Les médecins de famille devraient réaliser à quel point l’industrie tente de les influencer et dans quelle mesure cette influence restreint leur autonomie, réduit l’utilité de leurs ordonnances et appauvrit le régime public de soins. D’où le titre de cet article: les entreprises pharmaceutiques, notre collaboration avec elles et notre dépendance financière sur l’industrie pharmaceutique. La promotion exerce une influence sur les priorités scientifiques, éditoriales, médiatiques, éducationnelles, thérapeutiques, réglementaires et budgétaires de nos institutions. Le monde du médicament est en crise et les profils de prescription trahissent notre implication dans cette crise.
Panne d’innovation
Une majorité des «nouveautés» lancées depuis les années 1990 n’ont guère amélioré le service médical rendu par rapport aux anciens produits moins coûteux et aux risques bien connus. Il s’agit d’imitations, de nouvelles formulations, d’innovations pharmacologiques, d’élargissements des indications et de nouveaux modes d’administration ou de fabrication, sans progrès thérapeutique tangible et sans répondre aux besoins ressentis par les médecins de famille. Toutefois, ils servent à augmenter la consommation. L’innovation technologique n’équivaut pas au progrès thérapeutique.
La réponse de l’industrie: le marketing agressif
Le gigantisme des sociétés pharmaceutiques leur permet d’exercer un pouvoir politique énorme par des lobbyistes qui courtisent les représentants de l’état et des représentants médicaux qui courtisent les médecins. On investit dans la publicité aux prescripteurs de façon disproportionnée avec la vraie innovation, on encourage généreusement des leaders d’opinion, on commandite une partie de la formation continue, on sponsorise des essais cliniques multicentriques «protocole en main» et on encourage une médicalisation et une médicamentation de la population. L’industrie marque son territoire en s’associant financièrement à d’innombrables activités médicales et scientifiques en offrant de financer agences du médicament, publicitaires, éditeurs, institutions, sociétés, associations, organismes, fondations, etc. La conception même de la santé et l’utilisation de la médecine basée sur des preuves sont biaisées par des objectifs marchands. Dérives et dérapages1,2 peuvent survenir quand promotion et formation, commerce et science, entreprise et système de soins, se côtoient de trop près, car les valeurs ne sont tout simplement pas les mêmes.
Les leaders d’opinion
Transparency International vient de proposer un code de conduite dans son Rapport mondial de 2006.3 Ce code a été endossé par la rédaction du Lancet dans sa livraison du 11 février 2006. On y recommande ni plus ni moins, aux médecins, de ne pas faire la promotion de produits de santé dans lesquels ils ont un intérêt financier et de ne pas se joindre à la liste des conférenciers d’une entreprise de produits de santé. Une situation de conflit d’intérêt pourrait survenir lorsque cette collaboration va au-delà de la recherche, pour se muer en marketing quand les médecins deviennent des consultants ou des conférenciers payés. C’est la première fois qu’une ONG internationale donne explicitement au co de pharmas-co-dépendance un sens qui assombrit l’image d’intégrité et d’indépendance de nos institutions médicales même si elle ne vise directement que certains leaders d’opinion qui se prêtent contre rémunération à la présentation répétitive et l’interprétation trop enthousiaste de certains essais cliniques.
Nouveaux produits
La présentation des nouveautés tend trop souvent à en exagérer les bénéfices attendus sur le terrain, à minimiser les risques connus et inconnus, à occulter les coûts directs, indirects et à oublier les autres options non médicamenteuses ainsi que les produits déjà reconnus. Ces nouveautés sont toujours coûteuses, souvent inutiles et parfois dangereuses.
Nouvelles indications
Les nouveautés sont parfois de nouvelles indications, pas nécessairement bien établies mais lourdes de conséquences économiques. En pharmacothérapie préventive, on observe un abaissement constant des seuils de la normalité et des valeurs cibles pouvant mener parfois à des dépistages alarmistes suivis d’ordonnances au rendement pratiquement nul, voire négatif. Certaines campagnes de santé publique qui ne peuvent se terminer logiquement que par la visite chez le médecin et la prise d’un médicament sont organisées par des inventeurs de maladies. Elles suscitent de plus en plus de controverse et mériteront bientôt le qualificatif de «acharnement préventif.»
La réglementation
Laxisme et opacité dans l’approbation
L’industrie et les agences du médicament ont perdu la confiance d’observateurs avertis. L’agence du médicament permet l’autorisation de mise sur le marché de produits et d’indications qui n’améliorent pas substantiellement le service médical rendu ou encore dont l’efficacité n’est que marginalement supérieure à celle d’un placebo ou n’est démontrée que sur un critère substitutif. Des approbations sont accordées sans comparaison directe au traitement standard, même si l’échantillon étudié n’est pas représentatif, même si l’utilité sur le terrain est mal établie, même quand la sécurité est insuffisamment documentée et même si les coûts directs et indirects dépassent largement les quelconques avantages.
Laxisme et opacité en pharmacovigilance
Une enquête récente sur la United States Food and Drug Administration a confirmé l’existence de graves lacunes dans sa mission de protection du public. Le rapport de l’Institute of Medicine sur la sécurité médicamenteuse est troublant; les réformes proposées sont profondes et exigent une nouvelle réglementation. Au Canada, l’exdirecteur de la Direction générale des produits de santé et des aliments vient d’exprimer les inquiétudes. La pharmacovigilance est négligée au profit de l’homologation, tant par les autorités que par les promoteurs.
La publication des essais
Quelles que soient les validités interne et externe et la puissance des essais soumis pour l’homologation ou publiés, leur interprétation favorise plus facilement la nouveauté qu’un ancien produit quand ils sont financés par le promoteur. Leurs méta-analyses souffrent du même biais. Les résultats défavorables ne sont pas toujours publiés. De la confusion sémantique aux manipulations statistiques, la dérive scientifique est de plus en plus dénoncée dans les meilleures revues savantes.
L’ordonnance rationnelle
Une ordonnance n’est pharmacologiquement utile au delà de son effet placebo qu’à plusieurs conditions garantes du service médical rendu. En fonction du bilan médical et pharmaceutique, il faut poser un diagnostic et poser le bon. Il faut choisir un objectif thérapeutique sensé, validé et quantifié, la bonne approche thérapeutique, la bonne classe pharmacologique, le bon produit et la bonne poso-logie, et bien informer le patient. Au long cours il faut vérifier l’observance, la réponse et la tolérance, la persistance de l’indication et de l’objectif, et savoir ajuster ou cesser. La banalisation n’est pas de mise.
La formation initiale et continue
Pour pallier la trop faible contribution financière des autorités et des prescripteurs, on a laissé l’industrie commanditer une bonne partie de la formation médicale continue. Si nous lui laissons le financement de la formation médicale continue nous constaterons qu’elle offrira de l’information continue sur les produits et non de l’éducation médicale continue.
Il nous faut des médecins informés et formés de façon rigoureuse, indépendante, transparente, non biaisée, sans déformation ni désinformation. Qui prescrivent moins et mieux, avec prudence et retenue. Qui évitent les ordonnances inappropriées, génératrices de pathologies médicamenteuses évitables parfois fatales et des dépenses évitables qui en découlent. Qui savent faire le ménage parmi les produits prescrits «sous influence» dans des indications non prioritaires. Qui restreignent leur armement thérapeutique à une sélection de produits bien éprouvés et qu’ils ont appris à bien manier.
Par où commencer?
Au niveau de la formation
Les formateurs ont commencé à éviter que le marketing ne se serve d’eux, tout comme il se sert des revues savantes. Il faut prévenir l’influence des commanditaires sur le choix de thèmes et de présentateurs et sur leurs conclusions, et assurer la place qui leur revient aux approches non pharmacologiques, aux produits déjà bien éprouvés, aux indications déjà bien validées et aux connaissances essentielles. Il faut questionner les crédits de formation quand elle est sponsorisée.
Au niveau du praticien
Déjà des étudiants, des médecins, des universitaires, des consommateurs, des rédacteurs, des formateurs de partout réclament une politique du médicament assainie. D’aucuns critiquent la promotion courtisane aux médecins et croient, comme nous, qu’il serait préférable de refuser les échantillons, les rencontres rémunérées, les sondages payants et les visiteurs médicaux. D’autres dénoncent la publicité directe, une aberration tolérée sous forme déguisée, qui transforme littéralement le prescripteur en pourvoyeur.
Au niveau des institutions
L’industrie pharmaceutique doit être ramenée à l’ordre. Elle s’est déjà avérée suffisamment résiliente pour s’adapter au changement si la société insiste. Un nouveau pacte et une renégociation des règles du jeu s’imposent par de nouvelles lois régissant la relation entre l’industrie et l’État et par une nouvelle déontologie régissant la relation entre l’industrie et la profession.
Conclusion
Les médecins de famille ont le droit et le devoir de recevoir une formation et une information à l’abri de l’influence des stratèges du marketing. Témoins privilégiés de la polypharmacie, ils peuvent contribuer à réduire les effets indésirables et les surcoûts associés aux nouveaux produits ou indications quand leur utilité est douteuse. Ils doivent se méfier de la formation et de l’information qui accompagne les nouveautés quand elle arrive dans un emballage-cadeau auquel il faudrait apprendre à dire Non merci!
Footnotes
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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