Le réseau public de la santé souffre de sous-financement mais ce n’est pas la seule cause de ses déboires. Les réformes en cours, qui incluent l’informatisation des dossiers, la rationalisation de la consommation de médicaments et l’intégration des divers points de services médicaux, n’auront qu’un impact mineur sur l’efficience des services tant qu’il n’y aura pas de médecins de famille en nombre suffisant pour prendre en charge la population du Québec. Dans les médias, la plupart s’entendent pour dire que la pénurie de médecins au Québec est à l’origine d’une bonne partie des maux du réseau. Est-ce justifié?
L’Institut canadien d’information sur la santé a publié les données de 2005 sur les proportions des populations provinciales qui ne sont pas prises en charge par un médecin régulier (tableau 1)1. On y remarque que:
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Le Québec est de loin la pire province pour la proportion (25%) de ses citoyens qui n’ont pas de médecin de famille malgré qu’elle soit 3e au chapitre du nombre d’omnipraticiens par 100 000 habitants. Bien que le Québec compte 16% plus de médecins de famille que le reste du Canada, plus de deux fois plus de ses citoyens n’en ont pas.
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De plus, le Québec est première pour la pro portion de médecins spécialistes par 100 000 habitants, avec 20% d’avantage de méde cins qu’ailleurs au Canada. Un plus grand nombre de spécialistes devrait permettre aux médecins de famille de se concentrer sur leurs tâches en première ligne.
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La Nouvelle-Écosse est la seule province significativement mieux nantie en omnipra ticiens que le Québec. Bien qu’elle n’ait que 8% plus de médecins de première ligne, elle offre des services de médecine familiale de loin supérieurs à ceux du Québec. Seulement 5,4% de ses habitants n’ont pas accès à un médecin de famille.
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Les 2 autres grandes provinces ont beau coup moins de mal à fournir un médecin de famille à leurs contribuables. En effet, bien que la Colombie-Britannique compte autant d’omnipraticiens et moins de spécialistes que le Québec, seulement 11% de sa population n’a pas accès à un médecin de famille. Pour l’Ontario, qui est en réelle pénurie d’omnipraticiens (du moins par rapport au Québec qui en compte 28% plus), seulement 9% de sa population n’est pas suivie, soit 3 fois moins qu’au Québec.
Pour Montréal, la situation est encore pire et contribue à l’engorgement chronique des urgences. Alors que Toronto compte 9,4% de citoyens sans médecins de famille et se situe dans la moyenne de l’Ontario, la proportion de patients orphelins de médecin de famille grimpe à 32,4% à Montréal—pire que dans l’ensemble du Québec.
Au moins 200 000 Québécois ont perdu leur médecin de famille entre 1999 et 2004, et durant la même période, au moins 900 000 autres auraient pu être suivis par les nouveaux médecins de famille, mais ne l’ont pas été, faute de disponibilité. Au total, près de 2 millions de citoyens sont orphelins de médecin de famille.
Un patient qui n’a pas de médecin de famille est souvent contraint de se rendre à l’urgence, ce qui explique que plus de la moitié des consultations à l’urgence ne sont pas urgentes2. Ces visites coûtent de 5 à 10 fois plus à l’État3,4 que les mêmes consultations auprès d’un médecin de famille en cabinet. De plus, les patients qui sont suivis par un médecin de famille sont moins susceptibles de mourir et coûtent moins cher au système; ils sont moins souvent hospitalisés et consomment moins de médicaments que les autres patients5–11. Sans surprise, le Québec est la province canadienne qui dépense le plus en médicaments par tête12. Il s’agit du plus grand gaspillage de fonds publics de notre génération.
Relativement choyé par un grand bassin de médecins, pourquoi alors le Québec fait-il si piètre figure? Le nombre moyen d’heures travaillées par semaine étant inférieur de 10% pour une femme médecin13, le fait que la proportion de femmes médecins de famille soit 6% plus élevée au Québec n’explique qu’un écart d’environ 15 minutes par semaine avec le reste du Canada. Manifestement, l’impact de la féminisation plus rapide des médecins de famille au Québec est minime.
Un seul facteur au Québec
Un seul autre facteur distingue le Québec des autres provinces canadiennes. Depuis 1993, tous les nouveaux omnipraticiens ont dû assumer, au détriment de la prise en charge des patients en bureau et sous peine d’être pénalisés de 30% de leurs revenus, les activités médicales particulières (AMP) en hôpital pour leurs 20 premières années de pratique. On parle de services médicaux essentiels, mais moins populaires auprès du corps médical parce que moins rémunérés ou prodigués en heures défavorables: les gardes de 24 heures, les soins auprès des aînés et les services obstétricaux et d’urgence. En pratique, très peu de centres hospitaliers acceptent qu’un médecin travaille dans ses locaux moins de 25 heures par semaine: le seuil obligatoire de 12 heures par semaine est donc purement théorique. Par conséquent, les médecins concernés se limitent à l’hôpital ou complètent leur semaine de travail par la pratique en sans rendez-vous. Les autres, soit plus de la moitié des effectifs, n’ont aucune obligation d’assumer les AMP.
Depuis 15 ans, alors même que la population vieillissait, les médecins en fin de carrière qui quittaient les cabinets privés ne furent plus remplacés par les nouveaux et plusieurs cliniques médicales ont dû fermer. Un médecin de famille à temps plein en cabinet est normalement en mesure de prendre en charge une clientèle de plus de 1500 personnes. Tandis que dans le reste du Canada, les omnipraticiens s’occupent en moyenne de 950 patients, les omnipraticiens québécois s’occupent en moyenne de seulement 685 patients. Dans les deux cas, l’omnipraticien pratique en partie en 2e ligne. Mais au Québec c’est moins de la moitié de son temps clinique qui est dédié à la prise en charge. Est-ce bien avisé?
Dans toutes les autres provinces, tous les médecins assument les AMP via des incitatifs ciblés. Tous ont pu mettre l’épaule à la roue en hôpital et faire de la prise en charge en bureau. Les résultats sont à la fois clairs et convaincants. Mais au Québec, la rémunération des médecins est organisée à l’intérieur d’une enveloppe fermée. Lier les AMP en hôpital à une bonification de la rémunération aurait donc signifié un gel ou un recul de revenus pour les généralistes en bureau qui auraient choisi de ne pas participer aux activités prioritaires. Il semble évident que le dogmatisme des technocrates et le silence des médecins sur la question cruciale de l’enveloppe de rémunération fermée des omnipraticiens soient en partie responsables des ratés actuels dans le réseau. Depuis 15 ans, citoyens et médecins subissent ensemble les conséquences de ce manque de vision à long terme.
Qu’est-ce qu’on peut faire?
Dernièrement, le Collège des médecins, ordre professionnel voué à la protection du public en matière de soins de santé et non concerné par les demandes syndicales des médecins, rendait public son mémoire dans le cadre de la consultation parlementaire sur la réponse du gouvernement Charest à l’arrêt Chaouilli de la Cour suprême. On pouvait notamment y lire:
«Nous n’insisterons jamais trop sur le fait que l’accès à un médecin de famille est un problème criant et qu’y répondre aurait un effet structurant sur l’ensemble du système de santé. …Dans le domaine de la médecine de famille, l'assouplissement des contraintes imposées aux médecins, particulièrement les plus jeunes en début de pratique, comme les activités médicales particulières (AMP) …, constitue une voie à explorer.»14
Alors que le gouvernement du Québec a mis l’accessibilité des soins de santé au cœur de ses engagements et qu’en 2006 le ministre de la Santé a reconnu que l’imposition des AMP a eu l’effet pervers de dépeupler les cabinets médicaux et de restreindre l’accès des gens à leur médecin de famille, on tarde toujours à éliminer ces mesures nuisibles. Devant les effets néfastes sur l’accessibilité et la qualité des soins produits par la gestion des AMP, il serait sage de s’inspirer de l’approche plus libérale des autres provinces.
En particulier, le partage des AMP entre tous les médecins de famille du Québec, de manière à en diminuer la charge hebdomadaire pour les médecins ayant moins de 20 ans de pratique, permettrait enfin à ces derniers d’assurer la prise en charge de leurs concitoyens en cabinet et ainsi de régler la prétendue pénurie de médecins de famille. Vu la relative abondance d’omnipraticiens au Québec par rapport au Canada, il suffirait de rejoindre les ratios de prise en charge du reste du Canada pour assurer un médecin de famille à plus de 96% des Québécois. En désengorgeant les urgences et en redirigeant les patients vers les médecins de famille, nous améliorerions la santé de notre population tout en réalisant des économies substantielles.
Footnotes
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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