En octobre dernier, j’ai eu le privilège de faire la conférence d’ouverture du premier colloque québécois consacré à la santé des médecins. Même si je n’y ai pas directement traité du suicide chez les médecins, j’ai été habité, durant la préparation de mon allocution, par les statistiques sur ce phénomène fournies par le docteur Anne Magnan, directrice du programme d’aide aux médecins du Québec. Selon des données colligées par le docteur Pierre Gagné, psychiatre et coroner au Québec, entre 1992 et 2000, sur 154 décès de médecins de moins de 60 ans répertoriés dans la province, 22 étaient attribués au suicide, ce qui équivaut à 14,3% de l’ensemble (communication personelle). Si nous comparons cette proportion à la donnée québécoise correspondante1, on remarque que le suicide représentait 10,3% de l’ensemble des décès chez les personnes âgées de 25 à 60 ans. Les suicides ont été relativement plus fréquents chez les médecins de famille que chez les spécialistes durant cette période. Alors que ces 2 groupes s’équivalent pratiquement en termes d’effectifs, 14 médecins de famille se sont suicidés contre 8 spécialistes.
Le phénomène du suicide chez les médecins est-il bien documenté?
La première réaction à ces statistiques affligeantes est de penser qu’il s’agit là d’une autre de ces spécificités québécoises. Or, la littérature nous révèle que le phénomène, s’il est peu publicisé, est loin d’être marginal. Alors que les médecins ont un état de santé supérieur à la moyenne et qu’ils vivent plus âgés2, il est maintenant admis que leurs taux de suicide sont plus élevés que ceux de la population générale d’âge correspondant3. Si le phénomène semble plus prévalent chez les médecins de sexe féminin, lorsqu’on contrôle pour le statut marital (le fait d’être marié conférant un effet protecteur), on obtient des taux de suicide chez les médecins 2,45 fois plus élevés que dans la population générale en âge de travailler4.
Les facteurs associés au suicide des médecins, phénomène existant dès les années de formation médicale, ne sont pas forcément reliés aux conditions de travail, même s’il est reconnu que celles-ci peuvent être difficiles, mais bien à une prévalence accrue des désordres psychiatriques5. Parmi les désordres psychiatriques plus fréquents chez les médecins, il semble clair que les dépressions sévères sont plus susceptibles de conduire au suicide6,7.
La souffrance des patients et celle des médecins sont-elles reliées?
Ces données sont à mettre en relation avec les résultats d’une recherche effectuée à Montréal entre 1999 et 2005. Le premier volet de cette recherche portait sur les malades et le second sur les soignants. En ce qui concerne les malades, nous avons trouvé qu’en dépit de la finalité du système de soulager la souffrance, les malades atteints de cancer en phase avancée, et probablement ceux affligés d’autres maladies graves, avouent souffrir autant de leur interaction avec le système de santé que de la maladie qui les afflige8. Cette conclusion s’apparente à celle d’un groupe suédois ayant étudié un groupe de femmes atteintes de cancer du sein9.
Le deuxième volet de cette recherche nous a appris que les soignants, dont une majorité de médecins, perçoivent bien la souffrance des malades et décrivent avec beaucoup d’acuité le milieu de soins où se livre une guerre sans merci contre la maladie et la mort. Mais ces soignants nous apprennent en outre qu’eux aussi souffrent.
Les raisons pouvant expliquer l’apparition de souffrance chez les soignants
La souffrance des soignants est générée par la surcharge et par l’essoufflement qui en résulte, lequel crée un sentiment d’impuissance. Cette impuissance se traduit dans la frustration et dans un fort sentiment de culpabilité reliée au sentiment de ne pas avoir tout fait pour aider. Aussi, les soignants souffrent parce qu’ils se sentent piégés. Les besoins des personnes malades sont complexes et parfois contradictoires. Cette complexité, difficile à saisir, requiert du temps, de dont les médecins manquent. Alors, le but devenu inatteignable est abandonné et on se réfugie dans la technicité de l’activité médicale. Mais ce faisant, on nie, on écrase ses aspirations initiales. Cette négation prive de sens le soignant. La perte de sens est intimement liée à l’émergence de la souffrance qui, si elle n’est pas reconnue et accompagnée, peut dégénérer en des troubles pouvant conduire au suicide.
Comment se sortir du problème de la souffrance?
La notion du soignant blessé pourrait-elle être une façon de se sortir du problème de la souffrance présente dans les services de santé? Cette notion très ancienne remonte à l’antiquité. Platon, le père de la philosophie occidentale, affirmait que «les plus habiles médecins seraient ceux qui… n’étant pas eux-mêmes d’une complexion saine, auraient souffert de toutes les maladies»10. Or ces médecins affligés eux-mêmes de plusieurs maladies deviennent des exemples éloquents de «soignants blessés».
Le mythe de Chiron, dont le nom grec possède la même racine que chirurgia, nous aide à mieux comprendre la notion du soignant blessé. Ce centaure, à qui les dieux Apollon et Arthémis avaient enseigné la médecine, fut blessé par la flèche d’Héracles. Ce traumatisme ne lui causa pas la mort (un dieu est immortel) mais lui infligea une blessure incurable qui lui donna des souffrances insoutenables pour le reste de ses jours éternels. C’est parce qu’il était blessé que Chiron a acquis sa renommée de guérisseur incomparable parmi les plus célébrés de la Grèce antique. Suite à cette blessure, Chiron a accueilli Esculape enfant. En effet, Esculape, fils d’Apollon et de la mortelle Coronis, fut sauvé de la mort in extremis quand Apollon le retira du sein maternel juste avant que le corps de sa mère décédée ne soit brûlé. L’enfant orphelin fut confié à Chiron, qui lui enseigna tout ce qu’il connaissait des arts de guérir. C’est ainsi qu’Esculape devint l’un des 2 pères de la médecine occidentale.
En 1951, Jung évoque pour la première fois le terme de «médecin blessé»11. Pour lui, la pathologie de l’âme pourrait constituer le meilleur entraînement pour le soignant. Dans un livre publié quelques jours avant son décès12, Jung affirme que seul un médecin blessé peut soigner de façon efficace. De cette façon, Jung renoue avec le mythe de Chiron et en fait un des archétypes les plus fondamentaux de l’histoire humaine comme de la médecine contemporaine.
Plus récemment, les travaux de Guggenbühl-Craig ont apporté un éclairage supplémentaire13. Dans la rencontre thérapeutique, il y a le médecin guérisseur et le patient blessé ou malade. Pour favoriser la guérison, le soignant tente de mobiliser le côté guérisseur du malade. Par exemple, ce côté guérisseur du malade est celui qui l’incitera à prendre de bonnes décisions en matière d’hygiène de vie ou à respecter les consignes médicales. Par contre, le soignant porte aussi en lui des blessures. C’est l’autre pôle de la santé du médecin. Cette expérience de la blessure du soignant fait de ce dernier le «frère» du malade plus que son maître, ce qui opère un changement fondamental de perspective. Ainsi, le malade souffrant peut, en même temps qu’il est soigné par le médecin, contribuer à guérir les blessures du soignant. C’est ainsi que chaque rencontre entre un médecin et son malade possède un pouvoir intrinsèque de transformation mutuelle, donc de création, d’un côté comme de l’autre.
Les médecins n’ont pas à avoir honte d’être souffrants. Les travaux de Viktor Frankl14, psychiatre rescapé des camps nazis, nous enseignent en effet que la souffrance est une composante fondamentale de l’existence comme le destin ou la mort. Pour Frankl, s’il y a un sens à la vie, il y a nécessairement un sens à la souffrance. La façon dont un humain accepte son destin et sa souffrance lui fournit le sens profond de sa vie. Cette préoccupation nouvelle autour de la santé des médecins et de leur souffrance parle du sens profond et fondamental de la médecine occidentale en 2008. Cela amène à proposer que la santé du médecin se définisse davantage à partir du pouvoir créateur de la médecine. Ce pouvoir créateur s’appuie sur une humble reconnaissance de nos blessures personnelles et de nos propres vulnérabilités. Comme l’écrivait Eric Cassell dans le préface de Souffrance et médecine15, «La reconnaissance de la souffrance remonte à l’Antiquité; à travers le monde, et quelle que soit sa forme, la médecine existe en raison de la reconnaissance universelle de la terrible souffrance causée par la maladie». Le fait de reconnaître et d’assumer que nous sommes des médecins blessés pourrait constituer un tournant pour notre profession. Cette notion primitive de la médecine conduit sans doute à une solidarité nouvelle entre nous médecins et tous nos malades qui luttent à nos côtés pour un monde meilleur. Ce monde meilleur n’est pas le monde utopique où tout le monde est beau, gentil, éternellement en santé. Ce monde meilleur est plutôt ce monde imparfait dont nous faisons tous partie qui, continuellement en quête de sens, évolue vers plus de cohésion et de solidarité. Or, cette évolution pourrait apporter une certaine forme de bonheur et certainement une plus grande sérénité parmi nous tous.
Footnotes
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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