est une décision difficile qui doit être prise avec précaution avec le patient et l’équipe de soins de santé.
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Si les analgésiques opioïdes demeurent une composante importante du contrôle de la douleur dans les cas d’ICM, il faut prendre en considération les éléments de la douleur de source neuropathique et incidente.
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D’autres études sont nécessaires pour identifier les traitements de la douleur fondés sur des données probantes dans les cas d’ICM.
Dossiers en soins palliatifs est une série trimestrielle publiée dans Le Médecin de famille canadien et rédigée par les membres du Comité des soins palliatifs du Collège des médecins de famille du Canada. Ces articles explorent des situations courantes vécues par des médecins de famille qui offrent des soins palliatifs dans le contexte de leur pratique en soins primaires. N’hésitez pas à nous suggérer des idées de futurs articles à palliative_care{at}cfpc.ca.
Footnotes
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the September 2012 issue on page 960.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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