Il y avait dans la salle d’audience un pauvre bougre.... Il était là, assis sur une chaise, penché vers l’avant, immobile, l’air d’un chien battu. Un gros bonhomme, pas très vieux, dans la quarantaine peutêtre? Gros comme tous ceux qui prennent des antipsychotiques et qui, irrémédiablement, gagnent du poids, surtout à la taille, le ventre devenant protubérant— syndrome métabolique, dit-on. Ils sont faciles à reconnaître à leur démarche un peu balourde, l’air hagard, le regard fuyant, la peur et la crainte se dégageant d’eux. Arrivé en retard, il transpirait abondamment comme tous ceux qui prennent ces médicaments et qui subissent leurs effets anticholinergiques.
Il était encadré par son psychiatre, un petit monsieur, maigre, le crâne dégarni. Un monsieur qui s’exprimait très bien, lisant avec un accent français un texte qu’il avait rédigé. Un petit monsieur qui résumait en quelques pages l’histoire et l’évolution du pauvre type.
Il y avait aussi à sa gauche, son avocate. Une jeune femme très ordinaire: petite, émaciée, le menton fuyant, les cheveux raides. De grosses lunettes noires avec d’énormes montures cachaient sa figure, accentuant son rétrognathisme. Elle portait à sa main gauche, à l’annulaire, une bague indiquant qu’elle était mariée.
À sa droite, passé le psychiatre, une autre avocate qui représentait l’établissement. Une grande fille mince, juchée sur ses talons hauts, serrée dans ses collants noirs et son tailleur sombre. Toute jeune. Elle défendait l’intérêt public, semble-t-il. Comment une si jeune personne peut-elle défendre l’intérêt public?
Et devant le prévenu siégeait le tribunal. Petit tribunal que celui-là. Ils étaient trois: un avocat qui présidait la séance, une psychiatre et un psychologue. Ils devaient juger de la dangerosité de l’individu. Tout se passait autour d’une table.
Le pauvre homme
Le pauvre homme avait commis des crimes. Il avait proféré des menaces, des menaces de mort. Il avait été un jour accusé de voies de fait, il y a bien longtemps de cela, alors qu’il avait perdu la tête. Des voix lui avaient dicté ces comportements fous. Pauvre homme, désavantagé par la vie, issu d’une famille dysfonctionnelle, envahi par une psychose indéterminée, dénaturé par la drogue, l’alcool et le jeu, auxquels il ne touchait plus maintenant. Pas une goutte depuis 2 ans—combien autour de la table pouvaient se targuer d’un pareil exploit? Anéanti par la pauvreté: 800 $ par mois. Comment fait-on pour vivre avec 800 $ par mois? Et le juge qui lui demande: « Que faites-vous de vos journées? » « Rien », répond le pauvre bougre, « Je regarde la télévision ». Anéanti par la pauvreté et le désœuvrement. Vous pensez qu’à sa place, vous pourriez faire mieux? Un pauvre bougre, gros, immobile, transpirant, antipsychotisé, encadré, apeuré.
Il faisait pitié à voir.
Ils étaient là pour juger de son sort. En tout, 6 personnes, sans compter le travailleur social, l’ergothérapeute et l’agent de probation, absents de la rencontre. Tous voulant son bien! Décidément, la maladie mentale génère bien des emplois!
Le jeune étudiant
Et puis, il y avait aussi le jeune étudiant qui faisait son stage en immersion clinique, assis au bout de la table à regarder tout cela. Il observait le pauvre bougre, et se disait que la folie n’était pas loin. Il aurait fallu bien peu de choses pour que lui-même y sombre. Un moment d’impulsion, un instant d’égarement, un court-circuit dans le cerveau, 2 fils qui se touchent, le disjoncteur qui saute, n’importe quoi, et vous voilà transformé en pauvre type.
L’étudiant pensait à sa propre famille qui comptait de bien étranges personnages.
Il y avait Arcade, le cousin de son père, l’ermite du village. Arcade qui vivait dans une petite cabane faisant à peine 15 × 15 pieds, un « shack » sur le terrain de son frère, le barbier du village. L’habitation ne comptait, en tout et pour tout, qu’une seule et unique pièce, avec comme seuls ameublements un poêle, un frigidaire, une petite table, une chaise et un grabat. Il y avait aussi, fixée au mur, une tablette où Arcade conservait ses victuailles. Il y avait là plein de victuailles, mais essentiellement des conserves de Paris Pâté. Cela l’avait bien impressionné lorsqu’enfant, son père l’avait amené chez le fou du village.
Il y avait son père, ce grand sensible, ce dépressif chronique, ce dysthymique. Son père qui s’en faisait pour tout et pour rien. Qui interprétait les faits et gestes de tout un chacun, soupesant les paroles que l’un ou l’autre lui avait dites, y voyant des allusions ou des menaces partout.
Il y avait sa tante Lucille. Un jour, au cours d’une rencontre inopinée avec une collègue, il avait appris que cette tante souffrait de schizophrénie. Il l’ignorait. C’était donc pour cela que la sœur de sa mère était si bizarre et si fuyante.
Il y avait aussi sa propre mère. Sa mère qui parlait toute seule le matin en faisant sa vaisselle. Ce n’est pas normal, se disait-il, de parler tout seule le matin en faisant sa vaisselle. Comme si elle réglait ses comptes avec les autres, avec le passé.
Il y avait aussi Fernand, le petit cousin de son père qui s’était pendu dans sa grange, rendu à 85 ans. Faut le faire, quand même! Se pendre dans sa grange à 85 ans, à 2 doigts d’une mort naturelle qui vient inexorablement.
L’étudiant en immersion clinique en psychiatrie était donc là, assis au bout de la table, à penser à tout cela….
À penser que ça n’allait pas bien dans sa propre vie. Ses amours n’allaient pas bien. Quels amours! Quelles foutaises! Il fallait absolument qu’il sorte de cette relation malsaine. Mais il n’y arrivait pas.
Il avait peur de se retrouver seul. Il avait peur de chavirer. Il avait peur de se transformer en pauvre bougre, gros, transpirant, antipsychotisé, apeuré, amené devant un quelconque tribunal qui jugerait ses faits et gestes, et jaugerait sa folie.
Mais ça, évidemment, il n’osait pas le dire.
Mais ça, il n’osait pas en parler.
Assurément!
Remerciements
Ce texte a d’abord été publié dans un blogue sur ProfessionSanté.ca.
Footnotes
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