Le déséquilibre entre riches et pauvres est la plus ancienne et la plus fatale des maladies dans toutes les républiques.
Plutarque (traduction libre)
Travailler avec les personnes mal desservies sur le plan médical n’est pas l’affaire de tous. Il peut être difficile de prendre le recul nécessaire pour comprendre le cercle vicieux de l’indigence et de l’injustice sociale. De nombreux groupes socialement défavorisés sont nés au bas de l’échelle dans la population et luttent pour en gravir les échelons. Leurs taux d’obésité et de maladies cardiovasculaires et pulmonaires, combinés à des difficultés d’apprentissage et à une mauvaise qualité de vie, créent une échelle dont les marches glissantes sont hautes à monter. Les maladies qui affectent les groupes socialement défavorisés ne constituent pas une pratique médicale qui intéresse tous les médecins, étant donné que l’observance demeure faible et que les taux d’échec des traitements sont élevés. Et pourtant, bon nombre de médecins (ainsi que d’autres professionnels) sont attirés par le travail avec les mal desservis sur le plan médical en tant que tradition de service.
Qui travaille avec les mal desservis?
Nous ne savons pas grand-chose à propos des médecins qui travaillent avec les mal desservis. Rabinowitz et Paynter1 ont cerné 4 facteurs de prédiction distincts chez les médecins américains qui prodiguent des soins aux populations défavorisées: être membre d’une ethnie ou d’une minorité mal desservie, avoir participé aux activités du National Health Service Corps, s’être fortement intéressé à la pratique dans une région mal desservie avant de commencer les études de médecine et avoir grandi dans une région mal desservie. Selon leur étude, 86 % des médecins qui répondaient aux 4 critères de prédiction offraient des soins substantiels aux populations défavorisées, par rapport à 65 % de ceux répondant à 3 critères, à 49 % de ceux répondant à 2 critères, à 34 % de ceux répondant à 1 critère et à 22 % de ceux ne répondant à aucun de ces facteurs de prédiction. Le fait d’être homme ou femme, le revenu familial durant l’enfance et l’exposition aux populations mal desservies durant les études de médecine n’étaient pas distinctement reliés à la prestation de soins aux démunis1.
Dans une analyse qualitative concernant les personnes travaillant avec des patients mal desservis sur le plan médical, Li et ses collègues2 ont identifié un groupe de professionnels engagés à travailler avec les pauvres. L’étude portait sur 12 médecins, 3 adjoints du médecin (AM), 8 infirmières praticiennes (IP) et un dentiste. Les chercheurs ont constaté que ces professionnels avaient un fort sentiment de servir l’humanité et ressentaient de la fierté à changer les choses. Chacun semblait être énergisé par les défis de traiter de manière créative des patients ayant des besoins humains complexes et des ressources limitées en matière de soins de santé. Les auteurs ont cerné des facteurs essentiels pour survivre dans les milieux urbains défavorisés: une personnalité résiliente, un horaire de travail flexible et contrôlable, et une équipe de pratique multidisciplinaire. La camaraderie et la synergie des équipes productives procuraient du soutien personnel et des possibilités de développement professionnel continu.
Les défis de servir les mal desservis
Les États-Unis, avec leurs soins de santé disparates, laissent bon nombre de citoyens à eux-mêmes sur le plan médical. Durant les années 1960, alors qu’il se produisait d’importants changements sociaux, les AM, les IP et un filet de sécurité de cliniques de santé communautaires (CSC) ont fait leur apparition partout au pays, selon un modèle imitant les cliniques de soins primaires axées sur la communauté de l’Afrique du Sud3. Ces CSC servent de refuges aux personnes mal desservies sur le plan médical et regroupent des médecins, des AM et des IP4. Non seulement les CSC sont-ils bien dotés en matière de personnel, mais ces 3 professions respectent aussi leur engagement à travailler avec les pauvres et leurs taux de maintien en poste sont élevés (Henry et Hooker, 2013, données non publiées). Un tel travail culturel signale un engagement social de la part des médecins et des autres professionnels, mais n’explique pas pourquoi ceux qui travaillent avec les démunis ont choisi de le faire.
Il faut comprendre les raisons qui motivent les personnes qui travaillent avec les mal desservis sur le plan médical et les démunis économiquement, parce que la demande de services va souvent au-delà de ce que l’on observe habituellement comme répartition des soins de santé en général. La nourriture, le logement et les vêtements viennent en tête de liste mais, parmi les autres besoins, on peut aussi mentionner des services de protection, des besoins en santé mentale, l’accès à un téléphone, le transport, des services juridiques et la défense de leurs intérêts. Ces problèmes peuvent exiger plus de temps et de ressources de la part d’une pratique clinique déjà surchargée. Mais ils suscitent aussi un sentiment de bon travail d’équipe dans la prestation des soins et une incitation à foncer pour répondre à la demande (Henry et Hooker, 2013, données non publiées).
Dans une étude par Muldoon et ses collaborateurs, publiée dans le présent numéro du Médecin de famille canadien, les auteurs ont constaté que les personnes dont la situation économique se trouvait dans les 2 plus bas quintiles, dans certains quartiers en Ontario, augmentaient la tâche de travail des professionnels des soins primaires, comme le montrent les tailles des groupes de patients soignés par les professionnels (page 384)5. Fait surprenant, la charge de travail accrue semblait presque exclusivement attribuable aux problèmes médicaux concomitants des patients et n’avait pas pour origine d’autres caractéristiques liées au fait d’être «pauvres». On n’a pas réussi à déterminer dans l’étude comment les professionnels répondaient aux besoins non médicaux de leurs patients démunis, mais il se pourrait que d’autres services fournis par les CSC, comme les programmes communautaires, aient contribué aux soins dispensés à ces patients.
Il est surprenant dans cette étude que la pauvreté des patients n’ait pas ajouté de stress, parce que les médecins ont indiqué que la situation socioéconomique des patients influençait souvent leurs décisions de prise en charge clinique. Les auteurs ont démontré que, lorsque les médecins entreprenaient des changements dans leurs plans thérapeutiques (dans un effort pour améliorer les résultats chez le patient), ils rencontraient de nombreuses embûches. Ces défis survenaient lorsqu’ils essayaient de faire un juste équilibre entre ce qu’ils croyaient être faisables pour le patient et ce qu’ils estimaient être la norme de soins établie. Muldoon et ses collègues ont offert les commentaires suivants: «Nous avons été surpris… parce que nous nous attendions à ce qu’une véritable tentative de régler les défis sociaux des patients défavorisés en milieu de soins primaires générerait beaucoup de travail pour les professionnels de ce milieu»5.
Muldoon et ses collègues proposent quelques explications à ces constatations inattendues5. L’une d’elles est qu’on n’a peut-être pas tenu compte de certains facteurs dans les modèles de régression. Une autre serait peut-être que des changements se produisent dans les communautés ontariennes qui reflètent les effets provinciaux et culturels de la lutte à la pauvreté et de l’accès aux soins. Ici aussi, comme le font remarquer les auteurs, les tailles des groupes de patients soignés pour-raient ne pas bien refléter la charge de travail réelle des professionnels.
En définitive, il faudra examiner davantage si la pauvreté et l’équité sur le plan du revenu sont des covariantes des soins médicaux qui font augmenter la charge de travail des systèmes de soins primaires. Le secteur de la santé a-t-il un rôle à jouer dans la mise en évidence des problèmes de pauvreté et d’équité en matière de revenus? Comme le dit Raphael : «Il semble parfois que la réponse à la question dépend plus des valeurs qu’expriment les institutions qui s’intéressent à la santé que des données probantes tirées de la recherche. D’un point de vue scientifique, il ne fait nul doute que la pauvreté et l’iniquité en matière de revenu sont des déterminants clés de la santé des Canadiens8.»
Solutions créatives
À mesure que les données probantes pointent vers le fait que les personnes défavorisées financièrement portent la grande partie du fardeau des maladies chroniques et concomitantes, il est évident que ce fardeau exerce des pressions sur les médecins et les systèmes de santé. Certaines solutions sont à notre portée. Il est clair qu’il faut se montrer plus créatifs dans le déploiement des ressources limitées dans les communautés défavorisées, et accroître la diversité du personnel qui travaille dans des systèmes de soins en équipe. Il faut divers professionnels pour répondre aux divers besoins des patients. Même si le Canada connaît une pénurie de médecins, en même temps, il a des ressources d’AM et d’IP compétentes, capables et prêtes à élargir la prestation des services de santé; nous attendons la volonté politique pour que s’effectuent les changements nécessaires.
Footnotes
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This article is also in English on page 339.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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