Quand les médecins sont-ils trop vieux pour exercer la médecine? En 1905, à l’âge de 55 ans, Sir William Osler a parlé publiquement de «l’inutilité comparative» des hommes de 40 ans. Il soutenait que les hommes devraient prendre leur retraite à 60 ans et suggérait en blaguant de leur accorder à cet âge une année de contemplation, puis de leur offrir un départ paisible par chloroforme1. Ces commentaires ont provoqué un tollé de controverse, mais Osler n’a pas démordu de l’idée que les hommes d’intellect devraient prendre leur retraite à 60 ans. Ses convictions étaient sans doute influencées par les facteurs sociaux et culturels de l’époque, mais la controverse entourant l’âge de la retraite obligatoire se poursuit dans des professions comme la médecine, où la sécurité publique pourrait être à risque.
De fait, de nombreuses études sur des sujets médecins ont démontré un rendement à la baisse avec l’augmentation du nombre d’années en pratique médicale2. Au nombre des explications plausibles de ces conclusions, on peut mentionner la moins grande disposition des médecins plus âgés à adopter de nouvelles thérapies et normes de soins; l’inefficacité des programmes de formation médicale continue; l’effet de cohorte impliquant une génération de médecins confrontés à des changements considérables dans la prise en charge des maladies et les techniques d’évaluation du rendement; ou, peut-être, les changements neurocognitifs associés au vieillissement.
Vieillissement et déclin cognitif
Le vieillissement cognitif normal comporte un déclin de l’intelligence fluide à partir de l’âge adulte moyen, tandis que l’intelligence cristallisée a tendance à demeurer stable3. Les 2 formes d’intelligence, cristallisée et fluide, sont importantes pour une prise de décisions cliniques exactes. L’intelligence cristallisée est la somme cumulative de l’information acquise durant la vie et comprend l’expertise et la sagesse professionnelles. L’intelligence fluide est la capacité de traiter l’information et de raisonner, qui est essentielle à l’analyse et à la solution de problèmes nouveaux ou complexes. En raison du déclin dans l’intelligence fluide, les adultes de 70 ans ont besoin d’environ 2 fois plus de temps pour faire les mêmes tâches que des adultes dans la vingtaine4.
Par conséquent, l’expérience devient une «arme à 2 tranchants», permettant une habileté au diagnostic de plus en plus efficace, contrebalancée par un déclin dû à l’âge dans les habiletés au raisonnement clinique. Les médecins plus âgés ont tendance à se fier davantage aux premières impressions cliniques5, alors que compter à l’excès sur une telle stratégie pourrait se traduire par une erreur de diagnostic en raison d’une conclusion prématurée. Des études sur des préoccupations quant à la compétence de médecins plus âgés ont révélé des erreurs fréquentes d’anamnèse incomplète, de collecte et d’interprétation partielles de données et de génération insuffisante d’hypothèses6.
Pourtant, d’autres études ont démontré que de nombreux médecins plus âgés peuvent avoir un rendement égal ou presque équivalent à celui de leurs pairs plus jeunes7. L’effet de l’âge sur la compétence d’un médecin en particulier peut varier grandement8. Il y a probablement de nombreux facteurs autres que l’âge qui contribuent au niveau de compétence d’un médecin. On peut mentionner l’intelligence et l’engagement envers l’apprentissage autodirigé et la pratique délibérée pour maintenir l’expertise; des facteurs liés aux patients, comme la gravité de la maladie et la complexité du problème; et des facteurs liés à la pratique, comme les contraintes de temps, les systèmes de soutien et le personnel sur place4.
On estime que d’ici 2026, 20 % des médecins canadiens auront 65 ans ou plus9. Dans l’ensemble de la population, la prévalence de la démence est estimée à 13 % et celle de la déficience cognitive légère (DCL) est de 10 % à 20 % chez les personnes de 65 ans et plus10,11. Fait inquiétant, des études démontrent que plus du tiers des médecins dont la compétence suscite des inquiétudes ont une déficience cognitive de modérée à grave12,13. Il est difficile de faire le lien entre le degré de perte neurocognitive et la compétence des médecins, parce que les niveaux précis de déficience cognitive qui les empêchent de pratiquer en toute sécurité sont inconnus14. Malheureusement, des études démontrent aussi que les médecins ont une capacité limitée d’évaluer leur propre compétence et pourraient ne pas se rendre compte d’un déclin dans leur rendement cognitif15,16. Certains médecins pourraient donc ne pas reconnaître quand ils sont trop vieux pour pratiquer de manière compétente.
Se préparer à la retraite
Il est évident que la transition à la retraite peut être difficile. Le travail procure de la structure, une communauté et un but; à la retraite, il faut satisfaire à ces besoins par d’autres initiatives17. Les médecins qui prennent leur retraite ressentent souvent une perte de leur identité et de leur sentiment d’importance18. Il importe de bien planifier la retraite pour réduire ses effets émotionnels et psychologiques.
Devrait-on obliger les médecins plus âgés à prendre leur retraite? Évidemment, l’âge ne devrait pas être le seul déterminant. C’est un défi constant pour les ordres de médecins de déterminer les facteurs appropriés liés au médecin, à la pratique et aux patients qui constituent la capacité d’un médecin donné d’exercer la médecine en toute sécurité. Il existe actuellement divers programmes provinciaux d’évaluation et de perfectionnement qui visent spécifiquement les médecins plus âgés19. Il est nécessaire d’adopter une approche constructive et proactive qui fait un juste équilibre entre la sécurité des patients et les droits des médecins qui ont consacré leur vie au service de leurs communautés. Il faut des changements systémiques qui permettent aux médecins qui ont reçu un diagnostic de DCL ou de démence de prendre leur retraite dans la dignité.
Nous proposons quelques suggestions à l’intention des médecins plus âgés en pratique active:
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Envisager de ralentir les activités dans les aspects de la pratique qui exigent une intervention cognitive rapide. Prévoir des rendez-vous plus longs avec les patients qui ont des problèmes médicaux complexes.
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Écouter attentivement les préoccupations des collègues, des patients, des amis et de la famille. Étant donné que les médecins ont une habileté limitée à autoévaluer leur rendement, les observations d’autrui peuvent être utiles.
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Tenir compte sérieusement de ses propres inquiétudes. Des symptômes subjectifs peuvent être précurseurs d’un déclin cognitif plus prononcé à venir. Une récente étude a démontré que les personnes plus âgées en santé ayant des symptômes subjectifs de perte cognitive ont 4,5 fois plus de risque de progression future vers une DCL ou une démence que ceux qui n’ont pas de symptômes (54 % ont progressé vers une DCL ou une démence dans les 7 années qui ont suivi par rapport à 15 % chez ceux qui n’avaient pas de symptômes)20.
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Adopter un mode de vie sain. Diverses études ont associé une activité physique accrue, un régime alimentaire méditerranéen et une implication sociale plus grande à un effet protecteur du fonctionnement cognitif21–23.
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Planifier sa retraite. Éventuellement, nous devons tous faire face aux limites qui accompagnent l’âge. Une bonne planification peut contribuer à faciliter les ajustements émotionnels et psychologiques que nécessite l’arrêt de la pratique. Certains peuvent choisir une réduction graduelle des responsabilités en raccourcissant les journées ou les semaines de travail ou en réduisant le champ de pratique pour se concentrer sur les aspects de la médecine qu’ils préfèrent.
Footnotes
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La question entourant la retraite des médecins fait aussi l’objet d’un Débat qui commence à la page 26.
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This article is also in English on page 17.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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