Au cours des 2 dernières décennies, la recherche en médecine familiale a pris de l’expansion et, d’une certaine manière, de la maturité. Avant les années 1990, la recherche en médecine familiale était largement une entreprise « artisanale », comptant très peu de chercheurs professionnels établis et seulement quelques médecins de famille qui faisaient de la recherche « sur la table de cuisine »1. Grâce à la création de programmes menant à une carrière en recherche dans les plus importants départements universitaires de médecine familiale au Canada, aux États-Unis, en Australie et au Royaume-Uni, la médecine familiale a mis sur pied un groupe émergent de chercheurs professionnels capables de compétitionner aux plus hauts niveaux pour l’obtention de subventions et pour la publication dans les revues nationales et internationales révisées par des pairs2–4.
Le maintien et l’élargissement de cette réussite posent des défis, mais il est tout aussi important de comprendre comment tous les médecins de famille s’impliquent ou non dans la recherche et travaillent à s’impliquer encore davantage. Comment les médecins de famille s’engagentils dans la recherche? Pourquoi est-ce important qu’ils le fassent? Comment pouvons-nous favoriser un plus grand engagement au sein de notre discipline?
Nous décrivons une écologie de l’engagement des médecins de famille dans la recherche pour expliquer les degrés potentiels d’implication que pourraient avoir tous les médecins de famille et les domaines où, selon nous, un tel engagement est faible et pourquoi. Le concept de l’écologie a pour but de fournir un vocabulaire et un cadre de travail servant à réfléchir à l’implication dans la recherche dans l’ensemble de notre discipline, d’orienter la formation pour l’acquisition des compétences menant à un plus grand engagement dans la recherche et, en définitive, de créer les paramètres servant à évaluer nos progrès en tant que discipline.
Tout comme avec l’écologie du modèle des soins médicaux5, nous proposons un modèle visuel (Figure 1). Il illustre les façons dont les médecins de famille pourraient s’impliquer dans la recherche et l’intensité relative d’un tel engagement. La plupart des médecins de famille se situent probablement dans la catégorie d’implication la moins intensive, quoique néanmoins vitale. À l’autre extrémité du modèle se trouvent un très petit nombre de médecins de famille qui consacrent la majorité de leur temps professionnel à produire des études de recherche. L’intention de ce modèle, de la description et de la discussion n’est pas de constituer une révision systématique, mais ce schéma est éclairé par nos observations et nos réflexions, de même que par certaines données probantes tirées des ouvrages spécialisés en médecine familiale.
Développer et maintenir la compétence de base
L’engagement le plus fondamental des médecins de famille dans la recherche est à titre de consommateurs de ses nombreux « produits », notamment les résultats des études cliniques randomisées et contrôlées sur des thérapies, l’information sur l’utilisation appropriée des récents examens diagnostiques plus précis, ainsi que les recommandations des guides de pratique clinique, pour n’en nommer que quelques-uns.
On suppose que dans le contexte de leur développement professionnel continu et du maintien de leurs habiletés, tous les médecins de famille prennent connaissance des travaux de recherche, utilisent leur évaluation critique et mettent en application les guides de pratique, et qu’ils ont les compétences pour ce faire. Par compétences, on entend que tous les médecins de famille ont la capacité de recenser les plus récents résultats de recherche de grande qualité, de les évaluer de manière critique et de les mettre en pratique en milieu clinique en temps opportun. Toutefois, il est probable que la plupart des médecins de famille débordés se fient à des ressources secondaires qui recherchent et évaluent pour eux les données probantes. De plus, de nombreux médecins de famille plus âgés n’ont pas reçu la formation pour acquérir ces compétences.
Préparons-nous les médecins de famille de l’avenir pour qu’ils s’impliquent plus pleinement dans la recherche? Selon notre expérience de l’enseignement à des résidents en médecine familiale de ce qu’on appelait, il y a une génération de cela, l’évaluation critique, et qu’on appelle désormais la médecine fondée sur des données probantes—la capacité de trouver et d’évaluer de manière critique les produits de la recherche clinique pour les utiliser dans la pratique—qu’en dépit de cette formation, les résidents ne sont pas des lecteurs assidus ou systématiques des ouvrages médicaux et qu’eux aussi se fient fortement à des évaluateurs secondaires ou tertiaires des données probantes, comme UpToDate. Parce qu’une bonne partie de leur formation se déroule encore dans des milieux de spécialisations autres que la médecine familiale, ils ont aussi tendance à se fier à des enseignants d’autres spécialités pour obtenir ce que ces autres spécialistes considèrent être les renseignements les plus récents.
Cette situation est potentiellement dangereuse. Par exemple, dans une récente révision systématique portant sur un échantillon aléatoire d’InfoPOEMS (Patient-Oriented Evidence that Matters) de pharmacothérapies pertinentes aux médecins de famille, les auteurs n’étaient pas d’accord avec 3 des 10 recommandations, en raison de la mauvaise qualité des études ou de l’omission de mesurer les thérapies selon les résultats axés sur le patient (Khoosal, Davey et Pimlott; données non publiées).
Dans les programmes de formation en médecine familiale, nous ne réussissons pas à inculquer suffisamment aux apprenants l’importance et la pertinence des compétences essentielles à la recherche des données probantes, à leur évaluation et à leur mise en pratique de manière appropriée. C’est un défi que nous devons relever de nouveau et, pour ce faire, les enseignants en médecine familiale doivent servir, de manière plus cohérente, de modèles à imiter de ces attitudes et de ces compétences.
Le monde à l’envers
Les médecins de famille se fient beaucoup aux guides de pratique clinique pour se tenir à jour et améliorer les soins aux patients. Par ailleurs, de nombreux modèles d’élaboration et de mise en œuvre comportent actuellement des problèmes sérieux, ce qui offre une possibilité d’accroître l’engagement et l’influence des médecins de famille. Même s’il y a des exceptions, comme les guides élaborés par le Groupe d’étude canadien sur les soins de santé préventifs et le Preventive Services Task Force des États-Unis, la plupart sont axés sur une seule maladie, et les groupes d’experts sont dominés par des spécialistes autres que des médecins de famille, sans compter que plusieurs sont en conflit d’intérêts6. Les médecins de famille soupçonnent ces conflits et leurs doutes à ce propos influencent leur adhésion aux guides7. En raison du manque de représentation des médecins de famille et du public, les experts en élaboration de guides omettent de prendre en compte les questions plus larges, comme les conséquences économiques, les coûts de renonciation de privilégier un problème plutôt que les autres et les moyens efficaces de mettre en œuvre les guides de pratique.
Un récent guide de pratique, publié sur la prise en charge de l’hyperlipidémie8 et produit par un comité chargé des lignes directrices formé principalement de médecins de famille et d’autres professionnels des soins primaires, répond à bon nombre de ces inquiétudes. Des lignes directrices comme celles-ci pourraient devenir la démarche à suivre à l’avenir. Un rôle accru dans l’élaboration des guides de pratique clinique signifie qu’il sera de plus en plus important que les médecins de famille soient bien formés pour évaluer de manière critique les études de recherche primaires et qu’ils maintiennent ces compétences une fois en pratique.
Amélioration de la qualité : l’engagement dans l’action
La croissance des activités d’amélioration continue de la qualité présente la possibilité d’engager les médecins de famille dans des expériences de recherche microcosmique. La recherche est définie comme la génération de connaissances généralisables. L’étude de sa propre pratique et de ses comportements dans le but d’améliorer les soins centrés sur le patient suit un processus très semblable. Depuis la formulation de la question jusqu’à la collecte et à l’analyse des données pour en tirer les conclusions appropriées, le cheminement est le même. Les habiletés requises pour améliorer la qualité dans une pratique clinique sont facilement transférables au développement d’une question de recherche à laquelle on répond systématiquement. De nombreux programmes de formation en médecine familiale exigent que les résidents accomplissent un projet d’amélioration de la qualité qui leur confère une habileté utile une fois en pratique, ainsi qu’un meilleur aperçu du processus de la recherche.
Rapports de cas : une activité de base
Le rapport de cas constitue l’une des meilleures façons pour des médecins de famille de s’impliquer dans la recherche et d’y contribuer9. Même si c’est une forme de recherche peu valorisée, les rapports de cas ajoutent à notre compréhension de présentations précoces ou inhabituelles de la maladie et mènent occasionnellement à la découverte de nouvelles maladies, comme ce fut le cas avec l’infection au VIH.
Dans la formation en médecine familiale, nous avons éprouvé de la difficulté à impliquer les résidents dans la recherche. Ce problème est en partie attribuable au fait que nous leur ayons demandé de s’engager comme le feraient des chercheurs professionnels en médecine familiale : élaborer une proposition de recherche, la présenter au comité d’examen d’un établissement, effectuer l’étude, la rédiger (dans l’espoir de la publier). Bon nombre d’entre eux ont pris la recherche en aversion durant cet exercice10. La plupart d’entre eux n’ont pas les compétences préalables requises ou le temps de les perfectionner durant leur résidence. Un autre problème se situe dans le fait que leur but principal durant la courte période de formation comme généraliste est d’acquérir les compétences cliniques. Si nous encourageons les résidents à devenir des observateurs cliniques avisés et si nous les aidons à publier des cas intéressants ou inhabituels, nous pouvons les impliquer dans la recherche d’une manière qui concorde avec leurs priorités et qui influencera positivement leurs identités professionnelles. La démarche pourrait même produire les compétences et la confiance nécessaires pour contribuer des rapports de cas aux ouvrages spécialisés, une fois qu’ils seront en pratique.
Découverte clinique: une forme de recherche oubliée
Vers la fin de sa carrière, Ian McWhinney était déçu que les médecins de famille ne s’impliquent plus dans ce qu’il appelait la découverte clinique11–13. Il désignait par cette expression la découverte de nouvelles maladies, de présentations nouvelles ou inhabituelles de maladies dont l’évolution naturelle était pourtant bien connue et les façons uniques dont ces maladies (et leurs traitements) pouvaient interagir avec les patients. Le rapport sur un seul cas est une forme de découverte clinique, mais elle comprend aussi les séries de cas et les interventions concrètes dans une pratique. Les travaux observationnels et descriptifs d’omnipraticiens avant-gardistes, comme Edward Jenner, James McKenzie et William Pickles, en sont des exemples manifestes14.
McWhinney affirmait que le déclin de cette forme de recherche s’expliquait en partie par la dévalorisation de la recherche observationnelle clinique à l’ère des études contrôlées randomisées. Pourtant, elle demeure une forme importante de recherche en médecine familiale et l’une des façons les plus accessibles pour les médecins de famille de contribuer à la recherche dans notre discipline.
Réseaux de recherche basée sur la pratique : la nouvelle frontière
Même si les réseaux de recherche basée sur la pratique ne sont pas nouveaux, leur expansion au Canada tire de l’arrière par rapport à celle d’autres pays. Au cours de la dernière décennie, les réseaux canadiens se sont développés malgré un manque de soutien ou de financement de l’infrastructure.
L’un des défis auxquels sont confrontés ces réseaux se situe dans l’élaboration de processus permettant aux cliniciens qui travaillent « sur le front » de s’impliquer avec des chercheurs professionnels en médecine familiale, dont certains pourraient ne pas être des médecins de famille. Les possibilités sont considérables pour les médecins de famille qui font d’importantes découvertes cliniques et qui pratiquent dans le contexte de ces réseaux de recherche plus larges, où ils peuvent miser sur l’expertise de leurs collègues chercheurs et sur les données cliniques collectives accessibles dans l’ensemble du réseau. L’utilisation de la technologie de l’information en évolution pour créer des observatoires virtuels permettant de partager les observations cliniques et de comparer les approches à la prise en charge des patients présente un énorme potentiel. La « production participative » pourrait s’étendre à la recherche en médecine familiale et impliquer les médecins de famille dans la recherche à un tout nouveau niveau.
Le chercheur professionnel
Comme dans toute initiative, la maîtrise et l’expertise reposent sur une combinaison de formation et d’expérience. L’expertise en recherche exige de limiter la pratique clinique pour consacrer du temps à l’activité et à la production de la recherche. Nous avons désigné les médecins qui s’y adonnent sous le nom de chercheurs professionnels. Dans un contexte où les propositions de recherche ont 15 % de chances de recevoir du financement15, il est devenu impératif que les chercheurs prennent le temps nécessaire pour développer leur expertise s’ils veulent prospérer comme chercheurs subventionnés. Ce mouvement allant de « guerrier de fin de semaine » à chercheur professionnel, quoiqu’il soit essentiel pour réussir face à la concurrence, n’est effectué que par un petit groupe de médecins de famille fortement engagés. Par ailleurs, la réussite d’un médecin de famille chercheur exige aussi des liens étroits avec le « laboratoire » de la médecine familiale : la pratique clinique en milieu communautaire.
Vivre dans une case
Ce modèle descriptif pour faire comprendre l’engagement dans la recherche n’est pas statique et il comporte des limites. Même si la Figure 1 implique une hiérarchie de cases qui représentent les genres et les degrés de l’engagement, ce n’est clairement pas le cas. Au cours de leur carrière, les médecins de famille s’engageront et s’impliqueront en recherche de diverses façons. Certains qui choisissent de poursuivre leur carrière comme chercheurs professionnels chemineront de manière linéaire le long de ce continuum. La plupart des médecins de famille occuperont différentes places à divers moments de leur carrière, selon ce que leur dictent leur pratique clinique, leurs intérêts et l’étape où ils en sont dans la profession. La case n’est pas une prison, mais plutôt une membrane semi-perméable.
Conclusion
Contrairement à ce qui est possible dans l’écologie des soins médicaux, il est actuellement difficile d’insérer des chiffres dans chacune des cases. Pour que le modèle soit plus robuste, il faudra faire à la fois de la recherche quantitative (associer certaines statistiques aux catégories) et qualitative (déterminer la puissance d’explication et de génération du modèle).
Il est réaliste de penser que la plupart des médecins de famille en pratique clinique sont des utilisateurs de la recherche et de ses produits, que ce soit directement à partir des ouvrages primaires ou non. Il est aussi raisonnable d’affirmer que parmi les 35 000 médecins de famille au Canada16, très peu sont des chercheurs professionnels. Par exemple, dans le département auquel l’un de nous est affilié (N.P.), on compte plus de 600 médecins de famille membres du corps professoral, mais moins de 25 sont des chercheurs professionnels subventionnés en médecine familiale à temps plein ou partiel.
En élaborant ce modèle et en réfléchissant aux défis que doit relever la médecine familiale en tant que discipline, 2 constatations se dégagent. La première est que nous avons largement réussi à développer des chercheurs professionnels en médecine familiale, quoique des obstacles persistent. La deuxième est que nous devrions nous concentrer sur le perfectionnement et le maintien des compétences de base nécessaires pour que les médecins s’engagent et participent plus pleinement à la recherche. Il s’agit de l’habilité à explorer, évaluer et mettre en application la recherche dans la pratique; de la capacité, de la motivation et du soutien nécessaires pour contribuer aux connaissances dans la discipline, par la rédaction et la publication de rapports de cas, la participation à l’élaboration de guides de pratique clinique axés sur la médecine familiale et l’implication dans les découvertes cliniques; et de la création de nouvelles connaissances par l’intermédiaire des réseaux de recherche basée sur la pratique.
Il est peut-être idéaliste d’espérer, bien qu’il vaille la peine d’y aspirer, que tous les médecins de famille perfectionnent et maintiennent de telles capacités et s’impliquent plus pleinement en recherche.
Remerciements
Nous remercions les Drs Vivian Ramsden, Cheryl Levitt et Paul Rainsberry, les intervenants au sein du personnel du Collège des médecins de famille du Canada qui ont participé à la réunion du comité du Groupe d’action sur la Préparation à l’éducation/l’engouement/l’amélioration/l’engagement de la recherche dans la pratique en septembre 2014, de même que les membres du Groupe de soutien des pairs à la rédaction de l’Équipe universitaire de santé familiale du Women’s College de leurs commentaires critiques sur ce manuscrit. Nous remercions Mme Deborah Doucette d’avoir élaboré la figure sur l’écologie.
Footnotes
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the May 2016 issue on page 385.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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