Mme P. est une gentille femme de 75 ans que vous connaissez depuis plus de 20 ans. Elle est en phase terminale d’une maladie rénale et elle suit une hémodialyse 3 fois par semaine. Au cours des derniers mois, sa fonction s’est considérablement détériorée. Elle souffre d’un léger prurit depuis longtemps mais, récemment, il s’est aggravé et l’empêche de dormir la nuit parce que «ça la rend folle». Aujourd’hui, elle vous dit que «ça lui pique terriblement partout». Les antihistaminiques n’aident pas.
Le prurit ou démangeaison (les deux mots sont utilisés indifféremment dans cet article) n’est pas le symptôme le plus commun observé en soins palliatifs, mais il peut être très pénible et nuire à la qualité de vie. On peut décrire le prurit comme une sensation déplaisante de la peau ou des muqueuses qui provoque le désir de se gratter ou de se frotter1–3. La pathophysiologie duprurit est importante, car elle guide vers les choix thérapeutiques les plus efficaces. Il y a 4 catégories de prurit: prurioréceptif, neuropathique, neurogène et psychogène2,3.
Le prurit prurioréceptif se produit quand la démangeaison commence dans la peau. La sensation débute dans les terminaisons nerveuses libres; elle est transmise par des fibres spécifiques non myélinisées C à la corne postérieure et relayée par le faisceau spinothalamique jusqu’au cerveau, où elle est perçue comme une démangeaison. Le réflexe moteur de se gratter stimule les fibres sensitives Aδ qui, à leur tour, bloquent la sensation de démangeaison2–5.
Divers médiateurs chimiques (c.-à-d. pruritogènes) stimulent les fibres C. Quoique l’histamine (par l’intermédiaire des récepteurs de l’histamine de type 1 [H1]) soit le pruritogène le mieux connu, il en existe divers autres, y compris la sérotonine (par l’intermédiaire des récepteurs 2 et 3 de la 5-hydroxytryptamine [HT]), les cytokines, les opioïdes (endogènes et exogènes, par les récepteurs d’opioïdes μ et κ) et les neuropeptides (comme la substance P), qui peuvent jouer un rôle2. Il a été proposé que les systèmes opioïdergiques et sérotoninergiques seraient les régulateurs centraux du prurit6. Certains pruritogènes agissent en libérant l’histamine des mastocytes et d’autres agissent indépendamment, ce qui explique que toutes les sensations de démangeaison ne répondent pas à un traitement aux antihistaminiques. Même quand le prurit répond aux antihistaminiques, il pourrait y avoir une sensibilisation centrale et une réponse plus faible si la démangeaison est chronique4. D’autres études sont nécessaires pour comprendre ce processus.
Le prurit neuropathique, une autre catégorie de prurit, se produit quand il y a des dommages le long de la voie de transmission afférente, comme dans le cas de la démangeaison post-herpès ou une démangeaison secondaire à une tumeur au cerveau.
La troisième catégorie de prurit, le prurit neurogène, est induite centralement et ne répond pas aux antihistaminiques4,5. Tant les récepteurs d’opioïdes que les récepteurs de sérotonine peuvent réajuster centralement le seuil de démangeaison en modifiant les circuits inhibiteurs centraux6. L’urémie et la cholestase sont des exemples de causes de prurit neurogène.
La quatrième et plus rare catégorie est le prurit psychogène qui est associé à des troubles psychiatriques3,5.
Manifestation clinique
Quoiqu’il soit normal d’avoir un prurit léger ou modéré occasionnel, le prurit sévère chez les patients au stade avancé de la maladie est habituellement associé à l’urémie (insuffisance rénale chronique), à la cholestase, aux opioïdes, aux tumeurs solides (paranéoplasiques) et aux troubles hématologiques. Une sécheresse de la peau accompagne aussi bon nombre de ces problèmes.
Insuffisance rénale chronique
Le prurit secondaire à une insuffisance rénale chronique se présente autant chez les patients qui sont en dialyse que chez ceux qui ne le sont pas. Il peut être généralisé ou localisé, paroxysmal ou continu. Il y a de multiples facteurs de causalité possibles ainsi que des traitements pour cibler ces facteurs. Par exemple, la plupart des patients urémiques ont la peau sèche et, dans ces cas, on suggère d’utiliser des émollients en combinaison avec tous les traitements5,7. La luminothérapie aux ultraviolets B peut être utile, mais son mécanisme d’action exact demeure inconnu. Les antihistaminiques n’étant habituellement pas utiles dans les cas de prurit secondaire à une insuffisance rénale, l’histamine est donc un facteur contributif improbable5,7–9. On peut essayer la paroxétine et la mirtazapine, puisque la sérotonine intervient probablement10,11. La cholestyramine pourrait aider pour régler le problème d’une concentration accrue d’acide biliaire chez les patients urémiques. On a aussi eu recours aux antagonistes d’opioïdes pour le présumé déséquilibre des récepteurs d’opioïdes7.
Cholestase
La cholestase est communément associée au prurit, mais la pathogénèse reste incertaine. Il n’y a pas de corrélation entre le niveau d’acide biliaire et le degré de prurit, ce qui explique pourquoi la cholestyramine pour réduire les taux d’acide biliaire est souvent inefficace pour le prurit. Un autre mécanisme proposé comme hypothèse est l’altération de la transmission opioïdergique centrale; c’est pourquoi on utilise des antagonistes d’opioïdes8,9. Parmi les autres possibilités, on peut mentionner une libération accrue de sérotonine, pour laquelle on peut prescrire de la paroxétine, de la mirtazapine ou de l’ondansétron. Ici aussi, l’histamine pourrait être en cause, mais dans une moindre mesure, puisque les antihistaminiques sont généralement inefficaces. La luminothérapie aux ultraviolets B est aussi une option5,8,9,12–15.
Démangeaison induite par les opioïdes
La démangeaison induite par les opioïdes est plus courante avec les opioïdes par voie péridurale qu’avec les opioïdes systémiques. Le mécanisme exact du prurit déclenché par les opioïdes est inconnu; par ailleurs, on croit qu’il est médié centralement par les récepteurs d’opioïdes μ et inhibé par les récepteurs d’opioïdes κ. Les opioïdes pourraient aussi activer les voies de la sérotonine, ce qui explique pourquoi l’ondansétron (un antagoniste des récepteurs de 5-HT3) soulage le prurit secondaire à la morphine par voie péridurale5,16,17.
Tumeurs solides
Les tumeurs solides peuvent être associées au prurit paranéoplasique qui, en réalité, pourrait être le symptôme qui se présente des mois ou des années avant le diagnostic. La pathophysiologie n’est pas bien comprise, mais elle semble mettre en cause une réaction immunologique à des antigènes spécifiques de la tumeur. Les antihistaminiques sont inefficaces. La démangeaison peut être généralisée ou particulière à la tumeur: démangeaison au scrotum dans le cancer de la prostate, démangeaison périanale dans le cancer colorectal ou démangeaison vulvaire dans le cancer du col. Les tumeurs solides peuvent aussi causer un prurit par voie d’obstruction biliaire (p. ex. cancer du pancréas); dans de tels cas, la décompression par stent peut être très efficace5,6,8,9,16.
Troubles hématologiques
Le prurit associé aux troubles hématologiques, comme le lymphome et la polycythémie vraie, est plus fréquent que le prurit relié aux tumeurs solides. Le prurit est présent chez 30 % des patients atteints de la maladie de Hodgkin et peut précéder le diagnostic jusqu’à 5 ans auparavant. Dans la polycythémie vraie, de 30 % à 50 % des patients ont des démangeaisons après être entrés en contact avec de l’eau. Même si ces patients ont des taux d’histamine accrus, les antagonistes des récepteurs de H1 sont inefficaces5,6,8,9,17.
Traitements
Quelle que soit la cause du prurit chez les patients en soins palliatifs, de bons soins de la peau en général sont importants. La xérose ou peau sèche peut accompagner toutes les causes de prurit des patients en soins palliatifs; par conséquent, le pilier de la prise en charge générale est de lubrifier souvent la peau, surtout après le bain. Il faut réduire le nombre de bains au minimum et utiliser de l’eau tiède et du savon doux non parfumé. Parmi les autres mesures d’ordre général, on peut mentionner le port de vêtements amples, non irritants. Il faut éviter les agents topiques parfumés et privilégier un environnement frais et bien humidifié2,5,18.
Des agents topiques autres que les émollients peuvent aussi se révéler utiles. Substituer la démangeaison par une sensation plus agréable de rafraîchissement peut être possible en appliquant des agents topiques contenant 1 % de menthol ou de 0,5 % à 2 % de phénol. Pour les démangeaisons localisées, des agents comme la lidocaïne en crème à 2,5 % peuvent anesthésier les terminaisons nerveuses sensorielles; par contre, il faut éviter de grandes quantités de crème à la lidocaïne en raison de sa toxicité potentielle quand elle est absorbée. Les démangeaisons localisées peuvent aussi répondre à des agents qui bloquent les médiateurs du prurit - par exemple, la capsaïcine, qui réduit la substance P qui est un neuropeptide. S’il y a inflammation localisée, les corticostéroïdes topiques peuvent aussi être utiles5,18.
Traitements non pharmacologiques
On croit que la luminothérapie aux ultraviolets B agit en réduisant le nombre de mastocytes et de terminaisons nerveuses libres dans la peau. On l’administre souvent 3 fois par semaine; quoiqu’elle soit plus utile pour un prurit secondaire à l’urémie, elle peut aussi aider dans les cas de cholestase et d’infiltrations cancéreuses de la peau5,19. Ce traitement est toutefois peu pratique pour les patients en soins palliatifs vers la fin de vie.
Une autre approche non pharmacologique au prurit relié à la cholestase consiste à placer un stent pour décomprimer une obstruction biliaire. De telles obstructions sont couramment observées dans les cas de cancer du pancréas. Cette intervention peut éliminer la nécessité d’une pharmacothérapie et, par conséquent, les effets indésirables possibles de certains médicaments.
Traitements pharmacologiques
Auparavant, les antagonistes des récepteurs de H1 étaient le médicament de première intention pour n’importe quel genre de prurit. En réalité, ils ne sont utiles que dans les cas d’une libération d’histamine dans la peau. Ce n’est malheureusement ni la seule ni la plus importante cause du prurit observé en soins palliatifs. Par le passé, ils semblaient fonctionner en général, peut-être à cause de leurs effets de sédation de première génération.
La paroxétine est un inhibiteur du recaptage de la sérotonine; parce que la sérotonine pourrait exercer un rôle dans le prurit secondaire aux maladies cancéreuses, ainsi qu’à la cholestase, à l’urémie et aux opioïdes, il est donc raisonnable d’essayer ce médicament chez des patients en soins palliatifs ayant un prurit relié à ces causes. Les patients peuvent commencer par de petites doses, comme 5 à 10 mg au coucher, ce qui causera moins d’effets secondaires que de plus fortes doses. On peut habituellement observer des effets dans les 24 à 48 heures5,11,19,20.
La mirtazapine est un antidépresseur ayant des propriétés antagonistes des récepteurs de 5-HT2, de 5-HT3 et de H1. Comme la paroxétine, on peut l’utiliser pour le prurit relié à l’urémie, à la cholestase et au cancer. On commence habituellement le traitement par une dose de 15 mg le soir, mais une dose plus faible de 7,5 mg pour débuter est aussi efficace. La mirtazapine a peu d’effets secondaires10,19,20.
L’ondansétron, un antagoniste des récepteurs de 5-HT3, peut être utilisé pour le prurit associé aux opioïdes, à la cholestase et à l’urémie. Il est par contre assez coûteux et peut causer de la constipation, ce dont souffrent souvent les patients en soins palliatifs 5,14,20.
La naltrexone et la naloxone étaient auparavant utilisées pour traiter le prurit causé par l’urémie, la cholestase et les opioïdes, étant donné que les antagonistes des récepteurs d’opioïdes μ sont des médiateurs centraux du prurit5,20–22. Par ailleurs, ces médicaments sont souvent inappropriés dans la population en soins palliatifs. Ces patients utilisent peut-être des opioïdes pour la prise en charge de la douleur ou de la dyspnée et des antagonistes des opioïdes pourraient neutraliser l’analgésie ou entraîner des symptômes de sevrage. Pour le prurit déclenché par des opioïdes systémiques, la stratégie initiale est de faire une rotation entre différents opioïdes. Les opioïdes par voie péridurale sont souvent administrés avec de la bupivacaïne, qui réduit aussi les démangeaisons.
Les options de traitements sont résumées au Tableau 12,5–11,14,16–18,20–22.
Vous conseillez à Mme P. de discontinuer les antihistaminiques, parce qu’ils ne soulageront probablement pas ses démangeaisons. Vous passez en revue les principes généraux des soins pour la peau sèche et recommandez des émollients, des bains moins fréquents, et ainsi de suite. Vous prescrivez aussi une faible dose de paroxétine (5 mg le soir au coucher). Après 48 heures, son prurit s’est amélioré considérablement.
Notes
POINTS SAILLANTS
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La libération d’histamine ne joue pas de rôle important dans le prurit typiquement observé chez les patients en soins palliatifs. Par conséquent, les antihistaminiques ne sont habituellement pas bénéfiques.
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Il faudrait toujours envisager l’utilisation d’émollients parce que la sécheresse de la peau est souvent un facteur d’exacerbation du prurit chez la plupart des patients en soins palliatifs.
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Envisagez de traiter le prurit secondaire à l’urémie, à la cholestase ou au cancer avec de la paroxétine ou de la mirtazapine.
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Dans certains cas, un stent pour une obstruction biliaire est un traitement non pharmacologique efficace qui élimine souvent la nécessité d’une pharmacothérapie et la possibilité d’effets secondaires indésirables.
BOTTOM LINE
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Histamine release does not play a meaningful role in the pruritus typically observed in palliative patients; therefore, antihistamines are not usually beneficial.
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Emollients should always be considered, as dry skin is often an exacerbating factor for most palliative patients with pruritus.
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Consider treating pruritus secondary to uremia, cholestasis, or malignancy with paroxetine or mirtazapine.
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In certain cases, stenting for biliary obstruction is an effective nonpharmacologic treatment that often obviates pharmacotherapy, eliminating potentially adverse side effects.
Dossiers en soins palliatifs est une série trimestrielle publiée dans Le Médecin de famille canadien et rédigée par les membres du Comité des soins palliatifs du Collège des médecins de famille du Canada. Ces articles explorent des situations courantes vécues par des médecins de famille qui offrent des soins palliatifs dans le contexte de leur pratique en soins primaires. N’hésitez pas à nous suggérer des idées de futurs articles à palliative_care{at}cfpc.ca.
Footnotes
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This article is in English on page 1010.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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