Les inquiétudes concernant mes enfants, et probablement les vôtres, sont liées à des choses telles que: Arriveront-ils à leur partie de squash à l’heure? Devraient-ils s’inscrire à des cours de danse hip-hop ou jazz? À quelle colonie de vacances devraient-ils aller? Seront-ils acceptés à l’université de leur choix?
Au même moment, des millions de parents et d’enfants dans le monde ont des inquiétudes beaucoup plus graves: Auront-ils assez de nourriture pour la famille? Que feront-ils si un enfant est malade? Auront-ils les moyens d’envoyer les enfants à l’école?
La différence entre ces séries de questions pourrait expliquer pourquoi le Council of Science Editors a produit un numéro sur le thème mondial de la pauvreté et du développement humain, en octobre 2007. Cette édition du Médecin de famille canadien met l’accent sur ce sujet, comme le font plus de 200 autres revues.
Dans ce numéro (page 1866), on trouvera un commentaire du Comité de la santé internationale du Collège des médecins de famille du Canada, intitulé «Niveaux d’engagement. Les médecins de famille et la santé mondiale». On s’y demande comment les médecins de famille peuvent participer à divers degrés, croyant toujours que leur engagement est important. Personnellement, toutefois, j’aimerais dire pourquoi les médecins canadiens devraient participer à la recherche, à l’éducation et au traitement des patients dans le monde en développement. Les raisons que je proposerai sont reliées aux avantages que peuvent en tirer à la fois les médecins eux-mêmes et l’ensemble du Canada.
Aucune liste de raisons ne saurait remplacer l’expérience personnelle. Je me suis ouvert les yeux il y a environ 10ans, grâce à des collègues du monde en développement, d’abord grâce à mon ami Dr Solomon Benatar, ancien doyen de la faculté de médecine de l’Université de Cape Town, et surtout grâce à mon proche collaborateur et ami Dr Abdallah Daar, un chirurgien transplantologue originaire de la Tanzanie qui a commencé ses études en médecine en Ouganda jusqu’à ce qu’il soit forcé de quitter le pays, lorsque le dictateur Idi Amin a expulsé les Asiatiques, en 1972. Il est ensuite devenu chirurgien transplantologue à Oxford et a aidé à ouvrir 2 facultés de médecine au Moyen-Orient.
Je dirais qu’il y a au moins 7 catégories de raisons pour lesquelles les médecins canadiens devraient participer à la recherche, à l’éducation et au traitement des patients dans le monde en développement: ce sont des raisons éthiques, scientifiques, économiques, de sécurité, de paix et de diplomatie, de capital humain et pour «changer les choses».
Des raisons éthiques
L’un des plus grands défis sur le plan éthique dans le monde est l’inégalité en matière de santé. Dans les pays industrialisés, l’espérance de vie est de 80 ans, à la hausse; dans de nombreuses régions du monde en développement, surtout en Afrique et en particulier en raison du HIV/sida, elle est de 40ans, à la baisse. J’ai dirigé le Joint Centre for Bioethics de la University of Toronto pendant 10 années. Mes collègues du Centre et moi-même nous sommes intéressés à une vaste gamme de questions éthiques cliniques – le consentement, les soins en fin de vie, l’éthique en recherche et d’autres sujets du genre – auxquelles sont confrontés quotidiennement les médecins canadiens. Bien que ces questions soient importantes, elles ne se posent pas avec autant d’acuité que celles des inégalités dans la santé mondiale. Malgré le fait que ces inégalités relèvent fondamentalement de la justice, elles reposent sur la valeur qu’est la solidarité. Si nous commençons à nous sentir solidaires des personnes du monde en développement, ces inéga-lités seront plus significatives à nos yeux et elles nous inciterons davantage à passer à l’action1.
Des possibilités scientifiques
En tant que chercheurs et enseignants, nous sommes toujours à l’affût des meilleures possibilités et des plus grands défis. Naturellement, les questions scientifiques les plus intéressantes ne sont pas limitées par les frontières géographiques du Canada et beaucoup de ces questions, de même que les occasions de renforcer les capacités, prennent source dans le monde en développement.
Au début des années 1980, Allan Ronald et ses collègues de la University of Manitoba étudiaient les maladies transmises sexuellement chez les travailleuses du sexe à Nairobi. Puis, la pandémie de VIH a éclaté sur la scène mondiale et est vite devenue le sujet de leurs travaux. Les nombreux chercheurs qui ont fait partie de ce groupe depuis plus de 30 ans – dont Kelly MacDonald, James Blanchard et Frank Plummer – ont été à l’avant-scène de la recherche mondiale sur le VIH. Frank Plummer, qui fait aussi partie de l’Agence de la santé publique du Canada, poursuit des recherches sous les auspices de la Grand Challenges in Global Health Initiative de la Fondation Bill et Melinda Gates (en partenariat avec les Instituts de recherche en santé du Canada, le Wellcome Trust et la Foundation for the National Institutes of Health). Le but est de mieux comprendre pourquoi les travailleuses du sexe hautement exposées d’un certain sous-groupe ne sont pas infectées par le VIH.
D’autres très bons exemples de possibilités scientifiques sont les travaux sur des essais cliniques cardiovasculaires à grande échelle dans le monde en développement, par Salim Yusuf de la McMaster University à Hamilton (Ont.), et l’étude par observation de cohortes à grande échelle sur le VIH en Inde, par Prabhat Jha de l’hôpital St Michael et de la University of Toronto (Ont.) Il y a aussi des possibilités de renforcement des capacités. Au Joint Centre for Bioethics de la University of Toronto, nous avons formé en bioéthique 27 dirigeants en mi-carrière de l’Asie du Sud, de l’Afrique et du Moyen-Orient. La plupart des bioéthiciens à la Aga Khan University à Karachi, ou à la Ibadan University au Nigéria, par exemple, ont été formés à la University of Toronto.
Des raisons économiques
La qualité de vie des Canadiens dépend de la participation du Canada à l’économie mondiale. Les économies émergentes telles que la Chine et l’Inde, qui comptent plus d’un milliard de personnes chacune et dont la croissance du produit intérieur brut atteint jusqu’à 10 % par année, représentent des marchés importants pour les produits et services canadiens. Comme le décrit C.K. Prahalad dans The Fortune at the Bottom of the Pyramid, 4 milliards de clients dans le monde en développement, c’est un marché énorme pour les produits et services2. Le Canada est un pays de commerce, mais comme l’indiquait Andrea Mandel-Campbell dans Why Mexicans Don’t Drink Molson, nous n’avons peut-être pas encore réalisé notre potentiel3. Quoi qu’il en soit, bon nombre de médecins canadiens sont aussi des entrepreneurs, qui produisent des produits ou des services scientifiques liés à la santé.
Les économies émergentes et le monde en développement représentent un marché considérable et en croissance, qui est important pour la santé économique future de notre pays. Par exemple, Kevin Kain, du McLaughlin-Rotman Centre for Global Health, de la University Health Network et de la University of Toronto, et Michel Bergeron, de l’Université Laval à Québec, sont tous deux à mettre au point pour utilisation commerciale des diagnostics sur les lieux de prestation de soins pour certaines maladies dans le monde en développement, dont on a grand besoin. L’un de mes exemples préférés de marchés à la base de la pyramide est Sprinkles, un produit mis au point par Stan Zlotkin, du Hospital for Sick Children et de la University of Toronto, qu’on vaporise sur les aliments pour combattre la carence en fer. L’emphase mise récemment au Canada sur la commercialisation ou sur le rendement du capital en recherche fera en sorte qu’il sera nécessaire pour les technologies canadiennes de pénétrer des marchés nouveaux et en croissance. La participation des médecins à la recherche dans le monde en développement, et particulièrement dans les économies émergentes, aidera à prendre conscience des besoins du marché dans ces régions.
La biosécurité
Comme le montrent l’expérience qu’a vécue Toronto dans le cas du syndrome respiratoire aigu sévère ainsi que la planification continue visant à préparer le Canada à une pandémie de grippe, le monde est un endroit plein d’interconnexions. Cela s’applique non seulement à la propagation d’agents pathogènes, mais aussi à la diffusion des connaissances sur les sciences de la vie qui – sous la forme de diagnostics, de médicaments et de vaccins – est à la base d’une majeure partie de notre travail de cliniciens. La mondialisation des sciences de la vie est une tendance extrêmement positive parce qu’elle aide à répondre à des besoins locaux en santé dans le monde en développement avec, par exemple, des diagnostics et des vaccins abordables. Toutefois, comme on le soulignait dans le récent rapport des US National Academies intitulé Globalization, Biosecurity, and the Future of the Life Sciences, auquel j’ai eu le privilège de participer, nous devons aussi être conscients des abus possibles4. L’ancien secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan, qui prenait la parole en novembre 2006 à l’Université de Saint-Gall, en Suisse, a dit ce qui suit:
Aujourd’hui, je voudrais envisager une initiative qui viserait à répondre plus en détail à deux questions principales. Premièrement, comment tirer parti des bienfaits de la biotechnologie et de la recherche en sciences de la vie pour améliorer la vie des gens dans le monde? Il s’agit notamment d’améliorer la santé de l’homme et sa sécurité alimentaire et, ce faisant, de favoriser la croissance économique et de réduire les inégalités dans le monde. Il faudra pour cela rendre les technologies disponibles, encourager la transparence et promou-voir la coopération. Deuxièmement, comment élaborer un cadre mondial pour atténuer les risques potentiels? … Comment parvenir à un consensus pratique sur les mesures appropriées est une problématique qui exige un débat mondial ciblé5.
Aujourd’hui, la menace biologique ne vient pas d’abord des pays et, de toute manière, c’est la raison d’être de la Convention sur les armes biologiques. La menace la plus importante vient des acteurs autres que les pays, et cette menace a besoin d’obscurité pour se développer. Étant donné la vaste diffusion des connaissances biologiques, les réseaux et les relations personnelles entre les scientifiques de partout au monde deviennent un mécanisme important pour garantir que le travail en sciences biologiques est réalisé dans la transparence, et que les déviations sont rapidement repérables.
Sous ce rapport, plus il existera de liens entre les scientifiques de la médecine canadiens et leurs collègues de par le monde, plus grande sera notre biosécurité collective.
La paix et la diplomatie
Souvent, lorsque les politiciens n’arrivent pas à trouver un compromis, les professionnels de la santé y arrivent. Dr David Franz, ancien commandant du US Army Medical Research Institute of Infectious Diseases, qui a participé à de nombreux pourparlers bilatéraux avec ses homologues de l’Union soviétique de l’époque, souligne que des professionnels de la santé de parties différentes peuvent souvent trancher des questions que n’arrivent pas à trancher les diplomates, grâce à un lien de confiance professionnel. Un autre bon exemple est l’Organisation scientifique israélo-palestinienne, dont le président est le récipiendaire du prix Nobel Torsten Wiesel. Cette organisation croit que la «coopération entre les scientifiques et les universitaires israéliens et palestiniens aide à créer une infrastructure capable de soutenir un développement durable dans les deux communautés» et que la «science, en raison de son caractère universel, peut servir à stimuler le dialogue, l’ouverture et le respect mutuel, et ainsi à servir la cause de la paix6». [Trad.] Plus près de nous, Arnold Noyek, un otolaryngologiste du Mount Sinai Hospital et de la University of Toronto, a créé un programme appelé CISEPO (Canada International Scientific Exchange Program), qui initie des projets, au départ sur la perte de l’ouïe, auxquels participent des professionnels de la santé tant israéliens que palestiniens. Et James Orbinski, du St Michael’s Hospital et de la University of Toronto, a dirigé Medécins sans Frontières, un groupe qui fournit des services médicaux directs et agit comme témoin dans les zones de conflit.
Le capital humain
Le Canada se trouve au centre d’un réservoir mondial de talents, mais n’en tire pas pleinement parti sur le plan stratégique. Le Canada est l’un des pays les plus multiculturels du monde. Par exemple, il y a environ 1,1 million de Canadiens d’origine chinoise et 700 000 d’origine indienne. Je connais ces faits d’expérience. Mon père a immigré au Canada en 1956, de la Hongrie. Il n’a pu obtenir de permis pour pratiquer la dentisterie, qu’il pratiquait dans son pays d’origine; il travaillait donc dans notre sous-sol.
Mes nombreuses années de travail clinique comme interniste général dans un hôpital universitaire m’ont appris que le Canada n’utilise pas suffisamment les talents des professionnels de la santé d’autres pays qui viennent ici. Si nous le faisions, ces collègues feraient profiter de leurs talents non seulement le Canada, mais aussi leur pays d’origine. Nous avons étudié des scientifiques et des entrepreneurs d’origines autres que canadiennes dans des centres de biotechnologie à Vancouver, Montréal et Toronto. Nous avons découvert qu’ils voulaient redonner à leur pays d’origine, mais avaient de la difficulté à trouver des voies pour le faire7. De nombreux médecins de famille canadiens aux antécédents divers apprécieraient pouvoir redonner à leur pays d’origine.
Changer les choses
Beaucoup d’entre nous avons opté pour la médecine parce que nous voulions changer les choses, et beaucoup d’entre nous tirons une grande satisfaction à le faire pour nos patients. La même motivation s’applique, mais d’une manière plus intense, lorsque nous faisons de la recherche ou de l’éducation, ou lorsque nous traitons des patients dans le monde en développement, où les besoins sont si criants. Nous pouvons aussi transmettre cette valeur à nos enfants. En bout de ligne, c’est ce qui compte le plus – changer les choses, nos enfants et les innombrables enfants dans le monde en développement qui méritent de meilleures chances de réaliser leur potentiel.
Footnotes
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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