C.R., médecin de famille depuis 6 ans, a soigné P.A., une femme de 34 ans ayant reçu un diagnostic de cancer avancé du col de l’utérus. Au moment du diagnostic, le cancer était localement avancé, malgré des résultats de test de Papanicolaou normaux dans le passé. Au fil du temps, P.A. a souffert de douleurs pelviennes, de lymphœdème et d’insuffisance rénale. Malgré la chimiothérapie et la chirurgie, la maladie a progressé et les douleurs se sont intensifiées. Elle ne pouvait plus s’occuper de ses 2 enfants, qui avaient alors 6 et 9 ans. C.R. lui rendait des visites à domicile, mais elle était incapable de contrôler la douleur et a, par la suite, admis P.A. à l’hôpital où l’équipe des soins palliatifs a réussi à contrôler la douleur grâce à une médication multiple, incluant de la kétamine et des opioïdes par perfusion.
P.A. a été transférée au centre de soins palliatifs local où C.R. pouvait la visiter. Par contre, les visites de C.R. étaient rares et lorsqu’elles se produisaient, C.R. ne restait pas plus que quelques minutes avec P.A. et sa famille. Elle ne parlait ni au personnel ni au médecin traitant du centre. Un jour, lors d’une visite, P.A. a remercié C.R. de son soutien et de ses soins continus. C.R. s’est sentie bouleversée d’entendre ces paroles, elle a retenu ses larmes et a seulement hoché de la tête en guise de réponse.
Après le décès de P.A., C.R. a continué de s’occuper du mari et des enfants de P.A., même si elle redoutait ces rendez-vous. Elle a commencé à raccourcir les visites et elle était incapable de mentionner le nom de P.A. en présence de ses enfants ou de leur père. C.R. a commencé à se demander si elle était encore capable de s’occuper des patients mourants. Parfois, elle se sentait anxieuse avec ses propres enfants et son mari a remarqué qu’elle était distante et parfois irritable.
Un jour, lorsque l’adjointe du cabinet de médecins de C.R. lui a demandé de s’occuper d’un autre patient souffrant d’une maladie avancée, elle a eu une réaction «instinctive» immédiate de détresse et de peur malgré elle.
Décès d’un patient
Les médecins ont bel et bien des réactions face au décès de leurs patients, bien que ce ne soit pas un sujet dont on parle souvent ou à propos duquel on fait beaucoup de recherche. Selon une étude quantitative et qualitative, les médecins qui débutent leur formation et leur carrière sont plus choqués et plus dérangés par la mort que les médecins plus expérimentés1. Dans la même étude, on apprend que la réaction émotionnelle des médecins est influencée par leurs propres expériences personnelles face au deuil, par le degré d’attachement et d’identification au patient et le degré de responsabilité qu’ils ont ressenti quant au décès du patient.
Une autre étude menée aux États-Unis démontrait que plus la période où le médecin soigne un patient est longue, plus le degré de satisfaction est important, mais aussi plus le décès du patient peut être émotionnellement bouleversant2. Ce cas s’applique certainement aux médecins de famille qui connaissent parfois leurs patients pendant plusieurs années avant leur décès.
Les 2 études démontrent le manque de discussion au sujet de ces réactions émotionnelles chez les médecins, surtout entre les étudiants et les professeurs. Même si les étudiants semblent plus affectés émotionnellement par le décès des patients, ils n’ont pas plus tendance à en discuter avec les médecins plus expérimentés. Ces analyses mettent ainsi en évidence la tendance culturelle en médecine à insister sur les aspects biomédicaux plutôt que sur les aspects psychologiques et émotionnels des soins.
Plus tard ce jour-là, lorsque C.R. a eu du temps pour elle, elle a réfléchi à sa réaction instinctive concernant le fait de s’occuper de d’autres patients atteints de maladies graves. Elle a repassé les événements clés dans sa mémoire et a réalisé qu’elle avait eu un sentiment d’échec et de culpabilité associé aux soins de P.A. et de sa famille. Elle a aussi ressenti une grande tristesse, puisqu’elle avait bien aimé voir P.A. avec ses enfants lors de leurs examens médicaux périodiques et qu’elle avait admiré la détermination de P.A. à apprendre une nouvelle langue et à s’adapter à une nouvelle culture après sa venue au Canada.
Elle a réfléchi au peu d’énergie qu’elle avait eu pour sa propre famille lorsqu’elle avait été bouleversée par un cas comme celui de P.A. Elle s’est alors demandé si elle souffrait d’épuisement professionnel.
Épuisement professionnel par rapport à épuisement par compassion
L’épuisement professionnel résulte du stress occasionné par les interactions entre le clinicien et son environnement. L’épuisement par compassion est davantage le résultat de la relation entre le clinicien et son patient. Les gens qui prennent soin de patients mourants sont à risque de ces 2 conditions.
Les principaux symptômes d’épuisement professionnel3 sont la lassitude émotionnelle, le sentiment d’inefficacité et d’insatisfaction au travail qui peuvent se traduire par le cynisme et un détachement du travail. Il peut y avoir de l’insomnie, des difficultés de concentration, un retrait social, qui peuvent mener à des conflits interpersonnels, à un manque de jugement et à des comportements de dépendance. Les médecins souffrant d’épuisement professionnel ont plus tendance à faire des erreurs et leurs patients sont moins satisfaits de la qualité de leurs soins4. Les médecins plus jeunes et ceux qui ont des personnes à charge (enfants ou parents) peuvent avoir plus de difficultés avec l’équilibre entre la vie personnelle et le travail, ressentir de l’épuisement émotionnel, mais pas de l’insatisfaction au travail5. L’épuisement par compassion (aussi appelé traumatisme par personne interposée ou vicariant) compromet les cliniciens dans leur capacité de prendre soin de leurs patients à cause de symptômes qui ressemblent au trouble du stress post-traumatique.6 Il peut y avoir un évitement des situations qui impliquent des patients souffrants, des pensées intrusives et des rêves qui présentent des symptômes de détresse. La détresse psychologique peut survenir lorsqu’on pense au travail avec des patients mourants. Si ces symptômes persistent, le stress supplémentaire relié à l’environnement de la maison et du travail peut se traduire par un épuisement professionnel.
Croissance personnelle
C.R. faisait partie d’une équipe de 4 médecins qui se remplaçaient réciproquement. Après une réunion du personnel, une des médecins plus âgées a demandé à C.R. comment s’était déroulé le décès de P.A. C.R. a alors partagé ses sentiments d’échec face à P.A. et sa famille et a exprimé sa réticence à soigner d’autres patients de ce genre. Sa collègue a fait preuve d’empathie et après avoir écouté C.R., elle lui a donné plusieurs suggestions que C.R. a décidé de suivre.
C.R. a passé en revue le dossier de P.A. et a observé qu’elle et les membres du personnel du cabinet avaient demandé à P.A. de passer des tests Pap régulièrement après qu’elle ait été traitée pour une néoplasie cervicale intraépithéliale de stade 2. Les résultats de son dernier test Pap, 2 ans avant son cancer, étaient normaux, mais elle ne s’est pas présentée pour en passer d’autres malgré les multiples requêtes du cabinet. C.R. a examiné les lignes directrices récentes et a constaté que les procédures du cabinet étaient à jour. Elle a planifié d’assister à une formation sur les compétences culturelles afin de savoir comment elle pourrait améliorer la prise en charge du dépistage régulier pour la santé des immigrants.
C.R. a aussi lu des articles traitant de la communication durant les situations en fin de vie et dans les moments de deuil, afin qu’elle puisse apporter un meilleur soutien aux membres de la famille de P.A., lors de leurs prochaines visites. Maintenant, elle se sent plus capable de les écouter et de les soutenir et a réalisé qu’ils n’en attendaient pas plus d’elle. Elle est maintenant en mesure d’accepter leur reconnaissance envers le soutien qu’elle a apporté durant la maladie de la personne qui leur était chère. Elle s’est même découvert de l’énergie lors de leurs visites.
C.R. a décidé de refaire de l’exercice physique régulièrement—activité qu’elle avait mise de côté à la naissance de ses enfants.
Plusieurs cliniciens ont décrit leur croissance personnelle après avoir été témoins de celle des patients atteints de maladie graves ou d’événements traumatisants et de leur famille7. Les cliniciens qui étaient capables de le faire ont aussi fait preuve d’une conscience de soi, c’est-à-dire qu’ils étaient capables de surveiller simultanément les besoins et les émotions des patients et de leur famille et leurs propres expériences subjectives8. Le fait de réfléchir aux expériences de ceux qui vivent des situations émotionnellement éprouvantes, de développer de nouvelles habiletés et de trouver un sens à ce travail semble permettre aux cliniciens d’être grandement présents et empathiques lors d’expériences de souffrance et même de se sentir énergisés plutôt que vidés par ces situations9. Un médecin en santé emploie plusieurs stratégies pour gérer le stress occasionné par des situations où les patients et leur famille sont émotionnellement exigeants. L’encadre 17 présente plusieurs stratégies.
Plusieurs semaines plus tard, C.R. a discuté avec ses collègues médecins des stratégies qu’elle utilisait. La médecin plus âgée lui a dit qu’elle se servait d’une citation du poète Kahlil Gibran pour se rappeler pourquoi elle faisait ce travail: plus le chagrin s’insinue profondément dans votre être, le plus de joie vous pouvez contenir. Il faut s’assurer de se concentrer sur la joie et de la laisser nous inonder, et la vie en est d’autant plus riche.
Stratégies pour gérer le stress occasionné par des situations où les patients ou leur famille sont émotionnellement exigeants
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Adapté de Tedeschi et Calhoun.7
Notes
POINTS SAILLANTS
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Même si la réaction émotionnelle des médecins au décès de leurs patients n’est pas un sujet dont on parle souvent ou à propos duquel on a fait beaucoup de recherche, il n’en reste pas moins que les médecins réagissent à cette situation.
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L’épuisement professionnel est le résultat du stress occasionné par les interactions du médecin avec son environnement. L’épuisement par compassion est plutôt causé par la relation entre le clinicien et le patient. Les médecins qui traitent des patients mourants sont à risque de ces 2 problèmes.
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Grâce à la croissance personnelle et à la conscience de soi, les cliniciens sont capables de surveiller simultanément les besoins et les émotions des patients et de leur famille et leurs propres expériences subjectives. Le fait de réfléchir aux expériences de ceux qui vivent des situations émotionnellement éprouvantes, de développer de nouvelles habiletés et de trouver un sens à ce travail semble permettre aux cliniciens d’être grandement présents et empathiques lors d’expériences de souffrance et même de se sentir énergisés plutôt que vidés par ces situations.
Dossiers en soins palliatifs est une série trimestrielle publiée dans Le Médecin de famille canadien et rédigée par les membres du Comité des soins palliatifs du Collège des médecins de famille du Canada. Ces articles explorent des situations courantes vécues par des médecins de famille qui offrent des soins palliatifs dans le contexte de leur pratique en soins primaires. N’hésitez pas à nous suggérer des idées de futurs articles à palliative_care{at}cfpc.ca.
Footnotes
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the March 2013 issue on page 265.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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