Le Forum en médecine familiale présente depuis quelques années la Tribune aux idées dangereuses. Cet événement
vous offre, en tant qu’innovateur, la possibilité de partager une idée importante qui passe inaperçue, mais qui devrait être criée sur tous les toits de la communauté de la médecine familiale. Une idée dangereuse peut prêter à controverse, être très créative et nouvelle, ou encore aller à l’encontre de la façon actuelle de penser. Il faut cependant qu’il y ait un engagement à aller de l’avant1.
Chaque année, je suis là pour entendre ces idées et être témoin des controverses qu’elles soulèvent. Personne n’est indifférent à des énoncés comme : « Arrêtez de dire aux gens de perdre du poids »1; « La primauté des médecins de famille dans les guides de pratique en soins primaires »2; « Prescrire un revenu »3.
Si j’avais la moindre chance que l’on retienne mon idée dangereuse, je proposerais celle-ci : Arrêtez de toujours invoquer les données probantes comme si c’était là un gage de certitude.
Prenons l’exemple des injections de corticostéroïdes pour la gonarthrose dont il est question dans « Les meilleures études pertinentes à la pratique de première ligne »4. On y apprend que les injections de stéroïdes pourraient accroître légèrement l’érosion du cartilage du genou (page 280)4.
Ah, bon! Voilà toute une nouvelle qui en surprendra plus d’un, considérant qu’il s’agit là d’une procédure relativement courante que les médecins pratiquent depuis des décennies et qui semble soulager les patients qui ont de la gonarthrose et pour lesquels toutes les autres modalités thérapeutiques se sont révélées inefficaces.
Les auteurs de cet article ont beau essayer de nuancer les résultats en mettant en doute la signification clinique et en alléguant que le moment des évaluations n’était pas optimal, et que plusieurs recherches antérieures avaient montré que les injections de cortisone étaient efficaces, cette interprétation ne correspond pas aux conclusions de la recherche originale qui sont, quant à elles, beaucoup plus drastiques :
Parmi les patients atteints de gonarthrose symptomatique, un traitement de 2 ans par la triamcinolone par voie intra-articulaire, comparativement à une solution saline par voie intra-articulaire, a entraîné une perte significativement plus marquée du volume du cartilage et aucune différence quant à la douleur dans le genou. Ces résultats n’étayent pas ce traitement chez les patients atteints de gonarthrose symptomatique5. (traduction libre)
Pareils résultats ne sont pas très rassurants: aucun médecin ne souhaite pratiquer une manœuvre inefficace qui crée de l’érosion dans un genou qui déjà en arrache.
Or, les recommandations émises face à cette procédure sont contradictoires : l’American Academy of Orthopaedic Surgeons dit : « Nous ne pouvons recommander ni déconseiller les corticostéroïdes par voie intra-articulaire chez les patients atteints de gonarthrose symptomatique »6; l’American College of Rheumatology opine: « Nous recommandons, avec réserve, que les patients atteints de gonarthrose aient... des injections intra-articulaires de corticostéroïdes »7. Quant à Tools for Practice : « Les injections intra-articulaires de corticostéroïdes dans le genou soulagent la douleur arthrosique de 40 % plus que le placebo, et un patient sur 3 à 5 ayant reçu une injection verra ses symptômes généraux reculer dans les quatre premières semaines »8 (traductions libres). Bref, des avis contradictoires qui laissent le clinicien patois, même si tous se targuent de s’appuyer sur des données probantes.
Pour démontrer mon propos, j’aurais aussi bien pu utiliser la saga des recommandations relatives au dépistage du cancer de la prostate ou celles relatives à l’examen médical périodique, où des organismes crédibles réussissent à émettre des recommandations contradictoires tout en s’appuyant sur les mêmes données, en clamant, là encore, que leurs avis sont basés sur des données probantes. Évidemment, la classification GRADE sur laquelle s’appuient la plupart d’entre eux n’aide pas beaucoup la cause puisqu’elle permet d’émettre des recommandations qualifiées de fortes alors même que les évidences scientifiques sur lesquelles elles reposent sont faibles.
Les données dites probantes me font penser aux contrats d’assurance où il y a une clause écrite en petits caractères qui fait que la protection ne s’applique pas; avec les données probantes, il y a toujours des justifications qui font que les interprétations varient et les avis se contredisent.
Aussi, arrêtez donc d’invoquer les données probantes comme si c’était là un gage de certitude.
Quelle idée dangereuse!
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