Il peut être difficile pour un médecin de soins primaires d’exercer sa profession d’une manière impartiale et factuelle dans un environnement de pratique dans lequel non seulement les patients, mais aussi les fournisseurs de soins sont bombardés de renseignements en ligne douteux. S’ils ne sont pas au fait de certaines interventions en particulier, les médecins pourraient trop se fier à des messages facilement accessibles, créés et adaptés par le monde des affaires pour accorder la priorité aux intérêts privés des actionnaires au détriment de l’intérêt public. Or, les effets de la publicité directe aux consommateurs sur les médecins et d’autres professionnels de la santé1, directement ou par l’intermédiaire de la demande fabriquée venant des patients pour obtenir des médicaments et des vaccins qui pourraient ne pas être médicalement nécessaires2, n’ont pas fait l’objet de beaucoup d’études. Si le Canada a mollement interdit la publicité directe des médicaments d’ordonnance3, il ne l’a pas fait pour les agents immunisants4. La publicité directe se faufile sur le marché canadien par l’entremise de sources américaines venant de la câblodistribution et d’Internet, et les vaccins homologués uniquement dans notre pays sans l’être aux États-Unis servent d’expérimentation naturelle sur les répercussions de la publicité directe nationale sur les médecins, les infirmières et les pharmaciens canadiens. Cet article a pour but de présenter une revue historique d’un vaccin lié aux voyages (DUKORAL) qui est actuellement prescrit à l’excès par les médecins de soins primaires au Canada en dépit de lignes directrices de longue date, fondées sur des données probantes, démontrant son manque d’efficacité.
Contexte
Après avoir reçu la demande du fabricant, en juillet 2001, Santé Canada a accéléré l’homologation de DUKORAL, qui a été accordée en 2003 en tant que vaccin inactivé, par voie orale, contre la diarrhée du voyageur et le choléra, en se servant d’un processus d’examen prioritaire fortement critiqué5. Jamais auparavant un autre vaccin n’avait été homologué au Canada simultanément pour 2 problèmes différents (choléra et diarrhée causée par l’entérotoxinogène producteur de toxines thermolabiles Escherichia coli [ECET-TL]), lorsque la première indication (choléra) a été subordonnée à une indication secondaire non éprouvée (ECET-TL); ou quand le vaccin ciblait un syndrome clinique (la diarrhée du voyageur [DV]) plutôt qu’un pathogène en particulier. Pourtant, DUKORAL ne compte que des composantes pour le choléra (la bactérie inactivée Vibrio cholerae O1 à germes entiers et la sous-unité B recombinante de la toxine cholérique [rCTB])6. Même si la toxine cholérique peut présenter des similitudes structurelles avec la toxine de l’ECET-TL, il n’y a pas de preuves directes de l’efficacité protectrice de DUKORAL contre l’ECET-TL ou la DV en général parmi les voyageurs. Il ne faut pas se fier aux apparences.
La seule donnée probante démontrant une réduction de 7 % du risque de DV entre les voyageurs qui reçoivent (sujets) et ceux qui ne reçoivent pas (témoins) le vaccin se fonde sur une seule étude ancienne utilisant un prototype du vaccin DUKORAL7, qui est différent de celui actuellement mis en marché. Il n’a jamais été démontré de manière appropriée que le DUKORAL lui-même réduisait l’incidence de DV au moyen d’études randomisées contrôlées (ERC)8, surtout chez les Canadiens. Bien que le DUKORAL fût l’objet de l’ERC en 1995 par Scerpella et coll.9, les sujets avaient reçu le vaccin après leur arrivée au Mexique, et l’étude démontrait qu’il ne fonctionne pas s’il est pris après le départ vers un pays en développement. Dans une ERC préliminaire par Wiedermann et ses collègues en 200010, il n’y avait pas de différences entre les groupes recevant le DUKORAL et ceux recevant un placebo quant à l’incidence de la diarrhée. Une étude observationnelle d’envergure non randomisée ni contrôlée auprès de voyageurs espagnols a fait valoir une différence de 3 % dans l’occurrence de la DV chez le groupe vacciné par rapport à celui non vacciné11, ce qui n’était pas cliniquement significatif. Le fabricant n’a pas entrepris d’autres ERC sur le vaccin homologué pour pallier le manque de données sur son efficacité après l’approbation de son utilisation au Canada, en 2003.
Lorsqu’un vaccin est homologué par Santé Canada, il est automatiquement classé comme accessible sans ordonnance pour veiller à ce que les agences locales de santé publique puissent avoir accès aux vaccins appropriés dans les programmes de vaccination pour les enfants et d’autres programmes d’immunisation administrés publiquement. Pour les usages qui ne relèvent pas de ces programmes de santé publique, le Comité consultatif national sur les annexes de médicaments (CCNAM) est responsable de conseiller les organismes provinciaux de réglementation de la pharmacie sur les annexes des vaccins (et des médicaments) réparties en 3 classes portant sur l’accès à un produit en particulier dans une pharmacie de détail12. À la demande des représentants du fabricant, en 2003, la CCNAM a créé un double statut unique pour DUKORAL, qui incluait l’exigence d’une ordonnance (classé dans l’annexe I) pour son utilisation contre le choléra, de même qu’une intervention du pharmacien derrière le comptoir (classé dans l’annexe II) pour son usage contre la DV13. Puisque seulement 1 composant du vaccin est utilisé pour la prévention de la DV (rCTB), il était inhabituel de voir le CCNAM rendre l’accès public plus facile pour une indication secondaire non éprouvée (DV). Par ailleurs, le CCNAM a rendu plus difficile d’obtenir le DUKORAL pour l’indication primaire éprouvée (choléra) pour laquelle le vaccin entier est utilisé aux fins d’immunisation. Il s’ensuit que le DUKORAL est principalement fourni sans ordonnance dans les pharmacies de détail, y compris lorsque les patients se procurent des interventions plus efficaces préalables au voyage, comme des autotraitements par antibiotiques (p. ex. azithromycine ou ciprofloxacine) ou sans antibiotiques (p. ex. lopéramide)14. Bien que le DUKORAL soit généralement considéré sécuritaire dans le contexte d’une administration 1 fois tous les 2 ou 3 ans (programme de vaccination contre le choléra), il n’y a pas eu d’études formelles sur l’innocuité d’un usage fréquent sur une courte période (programme de vaccination contre l’ECET-TL ou la DV). Depuis 2003, les voyageurs canadiens font ainsi l’objet d’une expérimentation naturelle à long terme.
En 2005, le Comité consultatif fédéral de la médecine tropicale et de la médecine des voyages (CCMTMV) a publié des lignes directrices fondées sur des données probantes concernant l’usage du DUKORAL, et recommandait qu’il soit utilisé dans des circonstances très limitées dans le contexte de la prévention de la DV ou de l’ECET-TL15. Ces lignes directrices et les déclarations subséquentes du CCMTMV semblent n’avoir eu que peu d’influence sur les ventes du DUKORAL au Canada; il est vendu en plus grandes quantités que les vaccins contre la fièvre typhoïde, qui préviennent un problème considéré plus inquiétant sur le plan clinique par les experts du domaine (Figure 1)16. Dans une perspective internationale, le fabricant a affirmé que le Canada représentait à lui seul le plus important marché du DUKORAL et, en 2016, plus de 50 % des ventes mondiales du produit étaient réalisées au Canada17. En 2007, la première révision de la monographie du produit ne mentionnait pas la déclaration de 2005 du CCMTMV sur le vaccin; toutefois, elle contenait un énoncé non pertinent de 2006 du comité concernant le traitement de la diarrhée persistante ou chronique chez les voyageurs de retour au pays18. De façon similaire, une révision en 2011 ne corrigeait pas cette flagrante omission. En 2015, à la suite d’une réévaluation de la demande originale, Santé Canada a exigé du fabricant qu’il change l’indication pour le DUKORAL pour un vaccin inactivé par voie orale contre le choléra et la diarrhée due à l’ECET. Les indications pour le vaccin n’ont pas été davantage limitées à un vaccin contre le choléra seulement, comme c’est le cas dans l’Union européenne19, où le vaccin est fabriqué. Une fois de plus, en 2015, la monographie ne comportait pas de révisions considérables aux références pour inclure la déclaration du CCMTMV de 200515, la revue systématique de 2013 sur le manque d’efficacité du DUKORAL contre la DV6, ou la déclaration révisée du CCMTMV sur la DV en 201514.
La vérité dans la publicité?
La publicité directe auprès des consommateurs du DUKORAL reste ciblée sur la promotion de ce vaccin anticholérique comme moyen de prévention contre l’ECET causant la diarrhée20. Le Document d’orientation provisoire de Santé Canada publié en 2009 permettait officiellement la publicité directe du DUKORAL, et dès 2010, les effets de cette autorisation se sont manifestés par une demande accrue de la part des patients dans les cliniques de médecine tropicale et des voyages (observation personnelle). Santé Canada a indiqué que le document de référence permettant de valider la « vérité » dans la publicité directe était la monographie approuvée du produit et la brochure d’information à l’intention des consommateurs qui l’accompagne4. Cette brochure continue de décrire en premier la prévention de l’ECET, et cela, plus en détail que la prévention du choléra, subordonnant l’indication principale et éprouvée du vaccin. Quels problèmes pose alors la surutilisation d’un vaccin relativement sûr, mais inefficace pour la prévention de la DV? DUKORAL contient effectivement une solution tampon pour protéger la portion de rCTB contre sa destruction par l’acide gastrique21. Tous les effets indésirables communément observés, notamment la nausée, les vomissements, les crampes abdominales et la diarrhée, sont attribués à cette solution tampon. Par conséquent, il va à l’encontre de l’éthique médicale d’exposer un patient à des préjudices courants lorsqu’il y a peu de preuves de bienfaits (en matière de prévention de la DV).
De plus, le choléra est considéré comme une maladie peu commune chez les voyageurs du Canada et d’autres pays occidentaux22. Contrairement aux populations souffrant de malnutrition dans les camps de réfugiés, peu de voyageurs canadiens en santé mourront du choléra, s’il en est, une maladie qui peut efficacement être soignée avec un autotraitement par antibiotiques et une réhydratation orale23. Dans la pratique de la médecine tropicale et des voyages, l’utilisation étayée scientifiquement du DUKORAL serait rare et considérée très secondaire, sauf pour les personnes qui travaillent dans une région où sévit une flambée de choléra (p. ex. travailleurs humanitaires). Parce que le Canada a retiré de la liste et ne rembourse plus la prévention clinique préalable aux voyages, il y aura aussi des coûts d’opportunité pour les patients à risque élevé, comme des immigrants de la classe ouvrière et leurs enfants qui visitent famille et amis dans des pays en développement24. Bon nombre de ces voyageurs canadiens vulnérables doivent établir leurs priorités en ce qui a trait à ce qu’ils peuvent ou ne peuvent pas débourser pour se protéger eux-mêmes et protéger leur famille. La prévention clinique contre des problèmes potentiellement mortels, comme le paludisme, la fièvre typhoïde et le mal de l’altitude, devrait être la priorité, de même que les autotraitements par antibiotiques éprouvés de la diarrhée pour éviter d’avoir recours aux systèmes de santé locaux à l’étranger (prévention iatrogène). Si ces voyageurs vulnérables gaspillent leurs ressources financières limitées pour un vaccin inefficace et commercialisé à l’excès contre un problème médical courant, mais rarement grave, ils pourraient ne pas avoir l’argent nécessaire pour la prévention contre des risques plus importants pour la santé. La surutilisation du DUKORAL pourrait entraîner une sous-utilisation des mesures éprouvées de prévention prioritaire. Il s’agit d’un coût d’opportunité sérieux.
Conclusion
Même en l’absence actuelle de recherche formelle sur les effets de la publicité directe sur les professionnels de la santé1, les médecins et les pharmaciens prescrivent et dispensent ce vaccin en contradiction avec les lignes directrices cliniques établies et les révisions systématiques. Cela laisse entendre que la publicité directe des vaccins au Canada influence les médecins, les infirmières et les pharmaciens, de même que le public en général, ce qui n’est pas nécessairement dans l’intérêt des soins aux patients. Si un professionnel de la santé canadien ne sait pas que le DUKORAL est un vaccin contre le choléra et qu’il n’est pas commercialisé dans la plupart des pays industrialisés pour la prévention de la DV ou de l’ECET-TL, ce professionnel de la santé pourrait être directement influencé par la publicité, de même que par la demande de la part de ses patients. Il est improbable que Santé Canada améliore la validation de la publicité directe pour les vaccins dans un avenir rapproché3. Il incombe donc à tous les médecins de soins primaires de prendre le temps d’examiner les renseignements médicaux impartiaux sur les vaccins et les médicaments avant de les recommander à leurs patients. En cette ère de cacophonie d’information en ligne, les docteurs en médecine sont peut-être l’un des groupes de professionnels de la santé qui peuvent tenir tête aux pouvoirs corporatifs dans l’intérêt des soins de santé sécuritaires et appropriés.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the March 2019 issue on page 171.
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