La Tribune aux idées dangereuses est une séance présentée chaque année au Forum en médecine familiale par la Section des chercheurs du Collège des médecins de famille du Canada. Inspirée par la Society for Academic Primary Care au Royaume-Uni, cette avenue est une invitation ouverte aux idées novatrices en guise de première étape dans l’avancement de notre profession par la recherche en médecine familiale. Les participants présentent une proposition d’avant-garde, ou réfléchie hors des sentiers battus, sur les façons d’améliorer les soins en médecine familiale, et expliquent ce qui rend l’idée dangereuse (p. ex. quel est le défi?) et les raisons de son importance. Les séances donnent au public la possibilité de débattre avec les présentateurs et de voter ensuite pour l’idée la plus dangereuse. Le concours pour présenter une proposition d’idée dangereuse s’ouvre chaque année en janvier. Avez-vous une idée « dangereuse » susceptible d’améliorer votre pratique ou la santé des Canadiennes et des Canadiens?
Voici la synthèse des 4 meilleurs résumés qui ont été choisis lors de la Tribune aux idées dangereuses qui s’est tenue au Forum en médecine familiale en novembre 2015 à Toronto, en Ontario. À la suite des présentations par les finalistes, les membres dans l’auditoire ont voté pour l’idée qui leur paraissait la plus convaincante.
Quatrième place: Mettre en garde les fournisseurs de DME - vers une approche éclairée par des données probantes à l’égard de la technologie de l’information
Les dossiers médicaux électroniques (DME) n’améliorent pas les soins. Des révisions systématiques ont fait valoir que les données démontrant des améliorations substantielles dans les résultats importants chez les patients grâce aux DME sont toujours limitées et conflictuelles. En dépit de ce qu’on prétend, très peu de données convaincantes démontrent la supériorité d’un produit de DME en particulier. Nous devons adopter une approche éclairée par des données probantes à l’égard de la technologie de l’information. Les fournisseurs doivent étayer leurs affirmations avec des données et des preuves. Leurs prétentions doivent être accompagnées d’une documentation solide et complète. Dans un monde idéal, nous prescrivons de nouveaux médicaments en nous fondant sur des données probantes tirées d’études randomisées contrôlées démontrant des améliorations importantes dans les résultats chez les patients; la technologie de l’information en santé ne devrait pas être abordée différemment. Les mesures sont une exigence essentielle à la production de données probantes. Nous avons besoin de données pour ces mesures. Les fournisseurs doivent :
offrir un produit capable d’extraire toute l’information dans les bases de données des DME aux fins d’exportation sous une forme propice à l’analyse, indépendamment de leurs actions ou de leur contrôle et sans frais;
fournir en temps opportun un dictionnaire des données pour leur produit, de même que des mises à jour;
fournir en temps opportun un diagramme des relations entre entités pour leur base de données des DME, de même que des mises à jour.
Comme dans les ventes de produits pharmaceutiques par le passé et les assertions les concernant, le monde des DME au Canada est rempli de déclarations d’efficacité et d’efficience sans fondement plutôt qu’accompagnées de preuves d’améliorations dans les résultats. Les fournisseurs doivent libérer les données emprisonnées dans leur produit pour nous permettre de mesurer nos soins; la prise en otage des données devrait devenir une relique du passé. Remettons en question les fournisseurs et exigeons d’eux des preuves et des données indiquant que leurs produits et leurs activités soutiennent des soins efficaces et efficients pour nos patients au moyen d’une utilisation intelligente des renseignements que nous inscrivons dans nos DME. En Dieu nous avons confiance; tous les autres doivent avoir accès aux données. Mettons en garde les fournisseurs de DME.
Troisième place : Le Canada n’a pas besoin de plus de médecins spécialisés en gériatrie
La population au Canada est vieillissante. On s’attend à ce que le nombre de personnes de plus de 65 ans double au cours des prochains 25 ans; en 2055, environ le quart de la population canadienne aura plus de 65 ans. Par ailleurs, nous sommes d’avis que le Canada n’a pas besoin d’un plus grand nombre de médecins qui se spécialisent en gériatrie. Ce dont nous avons besoin, c’est que tous les médecins, qu’il s’agisse des chirurgiens, des gynécologues et surtout des médecins de famille, aient des compétences avancées dans les soins aux patients plus âgés. L’American Geriatrics Society a élaboré une liste des compétences gériatriques « minimales » ou « de tronc commun » exigées des résidents en médecine d’urgence, en médecine interne et familiale, en psychiatrie et en chirurgie, réduisant ainsi la nécessité de recourir à des gériatres pour des problèmes de santé courants chez les patients plus âgés. Les médecins de famille au Canada devraient suivre cette piste parce que nous avons le privilège et le défi de soigner un plus grand nombre d’aînés au quotidien. En outre, parce que la médecine familiale est une discipline communautaire, les médecins de famille doivent s’adapter aux besoins changeants de nos communautés vieillissantes. Accorder la priorité à l’éducation en soins gériatriques durant la résidence en médecine familiale compte parmi les moyens d’encourager les médecins de famille à épouser leur rôle de soignants auprès de la population canadienne vieillissante. Dès leur premier jour en pratique, les médecins de famille devraient se sentir aussi à l’aise avec les personnes âgées complexes, fragiles et confinées à domicile qu’avec les femmes enceintes ou les nouveau-nés en santé. Le renforcement des exigences du cursus en gériatrie dans les programmes postdoctoraux de médecine familiale assurerait que les nouveaux médecins de famille soient préparés à s’occuper des aînés aussitôt qu’ils amorcent leur carrière. Pour les médecins de famille déjà en pratique, on devrait accorder la priorité à des possibilités de formation médicale continue de haut calibre et facilement accessibles sur des sujets de base en gériatrie. Essentiellement, nous ne préconisons pas que tous les médecins de famille deviennent des spécialistes en gériatrie, mais nous soutenons plutôt que tous les médecins de famille doivent être « conviviaux en gériatrie ».
Deuxième place : En finir avec les ordonnances non remplies - établir une assurance-médicaments nationale au Canada
Imaginez un monde où chaque ordonnance que vous rédigez est bel et bien remplie. De nos jours, les maladies chroniques sont la principale cause de morbidité et de mortalité, et les médicaments sont souvent la principale intervention que nous avons à notre disposition. Par contre, dans notre système de santé financé par les fonds publics, les médicaments remboursés à l’hôpital ne le sont plus une fois que les patients retournent chez eux. Les visites au médecin sont couvertes, mais les médicaments qu’il recommande ne le sont pas. C’est pourquoi 1 personne sur 10 au Canada ne fait pas remplir son ordonnance à cause des coûts. Cette situation est inacceptable, mais il existe une façon de la corriger. Nous savons que l’instauration d’un régime national d’assurance-médicaments au Canada en vertu duquel les médicaments seraient couverts par le régime public serait plus équitable, améliorerait les résultats sur le plan de la santé et, en fait, nous économiserait de l’argent. C’est parce que le pouvoir conféré par les achats en gros, la négociation des prix et la centralisation des processus augmente l’efficience. Cette démarche à elle seule pourrait épargner à la population canadienne, selon les estimations, plus de 11 milliards de dollars, sans compter les économies potentielles à réaliser en prévenant les visites à l’urgence et les hospitalisations. Tous les autres pays industrialisés au monde dotés des soins de santé universels le font sauf nous. Une assurance-médicaments nationale révolutionnerait notre capacité de traiter nos patients et améliorerait considérablement les résultats pour la santé. En tant que médecins de famille aux premières lignes des soins de santé, notre participation à la lutte pour établir une assurance-médicaments nationale est une idée dangereuse qu’il est temps d’exploiter. La bonne chose à faire est aussi la plus intelligente alors agissons.
Première place : La primauté des médecins de famille dans les guides de pratique en soins primaires
La médecine familiale est à un point tournant. Les médecins de famille fournissent, et de loin, la majorité des soins prodigués au Canada (Can Fam Physician 2015;61:449–53), mais prenons-nous part à l’enseignement et au leadership? Selon la recherche, seule une part minime (17 %) du perfectionnement professionnel continu est offert par des médecins de famille. Fait plus inquiétant encore, les médecins de famille ne comptent qu’en faible minorité (17 %) au nombre des collaborateurs aux guides de pratique clinique en soins primaires. En revanche, 54 % des collaborateurs aux guides de pratique en soins primaires sont des spécialistes de disciplines autres que la médecine familiale, une proportion qui augmente lorsqu’il s’agit des lignes directrices nationales et de celles financées par l’industrie pharmaceutique. Les risques de conflit d’intérêts sont presque deux fois plus élevés chez les spécialistes autres que les médecins de famille par comparaison à ces derniers (Can Fam Physician 2015;61:52–8). D’autres études de recherche font valoir que les spécialistes autres que les médecins de famille sont plus enclins à rédiger des études partiales et que plus leur pratique est ciblée, plus ce risque de parti pris est élevé. De plus, d’autres études démontrent que le ratio des autres spécialistes par rapport aux médecins de famille influe sur les recommandations dans les guides de pratique. Ces constatations devraient être envisagées à la lumière du document intitulé « Clinical practice guidelines we can trust », produit par l’Institute of Medicine. Parmi les recommandations figure un meilleur équilibre parmi les collaborateurs afin de tenir compte des utilisateurs finaux et de minimiser le potentiel de conflits d’intérêts. Je crois que bon nombre des difficultés relatives à l’application des guides de pratique clinique en soins primaires sont attribuables à ces limitations. Mon idée dangereuse est que les soins primaires devraient prendre le contrôle de leurs propres lignes directrices. Nous devrions présider les comités de rédaction des guides, représenter au moins 50 % des collaborateurs et soulever les questions cliniques pertinentes auxquelles répondre dans les lignes directrices (pour lesquelles nous dirigerons la révision des données probantes). Ce faisant, nous assurerons la pertinence des guides à l’égard des soins primaires, nous minimiserons le potentiel de conflits d’intérêts et de partialité, et nous améliorerons la mise en application des données probantes. Personne ne comprend mieux les soins primaires que les médecins de famille et seuls les médecins de famille peuvent les améliorer.
Footnotes
Ces résumés ont fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the February 2016 issue on page 120.
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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