Tous les programmes de dépistage causent des préjudices; certains apportent aussi des bienfaits.
J.A. Muir Gray1
Jusqu’à récemment, les conseils de dépistage préventif de grande qualité donnés aux omnipraticiens reposaient exclusivement sur l’importance d’un recours élevé aux tests par la population admissible2. Les messages mettaient habituellement l’accent sur quelques exigences organisationnelles cruciales : renseignements exacts et actuels sur les patients afin de pouvoir identifier la population ciblée par chaque test; système d’invitations en amont et, si nécessaire, de rappel aux patients quant aux tests de dépistage précis pour lesquels ils étaient admissibles; affiches et dépliants laissés dans les salles d’attente dans le but de sensibiliser la population générale au dépistage et à son rôle important de promotion de la santé; praticiens renseignés qui adoptaient une attitude confiante et positive à l’égard du dépistage devant leurs patients; et matériel éducatif adapté à la population de patients, renforçant les conseils donnés par les professionnels. Une pratique pouvait savoir comment elle s’en sortait par l’entremise de vérifications régulières des indicateurs tels que la satisfaction des patients, le taux de faux positifs et—surtout—le taux d’utilisation de chaque test de dépistage offert. Dans beaucoup de districts, des récompenses financières sous forme de paiements liés au rendement suivaient3,4.
De quelle manière ce paradigme sert-il la pratique de première ligne d’aujourd’hui? Rendons visite à Nadia.
Cas
Nadia est une fumeuse de 60 ans. Elle vous consulte pour parler de son profil lipidique, lequel a été demandé par un de vos confrères. Vous remarquez qu’elle n’a pas subi de test de Papanicolaou depuis 4 ans. Vous n’avez pas de mesure récente de sa pression artérielle, et sa dernière mesure du taux d’HbA1c remonte à 5 ans. (Vous vous dites de ne pas oublier de faire une évaluation CANRISK [questionnaire canadien sur le risque de diabète].) Vous devez lui parler de la mammographie de dépistage, personne ne lui a jamais expliqué les risques et les bienfaits. Elle fait maintenant partie du groupe d’âge indiqué pour le dépistage du cancer du côlon et pourrait répondre aux critères justifiant une discussion sur le dépistage du cancer du poumon.
Comment allez-vous mesurer le « bon rendement » en matière de dépistage préventif dans cette situation? Nous voyons 7 lignes directrices publiées par le Groupe d’étude canadien sur les soins de santé préventifs qu’il serait pertinent d’envisager (Tableau 1)5–11. Les lecteurs ayant suivi cette série par le Groupe d’étude canadien sur les soins de santé préventifs sauront prédire notre position, laquelle veut qu’une pratique qui juge son rendement par le nombre de cases de « dépistage » cochées pour chacun des problèmes de Nadia passe à côté du dépistage préventif : « améliorer les résultats de santé qui comptent pour le patient »12. Un système de dépistage préventif de grande qualité est essentiellement un système de prise de décision de grande qualité, et nous devons ajuster notre opinion sur ce qui constitue un bon rendement et accepter qu’il soit difficile de le faire.
Pratiques de dépistage préventif dans un contexte élargi
Pour comprendre l’évolution du paradigme qui sous-tend les soins de santé préventifs (Figure 1), nous examinons 2 tendances convergentes importantes.
La première : peu importe la culture des soins, les praticiens doivent souvent comprendre les recommandations « faibles » ou « conditionnelles » des lignes directrices et aider les patients à prendre des décisions en matière de dépistage qui respectent leurs valeurs et leurs préférences. Une recommandation conditionnelle signifie que les auteurs des lignes directrices jugent que la plupart des patients la suivraient (qu’elle soit pour ou contre le dépistage), mais que certains ne la suivraient pas. Au moins 3 éléments pourraient justifier une recommandation conditionnelle : l’équilibre général entre les bienfaits et les préjudices est presque atteint, les données probantes qui sous-tendent la recommandation sont considérablement incertaines, et les résultats qui comptent le plus pour les patients sont incertains13. Lorsque les patients font face à une telle incertitude devant les recommandations conditionnelles, on s’attend à ce que leurs choix varient.
La deuxième : on dit que nous sommes témoins d’une évolution culturelle constante en soins de santé—déjà appelée soins axés sur les patients, maintenant parfois appelée collaboration en santé14. Les caractéristiques déterminantes de la collaboration en (soins de) santé ne se limitent pas à passer à la décision partagée ou à inciter le patient à s’intéresser à sa santé, elles consistent aussi à faire passer le pouvoir des mains des professionnels et du système aux mains des patients, des citoyens et des familles. « De plus en plus, les gens obtiennent de l’information à grande échelle, intègrent et gèrent les sphères financière, sociale, domestique et médicale de leur vie, et décident avec qui ils partagent ou non leur information15. » Le rôle d’autorité médicale du professionnel de la santé se transforme en un rôle de conseiller de confiance. Dans la discussion actuelle sur le dépistage préventif, ce point de vue différent fait en sorte que le moins qu’on puisse s’attendre d’un professionnel de la santé est qu’il favorise la décision partagée.
Qu’est-ce que cela signifie pour l’organisation du dépistage préventif en contexte de première ligne?
Expliqué simplement : une équipe de soins de première ligne qui aspire à s’organiser pour adopter pleinement le dépistage préventif fondé sur les données probantes dans le cadre d’une approche de soins en collaboration fait face à un certain nombre de tâches importantes :
établir en équipe les priorités du dépistage préventif;
relever et sélectionner les lignes directrices pertinentes et crédibles16;
concevoir au sein de la pratique des systèmes qui appuient la mise en application, comme des alertes et des rappels17, et des protocoles partagés avec les autres membres de l’équipe, qui faciliteront l’évaluation efficace des patients (p. ex. pour Nadia, calculer sa catégorie de risque de diabète7, calculer son tabagisme en paquets-années pour déterminer si elle est admissible au dépistage du cancer du poumon10, prendre sa pression artérielle correctement6 et mesurer sa taille et son poids pour calculer son indice de masse corporelle11);
réunir une gamme d’outils qui appuient la décision partagée, comme des feuillets d’information et des aides aux patients pour prendre des décisions18;
répondre aux besoins des membres de l’équipe en matière d’éducation afin de favoriser la décision partagée, y compris la capacité de comprendre et de communiquer avec justesse l’information sur le risque aux patients, et ce, de manière compréhensible19, et révéler les valeurs et les préférences du patient13;
concevoir un système de vérification ou d’évaluation pour vérifier l’efficacité de leurs efforts, en se concentrant sur les résultats liés aux décisions partagées plutôt que sur le nombre de tests demandés20.
L’importance d’une approche en équipe
Bien qu’elle apparaisse assez substantielle, la liste des tâches ci-dessus n’est pas plus qu’une feuille de route de haut niveau pour réussir à faire passer sa pratique à une approche de prévention. Le point « concevoir des systèmes qui appuient la mise en application », en particulier, sous-entend la participation de plusieurs membres de l’équipe. Beaucoup d’activités cliniques en soins de première ligne sont réalisées par le personnel infirmier, les infirmières praticiennes ou d’autres collègues, et le travail de conception en équipe d’un système pratique de soins préventifs est donc une façon logique d’utiliser efficacement le temps et les ressources humaines. Il existe aussi d’autres raisons convaincantes de collaborer dans une approche en équipe : utiliser à bon escient les compétences professionnelles complémentaires, assurer la congruence des messages communiqués par différents professionnels au même patient, multiplier les occasions de nouer des relations et d’établir la confiance entre l’équipe et le patient, encourager les membres de l’équipe à collaborer pour concevoir une approche des soins préventifs véritablement axée sur la pratique.
Complexité de la pratique typique des soins de première ligne
Les lecteurs comprendront que le plan proposé ci-dessus n’est tout au mieux qu’un point de départ. Les équipes de soins de première ligne sont un exemple de système adaptatif complexe21 et certains pourraient dire que la « tendance naturelle des membres... à apprendre, à former des modèles de relations, à organiser et à évoluer »22 pourrait être exploitée pour concevoir plus d’interventions de changement qui sont plus probablement des approches efficaces que des approches simplistes et prescriptives. Le Tableau 2 résume 4 des principaux attributs des systèmes adaptatifs complexes22. À la lumière de cela, nous reconnaissons que la mise en place d’un système d’alerte basé sur le dossier médical électronique ne réduirait pas la complexité, mais le fait de tisser un lien entre les rappels et l’information générale pertinente et le bien-fondé d’une recommandation le ferait (agents qui apprennent). Aussi, d’autres attributs de complexité pourraient s’inscrire dans la portée de l’approche d’une pratique, par exemple, les médecins et le personnel infirmier qui collaborent pour concevoir des processus de décision partagée (interconnectivité), différents groupes professionnels qui acceptent de figurer eux-mêmes comment pratiquer certaines activités durables (auto-organisation) et adapter les processus en équipe, à mesure que les membres acquièrent de l’expérience avec le système dans le temps (coévolution). Peut-être que cela ressemble à la formalisation du bon sens sur le terrain? Leykum et collaborateurs22 fournissent des données probantes selon lesquelles les approches ayant intégré la réflexion sur la complexité semblent avoir plus tendance à être efficaces que les interventions simples. Ce domaine bouillonnant de la science de la mise en œuvre des connaissances semble étayer l’argument selon lequel les praticiens de première ligne sont le mieux placés pour concevoir et adapter leur pratique en vue d’atteindre, et ce, pour leur propre population de patients, les objectifs de dépistage préventif qu’ils ont eux-mêmes mis en priorité.
De retour à Nadia
Les soins de première ligne ne sont pas un calendrier de rencontres et de services individuels, mais plutôt une symphonie de soins dispensés dans le temps, pour tous les problèmes et par l’entremise de conversations.
W.R. Phillips23
Dans le cadre d’une approche véritablement collaborative, ce que nous ignorons toujours au sujet de Nadia importe plus que de savoir quelles lignes directrices semblent s’appliquer à son cas. Le Tableau 1 intègre une approche verticale ciblant la maladie et, prise isolément, communique une pression implicite sur le praticien pour trouver une façon d’avancer comme on le fait avec une liste d’épicerie5–11. Faut-il commencer par parler des résultats du profil lipidique demandé par un confrère, puis se tourner vers les fortes recommandations? La mesure de la pression artérielle est-elle l’intervention de dépistage la plus facile (peut-être qu’elle le faisait déjà)? Il faudrait peut-être prendre un peu de recul et tenter de déterminer si elle comprend le dépistage et quelles sont ses valeurs en matière de dépistage en général; est-elle réaliste au sujet de ses risques de maladie? Sa confiance dans les tests de dépistage est-elle trop optimiste? Ce sont tous de bons points de départ pour lancer la conversation qui, espérons-le, se transformera en une approche de décision partagée.
Cependant, les partisans de l’approche des soins en collaboration commenceraient probablement ailleurs : qui est Nadia dans ses propres mots? À quoi ressemble sa vie? Quelles sont ses relations les plus importantes et comment vont-elles? Quel est son point de vue sur sa santé et ses décisions en matière de soins de santé? Et espère-t-elle seulement qu’on l’écoutera plutôt que de lui dire quoi faire24? À un certain point, nous arriverons à explorer ses réflexions personnelles sur les interventions de dépistage préventif, établirons si elle accepte les perturbations qui pourraient suivre les recommandations de prévention25 et suivrons les pistes qu’elle nous donne pour savoir où commencer, le cas échéant. Comme Phillips le propose, la relation continuelle entre un patient et son médecin personnel est au cœur de la médecine familiale, « la spécialité qui se consacre à traiter le patient comme un tout, tout le temps »23.
Conclusion
Toute pratique qui cherche à mettre en application le type de changement organisationnel dont on a parlé dans cet article reconnaîtra qu’il s’agit d’une activité importante devant être vue comme un processus. Le passage d’une approche axée sur les données et les systèmes à une approche qui favorise la collaboration dans les soins et de l’équipe (Figure 1) signifie que la formation professionnelle efficace est cruciale, mais il faut aussi jeter un regard critique sur les attitudes, les habitudes et les normes culturelles au sein de l’organisation de la pratique.
Le caractère changeant du contexte des soins de santé préventifs s’inscrit dans des changements plus vastes de la culture sociale. Nous pointons du doigt la littératie en santé relativement faible de la population26,27, associée à la prolifération de la dissémination, dans les médias sociaux, de désinformation sur la santé28,29. Un des effets secondaires de la démocratisation de l’accès à l’information sur la santé pourrait être l’effet de la « chambre d’écho »30 : la tendance qu’a l’humain de stopper tous les points de vue contraires à son opinion et de rechercher les points de vue qui renforcent son opinion déjà faite. Si cela est vrai, la croyance voulant que le dépistage soit très bénéfique pourrait résister aux arguments en sa défaveur et ne pas tenir compte du potentiel de préjudices réels sur les gens31. Cela renforce l’idée selon laquelle les professionnels de première ligne doivent adopter une approche du dépistage préventif fondé sur les données probantes au jour le jour, un patient à la fois, dans un paradigme de collaboration, pour participer à une révolution tranquille visant à promouvoir les décisions personnelles bien éclairées en matière de santé.
Notes
Points de repère
▸ Dans la plupart des interventions de dépistage préventif, les préjudices et les bienfaits potentiels sont difficiles à départager. Puisque les valeurs et les préférences de chaque patient pèsent dans les décisions en faveur ou contre le dépistage, l’un des éléments fondamentaux des approches organisationnelles de la pratique visant à améliorer la prévention se doit d’être la décision partagée.
▸ Dans ce domaine, les compétences de base des médecins et des équipes multidisciplinaires consistent à évaluer la qualité et le caractère approprié des lignes directrices en matière de dépistage préventif, à comprendre les paramètres d’évaluation pertinents du dépistage préventif, à utiliser la meilleure approche de communication du risque et à savoir comment s’engager dans la décision partagée, y compris comment découvrir les valeurs et les préférences du patient.
▸ Pour faciliter la décision partagée, les systèmes d’information de la pratique (c.-à-d. les dossiers médicaux électroniques) doivent incorporer des outils de grande qualité de transfert des connaissances aux points de service et d’aide aux patients à prendre des décisions.
▸ Puisque beaucoup de patients sont atteints de plusieurs maladies chroniques et qu’il existe de nombreuses options de dépistage, il faut organiser la décision partagée afin de permettre aux médecins et aux membres de l’équipe multidisciplinaire de jouer des rôles complémentaires et d’appui dans la décision partagée avec les patients.
▸ Les processus d’évaluation des résultats et de la qualité du dépistage préventif doivent se concentrer sur les paramètres d’évaluation qui reflètent l’importance de la décision partagée et la possibilité que, pour une même stratégie de prévention, certains patients puissent prendre une décision différente, bien qu’appropriée, en matière de dépistage, et ce, en fonction de leurs propres valeurs et préférences.
Footnotes
Intérêts concurrents
Tous les auteurs ont rempli les formulaires normalisés concernant les conflits d’intérêts de l’International Committee of Medical Journal Editors (accessibles sur demande auprès de l’auteur correspondant). Le Dr Singh déclare avoir reçu des subventions de Merck Canada et des honoraires personnels de Pendopharm, des honoraires personnels et autres de Ferring Canada et des honoraires personnels de Takeda Canada, sans rapport avec les travaux soumis. Les autres auteurs déclarent n’avoir aucun intérêt concurrent.
Cet article donne droit à des crédits d’autoapprentissage certifié Mainpro+. Pour obtenir des crédits, rendez-vous sur www.cfp.ca et cliquez sur le lien Mainpro+.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the November 2018 issue on page 816.
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