Vous regardez votre horaire de la journée et vous constatez que votre première patiente est Mme J.B. de 47 ans qui vient vous consulter pour un «FTLT-NPT». Vous maugréez silencieusement. «Fatiguée tout le temps. Besoin d’un billet pour le travail.» C’est un problème fréquent en médecine familiale, mais pas du genre que vous aimez particulièrement traiter.
Mme J.B. est venue vous voir 3 fois au cours des 3 derniers mois, se plaignant d’une terrible fatigue, de malaises et de douleurs. Elle n’avait pas de problèmes de santé auparavant, seulement 3 grossesses normales. Elle ne prend pas de médicaments, sauf de l’ibuprofène ou de l’acétaminophène, que vous lui avez suggérés à sa dernière visite. Mme J.B. travaille à plein temps, est périménopausée, mariée et heureuse en ménage, mais elle doit aussi composer avec les soins à des parents âgés et des adolescents turbulents à l’occasion. Elle fume la cigarette, boit 2 grands cafés par jour et aime boire du vin au souper. Elle n’a pas mené une vie très active. La dernière fois que vous l’avez vue, elle semblait maussade et vous vous êtes demandé si elle pourrait être déprimée; toutefois, exception faite de sa fatigue et de ses problèmes de concentration, votre analyse exclut la présence d’une dépression.
À l’examen physique de Mme J.B., les résultats sont normaux. Elle ne présente aucune anomalie musculosquelettique ni de signes neurologiques focaux. Les résultats des analyses de sang (p. ex. hémogramme, taux de sédimentation des érythrocytes, taux de thyréostimuline, de créatinine, de créatinine phosphokinase et de protéines C-réactives) sont également normaux. À sa dernière visite, Mme J. B. vous a indiqué que sa grand-mère souffrait «d’arthrite incapacitante». Elle est convaincue d’avoir des problèmes de santé. Vous vous demandez si elle ne souffrirait pas de fibromyalgie (FM) reliée à son statut hormonal, son sommeil perturbé et le stress, mais vous vous rappelez qu’il s’agit là d’un diagnostic d’exclusion. Cette fois-ci, vous effectuez un examen des points sensibles. Vous décidez de demander une consultation spécialisée, mais vous savez très bien que les délais d’attente dépassent 6 mois. Sera-t-il bénéfique à Mme J.B. de s’absenter de son travail? Que pourraitelle bien essayer maintenant?
De nombreux médecins de soins primaires préféreraient éviter un tel scénario. Les patients qui présentent des problèmes non spécifiques posent des défis; il faut faire un juste équilibre entre une investigation visant à ne «rien manquer» et la frustration de voir la patiente revenir sans cesse à votre cabinet en dépit de l’avoir rassurée que «tous les résultats de tests sont normaux». Plusieurs médecins ont aussi de la difficulté à comprendre les problèmes dépourvus de marqueurs biomédicaux identifiables. L’identification de la douleur chronique repose principalement sur ce qu’en rapporte le patient; par conséquent, les observateurs qui ont une tendance plus marquée vers les questions biomédicales que vers les facteurs psychosociaux et spirituels pourraient éprouver des difficultés avec des symptômes subjectifs1.
Lignes directrices
Heureusement, les lignes directrices canadiennes sur la FM de 20122 aident à clarifier le diagnostic, les investigations et la prise en charge de la douleur chronique généralisée (p. ex. FM). La pathophysiologie de la FM est de mieux en mieux comprise; les changements dans le système de réponse au stress de l’axe hypothalamohypophyso-surrénalien et la neuroplasticité maladaptive ont été bien documentés. À l’Université Laval, à Québec(Qc), les expériences raffinées de Marchand pointent vers une déficience des contrôles inhibiteurs descendants centraux de la douleur dans la FM3.
Les lignes directrices de 2012 insistent sur la nécessité d’adopter une approche biopsychosociale du traitement et fournissent des données factuelles sur l’influence de la génétique, de l’adversité durant la petite enfance et du stress sur le développement de la FM. Les médecins de famille ont le privilège d’offrir des soins complets, globaux et continus, et sont les mieux placés pour connaître les trajectoires de vie, les obstacles et les forces de leurs patients.
L’examen physique, dans les cas de FM, peut révéler une allodynie (c.-à-d. une douleur lorsqu’un stimulus indolore comme l’effleurement avec un coton-tige est administré)2,4. Les patients peuvent signaler une sensation déplaisante, douloureuse ou de grattement; toucher légèrement le dos du patient avec le bout d’un trombone peut provoquer une grimace ou un «aïe». Demander au patient de nuancer la douleur selon son intensité sur un dessin du torse et des membres, par exemple, peut aider le médecin à en apprécier l’amplitude. Le questionnaire Brief Pain Inventory est un autre outil que votre patient peut remplir à la maison ou dans la salle d’attente, qui peut servir à repérer les changements dans les scores de la douleur et son interférence5.
On trouve dans ces lignes directrices une liste de divers outils de dépistage de la FM et d’évaluation des résultats, y compris le Questionnaire d’impact de la fibromyalgie. Toutefois, même dans sa forme révisée, le Questionnaire d’impact de la fibromyalgie est compliqué et prend du temps à noter. L’outil de dépistage FiRST (Fibromyalgia Rapid Screening Tool) (Tableau 1) est probablement le plus simple et le plus efficace en soins primaires6,7. Un exemplaire de l’outil est accessible dans le site web de Mapi Research Trust7 et peut rapidement être complété par le patient dans la salle d’attente.
Les lignes directrices expliquent en détail le traitement de la fibromyalgie qui se fonde sur les symptômes. Si le patient se plaint principalement d’insomnie, posez-lui des questions au sujet du syndrome des impatiences dans les jambes ou de l’apnée du sommeil et traitez-le en conséquence. Si l’humeur est un problème, un anti-dépresseur comme la duloxétine, un inhibiteur de la recapture de la sérotonine-norépinéphrine, peut soulager la douleur et améliorer l’humeur. Cet agent est homologué au Canada aux fins du traitement de la FM. Souvenez-vous que les patients atteints de FM signalent une sensibilité aux médicaments. Il faut donc y aller «petit à petit» avec tous les médicaments. Par exemple, on peut commencer la duloxétine à très faible dose; durant le repas principal de la journée, on peut ouvrir une capsule de 30 mg et saupoudrer un quart à un tiers de son contenu sur de la compote de pommes avalée d’un seul coup sans mastiquer. Ce mode d’administration «non indiqué sur l’étiquette» évite les nausées qui sont l’effet secondaire limitant le plus fréquent. Les antidépresseurs tricycliques sont reconnus depuis long-temps dans le traitement de la FM; on peut éviter la sédation en prenant la dose 12 heures avant l’heure habituelle du lever. Pour la douleur, des données probantes appuient l’utilisation de la prégabaline ou du tramadol dans les cas de FM2. Il est déconseillé d’utiliser des opioïdes plus puissants, mais s’ils sont utilisés, les médecins devraient consulter les lignes directrices canadiennes pour la prescription des opioïdes8. Certaines données probantes justifient le recours à un cannabinoïde synthétique (nabilone) pour le sommeil et possiblement le soulagement de la douleur2. Par contre, il n’existe actuellement pas de données factuelles en faveur de l’utilisation de la marijuana fumée ou ingérée pour la prise en charge des symptômes de la FM. (Pour obtenir plus de renseignements sur la marijuana médicale, communiquez avec le Consortium canadien pour l’investigation des cannabinoïdes, au www.ccic.net, ou la Medical Cannabis Access Society, au www.medcannaccess.ca).
Les lignes directrices sur la FM traitent aussi des traitements psychologiques, de la réadaptation de la mobilité9,10, des stratégies de prise en charge autonome11,12, ainsi que des traitements en médecine complémentaire et alternative.
La fibromyalgie, tout comme le diabète, est un problème chronique et la relation avec un médecin de soins primaires encourageant, compatissant et impartial représente le fondement des soins complets et continus qu’offrent les médecins de famille.
Après avoir passé en revue les lignes directrices sur la FM, vous demandez à votre secrétaire de prolonger le rendez-vous et de remettre le questionnaire FiRST à Mme J.B. pour qu’elle y réponde dans la salle d’attente. Son score au FiRST est de 6 sur 6. Vous entrez dans la salle d’examen sans ressentir l’habituel sentiment d’impuissance. Vous discutez avec elle des résultats de tests normaux, confirmez la présence d’allodynie et expliquez la pathophysiologie sous-jacente de la FM et les facteurs qui y contribuent, comme le stress et les comportements de trop vouloir plaire à autrui. Vous montrez à Mme J.B. la vidéo Understanding pain. What to do about it in less than 5 minutes? (Comprendre la douleur. Quoi faire à cet égard en moins de 5 minutes?)13.
Vous expliquez à Mme J.B. que son absence du travail pourrait influencer négativement les résultats et entraîne rarement des améliorations fonctionnelles. Elle accepte de parler à son patron au sujet d’allègements dans sa charge de travail et vous lui fournissez avec plaisir une lettre à cet effet. Elle va aussi demander à son conjoint et à ses enfants de l’aider dans l’acquittement des responsabilités familiales. Elle est réceptive à l’idée d’essayer des thérapies non médicales pour commencer et vous lui donnez donc des renseignements sur le programme de prise en charge autonome de la douleur chronique de Stanford (Chronic Pain Self Management Program)14 et du Mindfulness-based Chronic Pain Program15, tous 2 accessibles dans votre communauté. Vous vous fixez des objectifs SMART (spécifiques, mesurables, appropriés, réalistes, temporels). Elle aime promener son chien et elle accepte donc d’essayer de le faire chaque jour pendant 15 minutes. Vous lui expliquez les effets de la caféine sur le sommeil, ainsi que ceux de la cigarette sur l’intensité de la douleur, puis vous lui donnez un rendez-vous de suivi dans 6 semaines. Vous consignez une note dans son dossier vous rappelant d’utiliser le Brief Pain Inventory à la prochaine visite pour évaluer ses symptômes, de lui demander comment les promenades avec son chien se passent sur le plan de la douleur et de lui conseiller fortement d’arrêter de fumer.
Conclusion
Les lignes directrices canadiennes sur la FM de 2012 sont un outil utile pour les médecins de soins primaires. Ces lignes directrices mettent en évidence le fait que nous pouvons investiguer et traiter la FM et renseigner les patients à ce propos sans avoir à faire passer des tests coûteux et à demander des consultations spécialisées. Il y a lieu d’analyser les nouveaux symptômes qui se développent chez un patient souffrant de FM avec la même attention que nous le faisons avec tous les patients. En fonction de paramètres fonctionnels, une approche biopsychosociale qui utilise des médicaments, le mouvement, des traitements axés sur la réflexion, la médecine complémentaire et alternative, ainsi que la prise en charge autonome dans un agencement adapté à chaque patient peut apporter des résultats satisfaisants à la fois pour le patient et pour le médecin.
Footnotes
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
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This article is also in English on page 599.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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