La question des limites obligatoires imposées aux heures de travail des résidents suscite divers débats. Les réflexions approfondies des Drs Lajoie1 (page 136) et Cools-Lartigue2 (page 137) ne représentent que l'une des dimensions des effets qu'ont les heures restreintes de service des résidents sur le développement pédagogique des médecins et les soins dispensés aux patients. Souvent caractérisée comme une tension impossible à régler entre les nécessités d'apprentissage intense et la sécurité des patients, il est réconfortant de voir nos jeunes collègues proposer une approche considérablement plus nuancée et rechercher des données factuelles à l'appui de leurs positions respectives. Comme c'est le cas dans de nombreux enjeux du domaine complexe des soins de santé, les données probantes sont souvent incomplètes, peu généralisables et, par conséquent, sujettes à des interprétations façonnées de manière à justifier une position déjà prise (ou assignée au préalable). Comme la beauté, leur valeur est dans l'oeil de celui qui regarde.
Mais il y a 2 enjeux plus vastes en cause dans cette question spécifique, et il convient de remercier nos participants au débat et d'aborder ces tendances plus généralisées qui ont eu des répercussions majeures tant sur l'éducation que sur la sécurité des patients. Elles touchent directement la notion de professionnalisme telle qu'elle est actuellement formulée.
Ces 2 enjeux sont la dilution des relations comme fondement des soins et l'ascendance de la «science de la gestion» comme influence primordiale sur la conception et le fonctionnement des établissements de soins comme les hôpitaux. Ces 2 tendances se sont révélées à la fois synergiques et déplorablement persistantes durant la moitié du siècle dernier, lorsque nos hôpitaux sont devenus de plus en plus grands, concentrés et effectivement distancés (sauf durant les campagnes de financement) de relations significatives avec les communautés qu'ils desservent supposément. Durant ces 5 décennies, notre relation d'amour aveugle avec la technologie et l'hyperspécialisation grandissante les a rendus remarquablement coûteux et dangereux. Baker et ses collègues ont mené une étude exhaustive des événements indésirables (EI) dans les hôpitaux canadiens et ont fait remarquer ce qui suit:
Le taux global d'incidence de 7,5 % d'EI dans notre étude met en évidence que, parmi les près de 2,5 millions d'admissions à l'hôpital par année au Canada d'un type similaire à celui ayant fait l'objet de l'étude, environ 185 000 sont associées à un EI et près de 70 000 d'entre elles sont potentiellement évitables3.
Les remèdes suggérés préconisent le plus souvent une plus grande «restructuration» des systèmes de gestion déjà compliqués qui sont tirés des modèles industriels de production selon lesquels ceux qui servent sont considérés comme des unités de production et ceux qui souffrent sont appelés à se conformer à des systèmes construits en fonction de leur maladie plutôt qu'en fonction d'eux-mêmes. Le processus de refaçonner constamment les structures de la haute gestion n'aura pas grand-chose à voir avec l'éducation et le service de première ligne s'il persiste dans cette folie mal dirigée et impersonnelle qu'a si bien décrite l'une des expertes avant-gardistes en comportement organisationnel, Margaret Wheatley:
Quand vous observez ces organisations, la restructuration se poursuit toujours à essayer de perfectionner un organigramme comme moyen de perfectionner une organisation, à exclure les gens, à prétendre que la loyauté, l'amour et le désir de travailler ensemble ne sont pas des critères importants pour la productivité4.
Puis, elle continue et fait remarquer:
Nous croyons que nous pouvons le mieux gérer les gens en posant des hypothèses qui conviennent mieux aux machines qu'à des personnes. Ainsi, nous présumons que, comme de bonnes machines, nous n'avons pas de désirs, de coeur, d'esprit, de compassion, d'intelligence véritable, parce que les machines n'ont rien de tout cela. Le grand rêve des machines est que, si vous leur donnez un ensemble d'instructions, elles les suivront4.
Comme on peut s'y attendre, les systèmes d'unités hospitalières de plus en plus spécialisées conviennent mal à la souffrance provoquée par la maladie chronique multisystémique. Les urgences sont aux prises en première ligne avec ce défi, là où les patients attendent des périodes excessivement prolongées pour un lit. À l'autre extrémité du problème se trouvent les patients qui attendent d'être admis dans les établissements de soins prolongés plus appropriés, des patients qui reçoivent des soins sous-optimaux lors de séjours en lits spécialisés de courte durée et qui sont cavalièrement appelés des bloqueurs de lits par les gestionnaires d'efficience inspirés par le monde industriel (et les professionnels de la santé frustrés).
Ce défi à l'urgence, tant sur le plan du service que de l'enseignement, n'a jamais été exprimé aussi succinctement que par le chef du département de médecine d'urgence de l'un des plus grands et des meilleurs hôpitaux de soins tertiaires au Canada. Après avoir décrit des résidents qui passaient des heures à appeler divers services spécialisés afin d'admettre un patient atteint de maladies multisystémiques et à être transférés encore et encore à un autre service, le chef a dit: «Nous appelons cela l'apprentissage par ce n'est pas mon problème».
Nous avons ainsi laissé notre système de santé institutionnel évoluer en un endroit où on enseigne aux jeunes médecins, dès les premiers jours de leur développement professionnel, à dépersonnaliser les rencontres de soins, à placer les patients dans des algorithmes de «pratique fondée sur des données probantes» et à être frustrés lorsque l'état de santé des patients ne se conforme pas au genre de pensée linéaire qui sous-tend la conception de notre système. Et ce n'est pas par accident car, comme le fait remarquer le professeur Gerald O'Connor: «Chaque système est conçu pour obtenir les résultats qu'il obtient»5. C'est la conséquence de notre abandon collectif de l'idée que l'organisation de la guérison et des soins est qualitativement différente de l'exploitation d'une manufacture de biscuits ou de la production d'automobiles.
Cette différence qualitative se situe dans le fait que l'unité fondamentale des soins et de la guérison est la relation entre ceux qui soignent et ceux qui (à ce moment donné dans leur vie) ont besoin de nos soins. Ce n'est pas tant la gestion des «équivalents temps plein» de ce genre de professionnel de la santé ou encore un nombre donné de «patients cardiaques», mais bien la connexion entre chaque guérisseur et la personne souffrante. De plus, et d'égale importance, c'est la relation entre tous les soignants et tous ceux qui importent dans la vie des patients, de ceux qui souffrent. Cela peut sembler une observation à la fois facile et complexe, mais elle se fonde sur une compréhension profonde de ce que veut dire être humain dans une société humaine. Comme le constate Arnold Toynbee, l'un des plus grands historiens du 20e siècle:
La société est le réseau complet des relations entre êtres humains. Les composantes de la société ne sont donc pas les êtres humains mais bien les relations entre eux. Dans une structure sociale, les individus ne sont que le focus dans le réseau des relations… Un groupe visible et palpable de personnes n'est pas une société, c'est une foule. Une foule, au contraire d'une société, peut être rassemblée, dispersée, photographiée ou massacrée [accentuation ajoutée]6.
Il n ‘est pas aussi simple d’aborder cette question que de scander un slogan tel que les soins centrés sur le patient. De fait, cette façon de faire passe à côté de l'essentiel. L'essentiel est de structurer le système de santé tout entier comme si les gens et leurs relations importaient. Ainsi, l'unité d'analyse passe d'unités individuelles de tous horizons à un agencement complexe de façons dont les humains peuvent et doivent établir entre eux des rapports, si l'on veut que se produise une guérison structurée. Partir de cette hypothèse mène à une perspective radicalement différente du problème et ouvre la porte à des solutions beaucoup plus imaginatives et productives que de continuer à restructurer sous une panoplie incroyable d'acronymes organisationnels à la mode. Les expériences dans les médias sociaux ouvrent déjà la voie. Ce n'est pas nouveau et, il y a aussi longtemps qu'en 2002, dans un document inspirant rédigé pour la Commission Romanow, Glouberman et Zimmerman ont écrit avec éloquence à propos des différentes approches nécessaires pour régler chacun des problèmes simples, compliqués et complexes7. Il est déplorable qu'au cours de la décennie suivante, nous persistions à aborder notre système de soins complexe et compatissant comme un problème compliqué dans son ingénierie et son fonctionnement.
Qu'est-ce que tout cela a à voir avec les heures de travail des résidents, la sécurité des patients et l'éducation médicale? Tout. Si nous persistons à élaborer notre système tel un exercice compliqué dans la «production » de la santé et si nous essayons de l'astreindre à se conformer aux paramètres de la fabrication et des affaires, pourquoi serions-nous surpris que la question des heures de travail des résidents soit formulée en termes de relations industrielles et que l'instrument tranchant de la loi nous force à être moins bons que nous pouvons l'être, que ce soit à servir les patients ou à apprendre à être des professionnels? Et pourquoi nos jeunes professionnels (ainsi que nos gestionnaires, nos décideurs et nos enseignants) se démèneraient-ils pour appliquer des «données probantes» principalement étrangères au sujet pour résoudre des problèmes que nous avons nous-mêmes créés, et ce, à l'aide d'instruments mal adaptés pour trouver des solutions? Comme l'observait l'auteur américain Thomas Pynchon: «Si on vous demande de poser les mauvaises questions, les réponses n'importent pas»8.
Notre monde aurait un tout autre aspect si nous abordions les enjeux selon les notions des systèmes complexes adaptatifs à l'appui de la vaste gamme d'interactions humaines qui caractérisent au quotidien les soins de santé au Canada! Plsek et Wilson font remarquer:
Les courants de pensée en gestion ont envisagé l'organisation comme une machine et ont cru qu'en considérant ses parties isolément, en spécifiant en détails les changements, en luttant contre la résistance aux changements et en réduisant les variations, on obtiendrait un meilleur rendement. Par opposition, la pensée se fondant sur la complexité fait valoir que les relations entre les parties sont plus importantes que les parties elles-mêmes et que des spécifications minimales produisent une plus grande créativité que des plans détaillés. Traiter les organisations comme des systèmes complexes adaptatifs permet l'émergence d'un nouveau style de gestion plus productif dans les soins de santé9.
Quelle forme ce «nouveau style de gestion plus productif» pourrait-il prendre? C'est comme demander comment se terminera une révolution. Quand on a questionné le premier ministre Chou En-lai à propos de la signification de la Révolution française, qui remontait à 200 ans, il a eu cette fameuse remarque: «Il est trop tôt pour le dire». Par contre, nous ne devons ni attendre les données probantes ni être aussi indéfinis que cela. À tout le moins, ce style de gestion englobera les relations en soins primaires qui caractérisent ce qu'il y a de mieux en médecine familiale: des relations de guérison efficaces qui persistent avec le temps quel que soit le milieu des soins. Il doit faire en sorte qu'on « reprenne la citadelle » de nos établissements de soins tertiaires qui ont désespérément besoin des relations généralistes durables durant toute la portion du pénible voyage du patient jusqu'à ce qu'il retrouve le meilleur état de santé possible pour lui et revienne dans le giron de sa communauté. Il est très différent des actuels soins institutionnels de type « hospitaliste » et il ne résultera jamais uniquement d'un dossier médical électronique, aussi perfectionné soit-il. Les hospitalistes et les dossiers médicaux électroniques sont tous 2 des outils importants, mais ils ne seront efficaces que s'ils sont conçus et appliqués pour appuyer les relations durables de guérison expliquées plus haut. Cela ne ressemble-t-il pas à la pratique familiale? Assurément.
Cependant, à l'heure actuelle, nous nous occupons à essayer de mettre en application les erreurs du système hospitalier dans la restructuration des soins primaires, comme si des groupes de soignants sans nom pouvaient bien répondre aux besoins de groupes de patients par la production d'algorithmes de «prise en charge des soins chroniques» et l'élimination de la diversité des soins primaires. L'expérience naturelle du Southcentral Foundation, en Alaska, fournit amplement de preuves d'un meilleur cheminement vers la révolution que nous recherchons10. En restructurant son système en fonction des relations et de l'accès à ces relations, il a réduit de moitié le nombre de visites à l'urgence, diminué radicalement les demandes de consultation et les coûts inutiles, et amélioré la satisfaction des patients et les résultats. On soupçonne l'existence possible d'initiatives semblables à diverses échelles au Canada, mais elles iraient à l'encontre de la tendance.
Au moment où nous nous engageons dans notre quête de données probantes pour rendre notre coûteux système plus efficace et moins onéreux, évitons le piège de Pynchon et cherchons des faits qui importent. À l'heure actuelle, nous semblons avoir tendance à utiliser des mesures démodées et des approches inappropriées à des enjeux complexes. Nous voguons à la dérive comme les économistes et les décideurs, si étroitement liés au produit national brut comme guide de notre avenir collectif. Comme le constate Wheatley avec sagesse:
Le produit national brut n'inclut pas la beauté de notre poésie, ni la force de nos mariages, ni l'intelligence de nos débats publics, ni l'intégrité de nos représentants publics. Il ne mesure ni notre humour, ni notre courage, ni notre sagesse, ni notre apprentissage, ni notre compassion, ni notre dévotion envers notre pays. Bref, il mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue11.
Tous ces descripteurs mettent en évidence les signes de santé et de robustesse présents dans notre société et déplorablement absents dans les foules qui convergent tous les jours vers nos grands hôpitaux. Nous pouvons faire mieux si nous recadrons notre vision pour épouser les relations et le souci d'autrui comme fondement de nos systèmes de santé. Il existe de nombreuses nouvelles mesures et des processus efficaces, si nous allons au-delà de voir notre travail seulement sous l'angle d'une ingénierie compliquée (dont seulement une certaine partie l'est) et si nous utilisons de nouvelles données probantes, guidés par notre bon sens et notre dévotion sans équivoque à des relations empreintes de compassion.
En appliquant cette sagesse à la science de nos avenirs, évitons l'arrogance de recueillir des données probantes pour prouver la vérité de nos positions et ayons l'humilité qu'a exprimée Bertolt Brecht par la voix de son personnage, Galileo: «Le but de la science n'est pas d'ouvrir la porte à la sagesse infinie, mais d'imposer une limite à l'erreur infinie»12.
Nos jeunes collègues dans le débat actuel ont mis en pratique cette maxime respectueuse. Nous pouvons faire pire que suivre leur exemple.
Footnotes
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Intérêts concurrents: Dr Woollard est membre du Conseil consultatif de rédaction du Médecin de famille canadien.
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Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu'elles sont sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the February 2013 issue on page 125.
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