Une certaine consternation règne dernièrement entourant la pratique qui consiste à «faire passer une audition» aux patients, qui doivent alors se soumettre à un processus de demande et d’approbation pour recevoir les services d’un MF. J’ai entendu parler souvent de cette pratique au cours de la dernière année, soit par des MF contraints d’instaurer un processus d’audition des patients ou encore par les patients refusés à la suite d’une telle audition. Le problème ne se dissipe pas.
Même si la colère des patients et le ressentiment des médecins à propos du problème deviennent palpables, il ne semble pas y avoir de débat à ce sujet dans les revues scientifiques et professionnelles. Je vais exposer brièvement le contexte social dans lequel a commencé cette pratique et démontrer pourquoi elle est inappropriée.
Admissibilité des patients
On désigne parfois les patients qui n’ont pas de médecins de famille sous le nom «d’orphelins». Lorsqu’un orphelin se présente dans un cabinet de MF et qu’on lui dit de remplir une demande, certains facteurs déterminent s’il sera accepté—«adopté»—par le médecin. Au nombre des facteurs réduisant les chances du patient d’être accepté figurent les suivants: l’âge (surtout les plus de 65 ans), une maladie grave, des problèmes de toxicomanie ou l’obésité. On m’a dit que les patients qui avaient une ou plusieurs de ces caractéristiques ont moins de chances d’être acceptés.
Par ailleurs, il semble que si j’étais très malade, très vieux, toxicomane ou obèse, j’aurais plus besoin d’un MF que ceux qui sont déjà considérés jeunes et en santé (selon ces critères). La réalité est que les MF en Ontario ont le droit «d’équilibrer» leur charge de patients en «gérant» leur propre pratique. Équilibrer, dans ce sens, signifie avoir trop de l’un ou l’autre des types de patients (p. ex. des vieux, des très malades et des toxicomanes). Le problème moral est que la pratique médicale n’est pas comme le domaine de la consommation. Le devoir, s’il a toujours un sens, veut dire que parfois nous réglons les problèmes parce que c’est notre obligation de le faire. Ce n’est certainement pas le cas lorsque les médecins choisissent à leur gré leurs patients.
Magasinage du médecin
Tous les médecins et bon nombre de patients à qui j’ai parlé m’ont fait remarquer le revers de cette pratique: des patients faisant passer une audition aux médecins pour savoir lequel pose le diagnostic le plus avantageux. J’ai aussi été en contact avec des patients qui voyageaient d’une grande ville à l’autre en quête du médecin «qui ferme les yeux», prêt à écrire la lettre ou à signer le formulaire qui prolonge les avantages sociaux du patient, ou à remplir l’ordonnance lui permettant de s’approvisionner pour une médication excessive continue ou la revente de médicaments.
De nombreux patients sont des «magasineurs avertis» qui ont été influencés par une culture dans laquelle ils sont faussement responsabilisés à se prendre pour des consommateurs médicaux, ayant le droit de suivre le conseil: «demandez à votre médecin si ce médicament vous convient». Il me semble qu’à l’origine du problème se trouve une dépréciation réciproque de la confiance.
Manquement à son devoir
Si l’on peut faire porter le blâme aux deux côtés dans ce débat - ceux qui mettent en œuvre des mesures d’admissibilité des patients et ces patients déplaisants qui ont contribué à la situation - nous devons nous rappeler que les patients n’ont pas de devoirs envers leur médecin, tandis que les médecins ont certainement des devoirs envers leurs patients. Dans une situation de méfiance, seuls les professionnels ont l’obligation de se conduire conformément à leurs devoirs et ont peu de possibilités d’appel en la matière. La plupart des professions ont l’obligation de s’acquitter de leurs devoirs en dépit de certaines conditions qui rendent ces devoirs difficiles.
L’omission par certains MF de se conformer à leurs obligations est, de bien des façons, encouragée par notre système de santé. De nombreux jeunes médecins ne veulent pas être médecins de famille. L’admiration largement répandue dans notre culture pour les spécialisations fondées sur les sciences et la technologie, l’immense fardeau de la dette des étudiants et un processus de formation qui favorise de mauvaises attitudes envers les patients sont tous des facteurs qui contribuent à l’intérêt moins grand pour la médecine familiale. En bout de ligne, comme bien des gens le savent, l’effectif de MF dans de nombreuses régions au Canada est largement insuffisant1. Dans la terminologie du marketing, il est clair à ce point-ci que c’est un marché de médecins, compte tenu du grand écart entre l’approvisionnement en médecins et la demande par les patients.
Pour ceux qui adoptent le rôle du MF, la capacité de refuser des patients en se fondant sur leurs besoins médicaux signifie que les patients orphelins ont peu d’autres choix que d’aller à un autre centre de services de santé où les devoirs du médecin existent sous la forme la plus robuste - l’urgence. Là, les médecins ne peuvent pas exclure les patients en se basant sur la gravité de la maladie. La migration qui s’ensuit engorge les salles d’urgence au-delà de leur capacité, ralentissant l’accès aux soins et augmentant les temps d’attente.
En définitive, on peut comprendre la décision de pré-sélectionner les patients au moyen d’une procédure de demande et d’acceptation à la lumière du stress intense auquel sont soumis les MF. Le fait de le comprendre, cependant, ne rend pas la pratique acceptable. Choisir les patients parce que vous occupez une position plus forte sur le marché de l’offre et de la demande est un manquement fondamental à son devoir et une aberration sur le plan de l’éthique.
Footnotes
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This article is also in English on page 831.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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