Les problèmes orthopédiques sont un tableau clinique courant en soins de première ligne; ils représentent grosso modo 10 % de toutes les visites à un bureau de médecin; les pieds comptent pour environ 10 % de ces problèmes orthopédiques1. Bien qu’il soit souvent pénible pour le patient, le diagnostic éventuel ne signale habituellement pas de maladie menaçant le pronostic vital. Le présent rapport décrit toutefois le phénomène relativement rare d’acrométastasie du cancer du poumon primitif dans le pied comme une manifestation préoccupante.
Cas
Un homme de 63 ans, qui présentait des antécédents de tabagisme de 120 paquets-année, s’est présenté à la fin du mois d’août 2014 pour une douleur dans le pied droit qui persistait depuis 1 ou 2 mois. Il a d’abord rapporté que la douleur était présente au réveil, qu’elle s’estompait durant la journée pour revenir graduellement plus tard dans la journée. Il prenait 200 mg de naproxène en vente libre, au besoin, pour soulager la douleur. L’examen initial n’a révélé aucune modification cutanée ni aucune autre caractéristique inquiétante. (La lecture de la radiographie initiale, 3 semaines plus tard, a évoqué la présence d’une lésion lumineuse.) Une sensibilité a été notée le long de la face latérale du pied, près de la base du cinquième métatarsien. L’anamnèse du patient était pertinente pour un déficit en α1-antitrypsine et une maladie pulmonaire obstructive chronique, pour laquelle il utilisait un inhalateur. Il ne présentait aucun signe d’atteinte hépatique, mais la maladie pulmonaire obstructive avait évolué au cours des 3 années précédentes au point où il ne pouvait plus répondre à ses exigences professionnelles. Le patient a reçu un diagnostic de fasciite plantaire et une ordonnance de naproxène à 375 mg 3 fois par jour et d’exercices d’étirement plantaire. Le suivi a été organisé au besoin.
Le patient est revenu 2 semaines plus tard. Au sujet de la douleur au pied, il a rapporté que malgré les exercices et le naproxène, son pied le dérangeait toujours. Entre-temps, le patient avait consulté un ami médecin, qui avait posé un diagnostic de goutte et avait prescrit l’indométacine à raison de 50 mg 3 fois par jour, ce que le patient trouvait très utile. L’examen physique a révélé une rougeur et une sensibilité à la base du cinquième métatarsien. Le patient a été avisé de continuer de prendre l’indométacine. Ce jour-là, une formule sanguine complète et une mesure du taux d’acide urique ont été prescrites.
Les analyses sanguines ont révélé que le taux d’acide urique était de 378 µmol/L (intervalle normal : 210 à 420 µmol/L) et le taux d’hémoglobine était de 139 g/L, une baisse par rapport au taux de 148 g/L mesuré 6 mois plus tôt. Les indices de globules rouges étaient normaux. À cette visite de suivi, le patient a rapporté que l’indométacine ne lui apportait plus qu’un bienfait très faible. La seule façon de soulager la douleur consistait à limiter le poids sur son pied. Il ne présentait pas d’antécédents de saignement rectal ni de modification du transit intestinal pouvant expliquer la baisse du taux d’hémoglobine. Il n’a rapporté aucun antécédent de sueurs nocturnes, de perte pondérale ni d’aucun autre symptôme constitutionnel. La toux et la dyspnée n’avaient pas progressé. L’examen physique était essentiellement le même, avec sensibilité à la base du métatarsien. Il a alors été décidé d’arrêter l’indométacine, et un échantillon de selles a été prescrit pour une recherche de sang occulte afin de vérifier s’il y avait une perte sanguine gastro-intestinale. Un examen de médecine nucléaire a été demandé et le patient a reçu le conseil de limiter autant que possible son poids sur le pied.
Entre-temps, le patient est retourné consulter son ami médecin. L’ami a suggéré qu’il pourrait profiter d’un plâtre sous le genou, lequel a subséquemment été posé en supposant qu’il s’agissait d’une fracture occulte. Durant la cinquième visite, le médecin a consulté un chirurgien orthopédique par téléphone. Même si celui-ci était d’accord avec le diagnostic probable de fracture de stress, il a proposé de mesurer le taux de protéine C-réactive et la vitesse de sédimentation érythrocytaire. Les résultats des 2 tests sont revenus une semaine plus tard et ont révélé un taux élevé de 415,3 nmol/L (intervalle normal : 0,0 à 76,2 nmol/L) et une vitesse de 35 mm/h (intervalle normal : 0 à 14 mm/h), respectivement. Avant de déterminer la suite du traitement, il a été décidé d’attendre les résultats de la scintigraphie osseuse.
La scintigraphie osseuse a eu lieu 10 jours après la cinquième visite et un rapport est parvenu par télécopieur à la clinique le jour même. La scintigraphie a révélé une activité considérable à la base du cinquième métatarsien et du côté gauche de la cage thoracique. Il y avait des signes d’ostéo-arthropathie hypertrophique sur les os longs distaux des membres inférieurs. (L’ostéo-arthropathie hypertrophique indique une réaction périostique en l’absence de lésion osseuse. Elle est associée à quelques affections pulmonaires et gastro-intestinales, y compris le cancer du poumon non à petites cellules2.) Une radiographie des poumons a été proposée d’urgence, puisqu’on soupçonnait que les lésions étaient en fait des dépôts métastatiques. La radiographie a eu lieu le jour suivant et a révélé une masse de 4 cm dans le lobe moyen du poumon droit, ce qui révélait un carcinome du poumon primitif.
Le patient a subi une radiothérapie du pied, ce qui a presque complètement éradiqué la douleur. Malheureusement, il présentait simultanément des lésions métastatiques dans les côtes et elles sont subséquemment devenues une source substantielle d’inconfort durant le reste de sa maladie. Malgré une chimiothérapie énergique pour le cancer du poumon, l’état du patient s’est détérioré rapidement. Il est décédé 5 mois après le diagnostic et 7 mois après la manifestation initiale.
Discussion
Bien que les métastases osseuses ne soient pas rares, les acrométastases, soit les métastases aux mains et aux pieds, sont rares; elles comptent en effet pour environ 0,1 % de toutes les métastases osseuses3. L’acrométastasie à titre de manifestation d’un cancer primitif est encore plus rare; elle survient en effet dans à peine 0,01 % (1 cas sur 10 000) de tous les cancers diagnostiqués3,4.
Les cancers primitifs qui se propagent le plus souvent au pied sont les cancers du rein, du sein, de la prostate, du côlon et du poumon3,5. Le siège le plus probable de métastases au pied est les os du tarse (50 %) suivi des os métatarsiens (23 %)5.
Les métastases osseuses au pied se manifestent souvent par une enflure du pied, de la douleur et un boitement4. La goutte est souvent soupçonnée comme diagnostic initial dans ces cas6 et c’était aussi le diagnostic initial dans le cas présent. Le diagnostic de métastases repose habituellement sur les constatations sur des clichés de radiologie ordinaire ou de scintigraphie par technétium7.
Le pronostic est sombre pour les cancers qui se manifestent par des métastases au pied. Dans une série, la survie moyenne était de 12,3 mois, avec un intervalle de 1 à 27 mois4. Dans une revue plus récente de 221 cas de métastases à la main, Afshar et coll. ont révélé une survie moyenne de 7 mois8. Mon patient s’est présenté pour sa première visite à la fin d’août, a reçu un diagnostic en novembre et est mort en mars de l’année suivante. Le délai entre la présentation et le diagnostic était de 8 semaines, et entre le diagnostic et le décès, de 4,5 mois; ni l’un ni l’autre n’est inhabituel dans ce contexte.
Les médecins de famille composent habituellement avec les manifestations familières des maladies et deviennent des experts dans l’interprétation de ces tableaux cliniques9. Environ 80 % de tous les problèmes vus en pratique familiale sont groupés sous plus ou moins 100 diagnostics, et à peine 23 diagnostics représentent 50 % de toutes les rencontres10. La plupart du temps, les praticiens se fient à ce que Croskerry appellerait l’« intuition heuristique » ou la reconnaissance des modèles11. Ce cas est un exemple éclairant des limites de cette approche.
Conclusion
Dans ce cas, quelques modèles incorrects ont été relevés séquentiellement (fasciite plantaire, goutte, fracture de stress), ce qui a retardé le diagnostic correct. Le défi auquel les médecins de famille font face est celui de reconnaître les situations où les choses ne tournent pas rond et d’appliquer le plan analytique au problème. Je ne verrai jamais plus la douleur au pied de la même façon.
Notes
POINTS DE REPÈRE DU RÉDACTEUR
Aux yeux des médecins de famille, les maladies se manifestent habituellement sous des formes familières, et les médecins deviennent des experts dans la reconnaissance des modèles de ces présentations. Cependant, les médecins de famille doivent aussi garder l’œil ouvert pour discerner les caractéristiques atypiques des tableaux cliniques courants. Le diagnostic est souvent un processus évolutif et le suivi est essentiel.
Bien que les métastases osseuses du cancer du poumon primitif ne soient pas rares, les acrométastases, soit métastases aux mains et aux pieds, sont rares. L’acrométastasie à titre de manifestation du cancer primitif est encore plus rare. Le pronostic est sombre pour les cancers qui se manifestent par des métastases au pied.
Footnotes
Cet article donne droit à des crédits d’autoapprentissage certifiés Mainpro+. Pour obtenir des crédits, rendez-vous sur www.cfp.ca et cliquez sur le lien Mainpro+.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the June 2017 issue on page 453.
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
- Copyright© the College of Family Physicians of Canada