J’ai été invité, il y a quelques années, à assister au Forum annuel des dirigeants du Collège des médecins de famille du Canada (CMFC). La rencontre avait pour thème principal la responsabilité sociale1. Au nombre des participants se trouvaient des membres du Conseil d’administration du CMFC, du personnel du Collège, de même que d’autres participants invités; la salle de réunion était remplie de personnes très motivées et impliquées socialement. Des présentations ont été faites sur des travaux à Haïti et dans les quartiers défavorisés de certaines de nos villes; il y avait un jeu de société conçu pour encourager la coopération et structuré pour démontrer les iniquités sociales. À l’ordre du jour figuraient aussi des discussions sur les défis avec lesquels sont aux prises les peuples autochtones au Canada.
Mon argumentation dans cet article s’inscrit dans un engagement envers la responsabilité sociale qu’ont imposé les facultés de médecine au Canada et qu’ont entériné toutes les principales associations médicales2–4. Par exemple, la charte de la plus récente faculté de médecine au Canada, l’École de médecine du Nord de l’Ontario à Sudbury et à Thunder Bay, comporte un engagement envers la responsabilité sociale, et l’Université Memorial de Terre-Neuve à St John’s s’est toujours donné comme mandat de former des médecins à la pratique rurale dans les régions mal desservies de la province.
Mais qu’est-ce que la responsabilité sociale? Ce concept est expliqué de diverses façons dans la littérature médicale5–7. Je crois que toutes les explications de la responsabilité sociale comportent un effort pour combler les écarts sociaux, psychologiques et culturels qui existent entre les médecins privilégiés de la classe moyenne et les populations marginalisées et mal desservies qui ont besoin de soins.
Si je me fie aux discussions qui se sont déroulées à cette séance du CMFC, il est évident que la responsabilité sociale fait partie d’une initiative plus large de la communauté médicale mondiale. Bien que les conversations à la rencontre aient été animées et passionnées, je suis parti avec le sentiment qu’il manquait quelque chose dans les discussions et dans l’approche confortable de la classe moyenne à l’égard de cet enjeu.
Permettez-moi d’expliquer comment mon travail a façonné mon point de vue sur la responsabilité sociale.
Contexte
Je vis depuis plus de 14 ans au Nunavut, où j’ai travaillé comme médecin et directeur médical, et où j’occupe actuellement le poste de médecin-chef territorial. Le Nunavut a été créé en 1999 comme territoire en bonne et due forme. L’initiative politique à l’origine de la création du Nunavut est le règlement de revendications territoriales entre les Inuits de l’Arctique de l’Est et le gouvernement du Canada. Ce règlement reconnaissait le droit de souveraineté du Canada sur ces terres en échange d’argent pour les Inuits ainsi que de droits sur ce territoire et son utilisation, qui sont stipulés dans l’entente.
Le Nunavut est régi sous la forme d’un gouvernement populaire dans une société majoritairement inuite. Par exemple, j’y ai le droit de vote et je suis admissible à être un représentant élu et même, théoriquement, le premier ministre. La situation est bien différente de celle qui prévaut dans les réserves, où vivent de nombreuses Premières Nations.
Le Nunavut ressemble à un pays en développement. Les taux de pauvreté sont très élevés, les niveaux d’éducation généralement faibles et les habitations surpeuplées. Les diverses statistiques sur le mauvais état de santé sont typiques des populations défavorisées sur le plan socioéconomique. Son développement politique (sa décolonisation) a exigé de prendre le contrôle de sa propre destinée, de prendre sa place au sein des provinces et des territoires du Canada, et d’apprendre à offrir des services et des possibilités de grande qualité à sa population peu nombreuse, largement dispersée et à majorité inuite. Ce sont les mêmes services et possibilités auxquels s’attendent les Canadiens, peu importe où ils vivent au pays.
Il y a un certain nombre de médecins qui sont venus au Nunavut, ont choisi de s’y installer et ont offert au fil des ans d’excellents soins cliniques. Ils sont aussi devenus, de par leur engagement, partie intégrante de la communauté et ils ont contribué au développement politique et social du Nunavut.
Le travail d’un médecin au Nunavut est exigeant, fascinant et exceptionnellement épanouissant sur le plan professionnel. Par ailleurs, vivre et travailler dans une société en développement et marginalisée, même dans notre propre pays, comporte des défis considérables.
Ce genre de travail n’est pas pour tout le monde.
Je crois que, par leurs actions, ces médecins incarnent ce que veut dire la responsabilité sociale. Ils sont responsables envers leur communauté : le peuple du Nunavut. Ils ne travaillent pas pour une agence tierce, comme une université du Sud, une organisation établie dans un grand centre urbain ou le gouvernement fédéral. Ils travaillent pour la population du Nunavut, par l’intermédiaire de leur agent, le gouvernement du Nunavut.
Si de nombreux Inuits n’ont pas l’éducation et l’expérience nécessaires pour être des gestionnaires professionnels, bon nombre d’entre eux ont cette éducation et cette expertise. Par exemple, à titre de médecin-chef, ma superviseure immédiate, la sous-ministre de la Santé, est qallunak (une non-Inuk), mais sa « patronne », la ministre de la Santé, est une Inuk. Son « patron » à elle, le premier ministre, est un Inuk et il se rapporte à la commissaire (l’homologue d’un lieutenant-gouverneur), elle aussi une Inuk, dont la « patronne » est la Reine.
Donc, ces médecins qui sont venus du « Sud » sont profondément ancrés dans un système dirigé par des Inuits.
Les médecins que je cite comme exemples de responsabilité sociale ne sont ni des martyrs, ni des missionnaires. Ce ne sont pas de nouveaux diplômés à la recherche de l’aventure. Ce sont des gens normaux qui vivent normalement une vie active.
Autrement dit, ils incarnent la responsabilité sociale par le fait même de vivre et de travailler dans une société marginalisée et défavorisée sur le plan socioéconomique, de s’être installés ici, d’avoir choisi ici leur partenaire de vie, d’accepter leur statut de groupe minoritaire dans une société culturellement différente. C’est là la responsabilité sociale en action.
Les enseignements de l’expérience au Nunavut
Alors, que nous apprend l’expérience au Nunavut à propos de la responsabilité sociale? Lorsque je réfléchis aux conversations que j’ai eues au sujet de cette importante question et au concept de la distance psychologique à combler entre les médecins en pratique, je crois que le Nunavut nous démontre que la responsabilité sociale exige de l’engagement, une humilité culturelle et des partenariats.
Engagement
Les médecins qui vivent et travaillent au Nunavut font preuve d’un réel engagement envers la communauté et la population. Ils ne font pas partie d’une communauté « d’expatriés » qui vivent à l’écart des gens qu’ils desservent. Ils ne se « sauvent » pas lorsque les circonstances deviennent difficiles.
Je crois qu’agir de manière socialement responsable exige un engagement considérable envers la communauté et une intégration dans les communautés sociales et bureaucratiques.
Lors d’un atelier sur la santé mondiale auquel j’ai assisté il y a quelques années, le conférencier parlait avec fierté de l’envoi de médecins juniors dans des pays sous-développés pendant quelques mois à la fois, pour offrir leurs services. Par ailleurs, l’organisateur de l’un de ces pays a indiqué au directeur du programme au Canada que son organisation ne voulait pas de médecins inexpérimentés à court terme, mais préférait des médecins expérimentés à long terme.
Je suis complètement d’accord avec la requête des organisateurs de pays hôtes de recevoir des médecins expérimentés qui prennent un engagement à long terme.
Apparemment, le directeur du programme a essayé de recruter des membres seniors du corps professoral pour offrir ce service, mais il n’a trouvé aucun preneur. Si les membres seniors d’un tel programme en santé mondiale ne sont pas disposés à accepter ce genre de défi, je leur suggérerais, ainsi qu’à leurs directeurs de programme, de réexaminer leur engagement envers la responsabilité sociale qui représente un facteur important dans les objectifs en santé mondiale.
J’affirme que les populations mal desservies ne peuvent plus être traitées comme des « cobayes » à l’intention de médecins sans expérience. Ces populations, comme le Nunavummiut, veulent et méritent une continuité de soins par des médecins d’expérience et engagés.
Humilité culturelle
Selon moi, l’humilité culturelle désigne non seulement la volonté de respecter une autre culture, mais aussi la réceptivité à se soumettre aux mœurs et au leadership de la culture hôte. Je suppose que le mot humilité est très semblable à ce qu’on appelle la compétence culturelle dans les discussions scientifiques sur les enjeux transculturels. Toutefois, je pense qu’au lieu d’avoir un ensemble d’habiletés (p. ex. compétence), une attitude appropriée envers nos patients et nos collègues représente une qualité plus fondamentale. Si nous abordons cette tâche avec une attitude d’humilité et de respect, nous pouvons acquérir les connaissances au sujet de nos patients et les habiletés requises pour naviguer avec succès. Les médecins qui travaillent au Nunavut sont un modèle d’humilité culturelle parce qu’ils se sont complètement intégrés dans ce système de santé dominé par des Inuits.
Partenariats entre égaux
Quand nous sommes assis dans une salle de réunion à Toronto, en Ontario, à discuter des personnes marginalisées et dans le besoin, il est difficile d’éviter de tomber dans ce que je considère un vicieux paradoxe de supériorité culturelle (souvent inconsciemment) qui nous distance des personnes que nous souhaitons servir. Nous essayons ensuite de raccourcir cette « distance » en ressentant un sentiment envahissant de culpabilité au sujet de notre propre situation économique favorable et de nos vies aisées en comparaison des problèmes interminables auxquels les populations pauvres et marginalisées sont confrontées dans notre propre pays et autour du monde. Faire sentir coupable une personne ou un groupe social peut être une stratégie efficace de sensibilisation, mais ce n’est pas une base solide pour une relation de travail saine et productive. Lorsque notre réaction à la situation d’un groupe est de dire à ses membres comment régler leurs problèmes ou encore de nous sentir si coupables que nous ne pouvons pas les traiter comme des égaux, il n’est alors pas possible de réduire cette « distance » d’une manière authentique et respectueuse.
Lorsque la responsabilité sociale est ainsi formulée, je crois qu’elle est vouée à l’échec. D’autre part, les partenariats entre égaux peuvent être très efficaces, parce qu’ils nous conduisent au-delà de la dichotomie « supériorité-culpabilité » pour nous amener dans un autre monde de transactions sociales.
Par exemple, au Nunavut, nous avons une pénurie de médecins et d’administrateurs qualifiés. Par ailleurs, nous comprenons nos problèmes sur le plan de la santé et nous avons des idées sur la façon de les régler. Nous avons besoin (et nous disposons) de partenaires universitaires et du système de santé venant de l’extérieur du territoire pour nous fournir l’expertise afin de répondre à nos priorités. Les partenaires en cause sont invités par nous, selon nos conditions, pour aider à répondre aux besoins que nous avons identifiés. Je vois ces partenariats comme un modèle à suivre pour les agences de l’extérieur qui offrent de l’assistance, n’importe où dans le monde.
Conclusion
Alors, où tout cela nous mène-t-il? Je crois que la responsabilité sociale est un dérivé de l’engagement, de l’intégration, de l’humilité et de l’approche égalitaire respectueuse à l’égard de nos patients et de nos partenaires dans les services. Il y a vraiment des limites à ce que nous pouvons accomplir à partir des salles de conférence à Toronto, confortablement installés dans nos vies et nos emplois dans les régions privilégiées de notre pays.
J’invite tous mes collègues à travailler ensemble pour faire avancer le mandat de la responsabilité sociale, et à réduire les distances à la fois géographiques et psychologiques entre la salle de conférence à Toronto et la pratique au Nunavut, de manière significative, efficace et concrète.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
This article is also in English on page 377.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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