Les réformes des soins primaires qui sont perçues par les médecins de famille comme des menaces à l’autonomie professionnelle et au rôle traditionnel de la médecine familiale centrée sur la communauté peuvent entraîner une baisse de la satisfaction et du sentiment d’utilité, et compliquer le recrutement et le maintien en poste1,2. Au cours de 8 dernières années, les médecins de famille canadiens ont vécu de nombreux changements dans l’univers de leur pratique.
Les coupures gouvernementales dans la rémunération des soins primaires en Ontario ont récemment forcé les médecins de famille à défendre leur autonomie financière3.
L’adoption des soins interdisciplinaires et la création de listes de patients ont entraîné la formation d’équipes de soins primaires complexes. Si elle apporte les bienfaits des soins en collaboration, elle fait aussi en sorte que les médecins puissent potentiellement perdre le contrôle de leurs propres pratiques, ainsi que des politiques et de la gestion des organisations4.
L’autonomie clinique (c.-à-d. la capacité de prendre des décisions au sujet des soins aux patients) pourrait être réduite dans les communautés où un grand nombre de spécialistes soignent les patients des médecins de famille ou encore si ces derniers travaillent dans des cliniques qui limitent leur capacité de prise de décisions indépendante.
Les rôles des autres professionnels de la santé, comme les infirmières praticiennes et les pharmaciens, se sont élargis jusqu’à chevaucher certains des rôles traditionnellement dominés par les médecins de famille, ce qui suscite chez certains la crainte que les autres professionnels de la santé usurpent un jour le rôle des médecins de famille5–7.
La surveillance accrue par les gouvernements au moyen d’incitatifs de rémunération au rendement et des dossiers médicaux électroniques peut aussi être considérée comme une menace à l’autonomie clinique et politique8–10.
Des conflits internes se produisent au sein de la profession en ce qui a trait au rôle des médecins de famille, plus particulièrement sous la forme d’une discorde professionnelle intergénérationnelle. Un nombre accru de plus jeunes médecins de famille cherchant à faire un juste équilibre entre le travail et la vie privée ne s’acquittent plus des responsabilités antérieurement considérées comme parties intégrantes du rôle du médecin de famille (p. ex. accouchements, travail d’hospitalier) ou choisissent de cibler leurs pratiques (p. ex. médecine du sport, psychothérapie)11.
De forts mouvements de patients comme le consumérisme éclairé (p. ex. utilisation accrue des renseignements sur la santé en ligne)12,13 et une adoption grandissante des médecines douces et complémentaires14,15 pourraient menacer le sentiment d’autonomie de certains médecins.
De nombreux médecins de famille sont de plus en plus incertains quant à leur avenir dans les soins primaires5,6. L’incertitude clinique n’est pas étrangère aux médecins de famille, mais qu’arrive-t-il lorsque la discipline elle-même fait face à l’incertitude professionnelle?
Incertitude professionnelle
Au cours des années 1990, lorsque le Royaume-Uni et, plus tard, l’Australie ont instauré une réforme des soins primaires, les omnipraticiens ont ressenti les tensions du changement et ont eu l’impression de perdre leur autonomie professionnelle1,2. L’insatisfaction professionnelle s’est accrue et l’intention de quitter la médecine familiale a connu une hausse16. Au Canada, à mesure que les médecins de famille font face aux défis actuellement posés à leur autonomie, de même qu’à l’incertitude quant à l’avenir de leur profession, ils risquent de connaître une hausse similaire de leur insatisfaction. Toutefois, ces problèmes présentent aussi des possibilités de revigorer la discipline, de moderniser le rôle des médecins de famille et de mobiliser l’appui à la fois des patients, des collègues, des autres professionnels de la santé et des décideurs.
L’une de ces possibilités concerne l’application de la médecine fondée sur des données probantes (MFDP) en soins de santé primaires. La médecine fondée sur des données probantes désigne l’utilisation d’estimations mathématiques des risques de bienfaits et de préjudices. Elle repose sur une recherche de grande qualité auprès d’échantillons de la population dans le but d’éclairer la prise de décisions cliniques dans le diagnostic, l’investigation ou la prise en charge de chaque patient17. Les cliniciens l’utilisent pour aider à prévoir les bienfaits et les risques potentiels d’une intervention ou de son omission, ayant pour but d’améliorer la confiance et la fiabilité dans les décisions cliniques. Par ailleurs, on critique la MFDP, entre autres, pour la partialité dans les publications, son manque de focus sur les résultats qui importent au patient et aussi certaines questions entourant son fondement philosophique. Ce sont des facteurs scientifiques qui continuent d’être le principal moteur de la MFDP, tandis que d’autres dimensions de la confiance, comme la relation médecin-patient, pourraient être plus importantes encore pour obtenir des résultats chez le patient18,19. Par exemple, les guides de pratique clinique ont eu tendance à favoriser une approche de type «taille universelle»20.
La MFDP évolue présentement pour répondre à ces critiques et fournir aux médecins de famille des outils pratiques afin d’améliorer leur capacité de dispenser des soins centrés sur le patient, notamment des aides à la décision fondées sur les données probantes les plus récentes, sans imposer des exigences de temps excessives à leur horaire déjà chargé.
Soins de santé primaire et MFDP
La centralité du patient dans l’évaluation et la mise en application des guides de pratique clinique fondés sur des données probantes
Des soins centrés sur le patient impliquent la participation active des patients et de leur famille aux décisions cliniques. Ils comportent de prendre en considération le contexte particulier de chaque patient et de s’efforcer d’assurer que les patients ont l’information et le soutien dont ils ont besoin pour prendre des décisions et participer à leurs propres soins21. Il est inadéquat pour les médecins de famille, tant sur le plan des soins centrés sur le patient que sur celui de la satisfaction professionnelle, de devenir des «automates dirigés par des protocoles»2 qui mémorisent une liste de recommandations fondées sur des données probantes ou cliquent sur une liste informatisée. Pour dispenser des soins centrés sur le patient en appliquant des lignes directrices fondées sur des données probantes, nous devons savoir non seulement la recommandation clinique elle-même, mais aussi la probabilité de ses bienfaits et de ses préjudices (la certitude des données probantes). Gardant à l’esprit la nature probabiliste des données probantes22, nous devons être capables d’évaluer de manière critique ces données probantes et déterminer la validité et la pertinence de recommandations spécifiques. Nous devons aussi le faire avec une compréhension des circonstances de la vie du patient, de ses préférences et de ses valeurs, ainsi que des coûts de la mise en œuvre de la recommandation.
Des progrès se réalisent dans la création de guides de pratique clinique fondés sur des données probantes pour mieux répondre à ces besoins. Par exemple, on peut mentionner l’adoption du système GRADE (grading of recommendations, assessment, development, and evaluation) pour évaluer les recommandations fondées sur des données probantes, produit par le nouveau Groupe d’étude canadien sur les soins de santé préventifs23. Élaboré en 2004, GRADE vise à aider les médecins à contextualiser les lignes directrices fondées sur des données probantes et à soutenir une approche centrée sur le patient24. Toutefois, pour que cette possibilité se réalise pleinement, il faut enseigner davantage aux médecins actuels et futurs à évaluer les données probantes selon l’angle de la centralité du patient. Par exemple, plusieurs études ont démontré le manque de connaissance ou de compréhension de la MFDP par les médecins, notamment les expressions importantes comme risque absolu, risque relatif et nombre de patients à traiter25–28. Les spécialistes qui fournissent une bonne partie de la formation médicale continue aux médecins de famille doivent devenir plus aptes à comprendre et à présenter les données probantes sous une forme claire et utile25. Il faut aussi régler les autres obstacles à la MFDP communément identifiés comme les contraintes de temps26,28 et la disponibilité des données probantes26. Alors que GRADE et d’autres outils d’évaluation critique et d’aide à la décision font leur apparition pour éliminer de tels obstacles et tenir compte de la centralité du patient dans la prise de décisions, les médecins de famille sont très bien placés pour contribuer au processus.
Soutien aux décisions fondées sur des données probantes: devenir un «courtier en choix»
Comme on l’a mentionné précédemment, un élément essentiel des soins centrés sur le patient est d’assurer que les patients ont l’information et le soutien nécessaires pour participer à leurs propres soins. La communication de données probantes revêt donc de l’importance et, même si les patients l’exigent de plus en plus, les médecins de famille ne le font souvent pas suffisamment29,30. De nos jours, bon nombre de patients s’intéressent beaucoup aux sciences et à la technologie; toutefois, il y a souvent des lacunes dans leur compréhension de la science et ils ne sont pas toujours certains de savoir à qui se fier et quelles données croire31. Pour compliquer le problème, les données concernant les meilleures façons de communiquer aux patients les faits probants se font rares. Epstein et ses collaborateurs ont constaté que les préférences quant à la façon de présenter l’information diffèrent d’un patient à l’autre et qu’il faut du temps, de la patience et du jugement29. De plus, la numératie dans le domaine de la santé, c’est-à-dire la façon dont les patients composent avec des renseignements quantitatifs quand il est question de leur santé, est un concept relativement nouveau que nous devons mieux comprendre32.
Face à ces défis, les médecins de famille pourraient encore être les mieux placés pour répondre aux besoins des patients quant à l’aide à la décision. Des années de formation ont permis aux médecins de famille d’acquérir de l’expertise dans le diagnostic et les traitements et, même si l’intuition et l’expérience continuent d’être des facteurs prépondérants dans la prise de décisions au quotidien33, les médecins de famille perçoivent généralement la MFDP comme un élément positif et important de meilleurs soins aux patients27. En outre, les relations à long terme avec les patients nous procurent la possibilité de comprendre les valeurs, les besoins et les attentes de chaque patient. Deux compétences générales qui pourraient appuyer la prise de décisions conjointes34 sont les compétences relationnelles (p. ex. la capacité de manifester de l’empathie et d’établir une relation avec le patient) et les compétences en communication de risques (p. ex. la capacité de traduire et de communiquer les données probantes pour aider le patient à prendre une décision éclairée).
Il existe donc un fondement sur lequel les médecins de famille peuvent s’appuyer pour améliorer leurs capacités de comprendre, d’évaluer et d’interpréter les meilleures données probantes dans le contexte du monde où vit chacun des patients35. Une telle démarche pourrait en retour accroître la confiance et la satisfaction des patients. Parmi les nouveaux outils susceptibles de faciliter ce processus, on trouve le cadre de communication en 5 étapes proposé par Epstein et ses collaborateurs29, des aides à la décision en fonction de scénarios pour divers sujets cliniques comme le dépistage prénatal30 et la liste de vérification à 4 éléments récemment validée SURE (acronyme en anglais pour sûr de soi; comprendre l’information; rapport risques-avantages; encouragement) pour détecter les conflits décisionnels chez les patients36.
Comme l’a affirmé le Future of Family Medicine Leadership Committee, une organisation établie aux États-Unis pour élaborer une stratégie visant à transformer et à renouveler la médecine familiale en tant que discipline, pour assurer avec succès la viabilité future de la profession, les médecins de famille doivent reformuler l’identité de la médecine familiale en insistant sur leur expertise à communiquer des données probantes médicales complexes aux patients dans un contexte qui humanise la médecine en tenant compte des attributs individuels et des valeurs du patient31. Ce faisant, les médecins de famille s’éloignent du rôle de contrôleur du processus décisionnel pour se rapprocher d’un rôle plus centré sur le patient en tant que «courtiers de choix», dans lequel même l’incertitude est partagée avec le patient22,37.
Perspectives d’avenir
Grâce à de solides habiletés en soins centrés sur le patient accompagnées de soutiens à la décision fondés sur des données probantes, ainsi qu’à notre valorisation fondamentale des relations, nous serons bien placés pour nous occuper de l’émergence de torts possibles causés par des excès dans le dépistage, le diagnostic et, par conséquent, le traitement, ainsi que des préjudices iatrogènes38. Étant donné qu’une perspective fondée sur des données probantes exige de plus en plus le signalement des préjudices et la prise en compte des résultats négatifs d’études randomisées contrôlées non signalés, bon nombre de nos approches du dépistage, du diagnostic et du traitement font l’objet d’une surveillance plus étroite. Appelée «médecine minimalement invasive»39, une approche à l’endroit des soins aux patients fait son apparition selon laquelle le fardeau du traitement est mis en évidence comme étant une composante importante du fardeau global de la maladie. À mesure que nous allons de l’avant et que nous nous retrouvons à prendre en charge des patients de plus en plus âgés et complexes souffrant de maladies chroniques, il est impératif, tant pour minimiser les préjudices que pour alimenter une relation de confiance médecin-patient, de prendre en considération les risques posés par le fait de surcharger nos patients avec des tests et des traitements qui, selon leurs contextes individuels, n’apporteront probablement pas des résultats qu’ils qu’ils jugeront significatifs. Alors que de tels changements de paradigmes se produisent, les soins centrés sur le patient bien ancrés dans la médecine familiale aideront notre discipline à contribuer considérablement à la santé de nos patients.
Conclusion
Les réformes des soins de santé primaires se produisent dans de nombreux pays et le Canada n’y fait pas exception. Grâce à son approche holistique et généraliste, la médecine familiale continue à se distinguer spécifiquement des autres professionnels de la santé, mais les changements en cours ont créé une tension entre un désir de préserver les rôles traditionnels et les possibilités offertes par l’adoption de nouveaux rôles. Dans le contexte actuel, les médecins de famille ont la possibilité d’évoluer avec les changements sur la scène des soins de santé, de réaffirmer leur influence professionnelle et d’agir comme chefs de file dans l’amélioration du système de soins primaires au Canada. Pour ce faire, il sera d’une importance cruciale de maintenir et d’alimenter la confiance chez nos patients. Nous pouvons commencer ce processus en perfectionnant nos habiletés à offrir du soutien à la décision centré sur le patient, fondé sur des données probantes comme fondement raffermi pour notre discipline. Il pourrait falloir d’autres recherches sur les préférences, les valeurs et les attentes des patients pour déterminer comment mieux répondre aux besoins futurs en soins primaires.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 409.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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