En avril 2017, l’Institut canadien d’information sur la santé, de concert avec Choisir avec soin Canada, publiait un rapport intitulé « Les soins non nécessaires au Canada »1. Ce tout premier rapport national corrobore les conclusions auxquelles sont arrivés d’autres pays2,3, en s’intéressant à un élément fondamental de la quête mondiale visant à réduire les coûts par habitant tout en améliorant la qualité4. Selon les statistiques canadiennes, quelque 30 % d’un ensemble d’examens, de procédures et de traitements ne sont pas nécessaires et seraient même carrément dommageables. Les auteurs du rapport ajoutent des renseignements plus précis. Par exemple, 1 aîné canadien sur 10 prend régulièrement des somnifères sédatifs-hypnotiques1, ce qui, selon les auteurs, représente des soins inutiles qui contribuent à des pertes sur le plan des résultats et de la rentabilité. Comme il a été observé ailleurs, il est possible d’économiser de l’argent et d’améliorer la qualité en éliminant du système des soins non nécessaires. Mais, comme toujours, le diable est dans les détails, plus particulièrement dans les interactions microcliniques et macropolitiques où « l’inutilité » a été établie.
Disparités entre les opinions et les données dans la pratique clinique au quotidien
Dans la pratique clinique au niveau micro, nous rencontrons fréquemment des patients dont les attentes en matière de qualité/prix, l’autodiagnostic ou la quête d’attention entraînent la recherche de compromis des requêtes ou des ordonnances d’imagerie par résonnance magnétique, d’antibiotiques et mêmes d’analgésiques opioïdes. Certains collègues proposent-ils une tomographie, moins coûteuse, plutôt que l’imagerie par résonnance magnétique? Oui. Certains collègues apportent-ils exactement le bon argument exactement au bon moment pour dissuader la demande d’une prescription d’antibiotiques? Certainement. Mais, assurément, certains d’entre nous sont incertains ou encore choisissent leur discrétion comme mère de sûreté dans ces micro-batailles constantes pour définir ce qui est et ce qui n’est pas nécessaire5. En l’absence de données probantes de grande qualité, de données applicables ou de données quelles qu’elles soient, bon nombre de ces tentatives de définition de la nécessité des soins sont réglées à l’aide du « bon sens » qui émerge de l’expertise et de l’expérience des médecins et des patients engagés dans la conversation.
Ces observations n’ont pas pour but de blâmer les patients pour ce qu’ils apportent à la rencontre clinique ni d’exhorter les médecins à être plus rigides. Notre intention est plutôt d’exposer l’existence fréquente d’une disparité entre les opinions et les données qui servent aux patients et aux médecins à déterminer la nécessité. D’une part, chaque patient a sa personnalité propre et ses attentes culturellement influencées à l’endroit des soins et, d’autre part, se trouvent la personnalité des médecins, leurs flux de travail et une base de données scientifiques. Comme le démontrent les réalités du travail clinique au quotidien, cette base de données probantes compte parmi de nombreuses autres sources d’opinions et de données mises à contribution lorsque nous négocions la nécessité. L’autorité de cette base de données probantes et son pouvoir de persuasion reposent sur l’état de la science et des faits à un niveau politique plus large.
Débat public à une époque d’engagement polarisé
Paradoxalement, ici au niveau macro, nous nous retrouvons avec la disparité familière des opinions et des données. Étant donné que la confiance du public envers l’expertise6 et les gouvernements7 en est à un creux historique, et que les « faits alternatifs » jouent apparemment un rôle aussi important dans le débat public et la prise de décisions que tout autre fait, comment les politiques plus générales entourant la nécessité fonctionnent-elles? Comme au niveau clinique, nous attendons parfois de présenter ce que nous pensons être le bon argument au moment que nous croyons opportun. Dans cet esprit, songez à la récente évaluation des données probantes par Schein et Pronovost concernant les tests préopératoires subis avant une intervention pour les cataractes. Leur étude démontre clairement l’absence de bienfaits pour les patients ainsi que des économies annuelles potentielles de 500 millions de dollars (US) si ces tests étaient éliminés2. Par ailleurs, ce n’est pas la première fois que ces données probantes sont utilisées pour définir la nécessité et influencer la pratique. L’étude originale9 de Schein et ses collègues a été publiée il y a près de 2 décennies. Ainsi, dans le consensus émergent du processus scientifique au niveau macro, nous observons les mêmes esquives, feintes, parades et tiraillements que dans les rencontres cliniques au quotidien. Si Schein et Pronovost se sont attaqués avec succès, espérons-le, à un ensemble de tests en particulier, il existe bien d’autres exemples de gaspillage à éviter et de résultats à améliorer au chapitre des traitements et des interventions.
Dans un monde de données probantes contestées et de sciences émergentes, comment pouvons-nous améliorer notre capacité de présenter des arguments convaincants? Il peut encore être nécessaire de définir la nécessité en s’appuyant sur la base des données probantes révisées par des pairs, mais cela ne suffit plus. Instinctivement, nous aurions tendance à miser doublement sur ces méthodes familières, comme le font les journalistes en contrevérifiant les faits encore plus étroitement et rigoureusement, mais il y a une approche complémentaire qui fonctionne indépendamment de la prémisse selon laquelle plus de données scientifiques réussiront là où moins ont échoué.
Mobiliser la communauté
Au début des années 1990, la Commission Dunning présentait son rapport final au gouvernement hollandais et recommandait l’adoption d’une approche axée sur la communauté pour déterminer la nécessité ou l’inutilité des processus, des procédures et des secteurs de services10. Moins d’une décennie plus tard, l’Organisation mondiale de la Santé relançait son bulletin sur la formation médicale et la pratique clinique pour faire face aux défis de la réforme des systèmes de santé et, ce faisant, a peaufiné l’approche centrée sur la communauté. Le pentagone du partenariat présenté dans ce numéro démontre que la « communauté » compte parmi les 5 acteurs importants qui doivent collaborer pour en arriver à un même but et à des actions communes quant à la qualité supérieure, l’équité, la pertinence et la rentabilité11. Quelque 17 ans plus tard, à la fin de cette ère de politiques publiques fondées sur des données probantes12, ce genre de démocratisation radicale du système de santé semble être non seulement prometteur, mais aussi un complément nécessaire pour produire d’autres preuves scientifiques.
À cet égard, nous appuyons fortement Born et ses collègues, qui préconisent non seulement la mobilisation du patient, mais aussi l’engagement de la population dans le programme Choisir avec soin13. Cette approche est primordiale, tout comme la vision de Légaré et ses collègues d’une participation accrue des patients et du public dans la conception conjointe des recommandations de Choisir avec soin14. Par ailleurs, le modèle de cette mobilisation, de cette prise de décisions partagée non seulement sur le plan clinique mais aussi au niveau des politiques, doit aller au-delà des commentaires de quelques patients choisis sur des listes de recommandations que les cliniciens et les patients devraient remettre en question. Il faut plutôt une conversation à 5 sens, découlant d’alliances et de synergies entre des groupes d’intérêts importants ayant des forces et des attentes précises.
Il a été démontré que la participation des patients et des citoyens représente bien plus qu’un impératif éthique15. De solides données probantes font valoir l’efficacité de l’inclusion et de la prise de décisions partagée sur le plan des politiques16. Alors que nous relevons le défi de définir la nécessité en matière de soins en collaboration avec les patients et le public, nous devons suivre des exemples bien de chez nous qui ont réussi à intégrer les données probantes aux opinions et aux points de vue des cliniciens et des patients pour effectuer des changements de politiques17,18. Le Canada a édifié de solides capacités dans ce domaine, notamment des établissements comme le Centre d’excellence sur le partenariat avec les patients et le public à l’Université de Montréal (Québec), le Public and Patient Engagement Research-Practice Collaborative à l’Université McMaster à Hamilton (Ontario), et le groupe Patient and Community Engagement Research à l’Université de Calgary (Alberta). Il nous reste donc à miser sur ces ressources, de même que sur l’expérience de leur personnel et de leurs patients partenaires dans notre quête pour définir la nécessité dans les soins.
Favoriser une même compréhension
Les forums, les techniques de mobilisation et les programmes de recherche communautaires dans lesquels se spécialisent ces centres représentent les meilleures avenues pour faire connaître les données scientifiques durement acquises et pour qu’émerge un consensus encore plus difficile à réaliser. Même si les données revêtent de l’importance, l’élément principal se situe dans le fait qu’elles soient produites conjointement et acceptées par diverses parties. Il est essentiel de mobiliser les patients et les citoyens dans les processus décisionnels et consensuels, non seulement pour qu’ils comprennent mieux les données scientifiques, mais aussi pour que les scientifiques et les politiciens saisissent mieux comment le public définit la nécessité et la façon de répondre à cette définition. Nous pensons que la meilleure façon d’éviter l’impasse des approches actuelles de la définition de la nécessité est de miser sur les capacités des établissements canadiens qui se spécialisent dans la participation du public à la formulation des politiques en matière de santé. Plutôt que de perpétuer les disputes polarisées qui caractérisent souvent la « mobilisation » sur des sujets comme la vaccination ou la fluoration, ces établissements ont les méthodes et l’expérience voulues pour susciter des conversations véritablement engagées. Leurs talents se situent dans la reproduction, au niveau macro, du moment micro-clinique où le bon sens émerge d’une même façon de comprendre un problème.
En cette époque actuelle de faits contestés et d’engagement polarisé, ce n’est que par des opinions et des données produites conjointement que se dégagera une base de données convaincantes et fiables. Pour en arriver à des définitions communes de la nécessité – des définitions qui résistent aux tensions des interactions cliniques – nous devons adhérer au principe de la coproduction. Étant donné que les habiletés « pour amener les patients sur un terrain d’entente concernant la définition des problèmes de santé » 19 sont une compétence fondamentale des médecins de famille canadiens, nous sommes bien placés pour exercer notre leadership. La formulation de politiques avec la participation des patients favorise un sentiment d’appartenance, renforce la responsabilisation et encourage l’adhésion aux décisions20. Tout ce qu’il reste à faire est de déployer des ressources et de participer conjointement à la définition de ce qui est nécessaire dans les soins.
Footnotes
Intérêts concurrents
Aucun déclaré
Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles soient sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
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