Le profil des soins de santé change. Diverses tendances, au cours des dernières décennies, tant dans le monde de la médecine conventionnelle qu’au-delà, modifient la nature des soins de santé et le contexte dans lequel pratiquent les médecins. Les dépenses totales en médicaments augmentent à un rythme alarmant. Nous comprenons davantage l’ampleur des problèmes des effets indésirables des médicaments et des décès qui leur sont associés1. Entre-temps, un mouvement de consommateurs, alimenté par l’accès aux renseignements sur la santé dans Internet, a entraîné une hausse considérable de l’intérêt pour la médecine alternative et complémentaire (MAC). Le public dépense de sa poche des sommes considérables en MAC2.
La hausse de l’obésité et de ses complications, au cours des 15 dernières années, constitue une autre tendance inquiétante, donnant plus de validité à la conclusion que les plus grandes menaces à la santé de nos jours ne peuvent pas être soignées efficacement avec des médicaments ou la chirurgie seulement. Bon nombre des problèmes rencontrés en soins de première ligne comportent des facteurs sociaux, spirituels et associés au mode de vie3. Du côté des dispensateurs, on reconnait de plus en plus le stress des médecins et leur insatisfaction professionnelle comme des problèmes importants à régler pour pouvoir donner des soins optimaux.
Les médecins réagissent de diverses façons à ces changements dans leur milieu de travail. Certains réévaluent leurs priorités et essaient d’atteindre un meilleur équilibre dans leur vie personnelle. D’autres suivent de la formation en interventions alternatives et offrent ces services à leurs patients. D’autres encore se perfectionnent en counseling sur le mode de vie et le bien-être ainsi qu’en promotion de la santé. À l’heure actuelle, par contre, ces changements sont optionnels et mis en œuvre de manière incohérente, et la formation médicale n’y a pas adhéré systématiquement.
Un nouveau mouvement en soins de santé a incorporé ces tendances disparates et cherché à articuler formellement une nouvelle vision de la médecine, une vision qui réagit aux problèmes auxquels nous sommes présentement confrontés et tente de les régler. On désigne communément ce mouvement sous le nom de médecine intégrative (MI). Les premiers manuels ont été rédigés. Un consortium de facultés de médecine a été établi pour transformer les programmes d’enseignement prédoctoraux afin de tenir compte de la vision de la MI4; quelque 20% des facultés de médecine américaines et canadiennes en font partie.
Mais qu’est-ce exactement que la MI? Des praticiens dans ce domaine, associés au Programme expérimental de médecine intégrative à l’University of Arizona à Tucson, ont proposé la définition suivante: la médecine intégrative est une médecine axée sur la guérison, qui tient compte de la personne dans son ensemble (corps, esprit et âme), incluant tous les aspects du mode de vie. Elle met l’accent sur la relation thérapeutique et a recours à toutes les thérapies appropriées, tant conventionnelles qu’alternatives5.
Une approche mixte
La médecine intégrative cherche à conjuguer les meilleures connaissances de la médecine conventionnelle et alternative, tout en offrant une perspective d’unification pour guider les médecins dans une combinaison éclairée de ces régimes hétérogènes de pensée.
Tout d’abord, la MI est axée sur la guérison. Divers systèmes médicaux alternatifs et traditionnels se fondent sur «le pouvoir guérisseur de la nature». On critique souvent la médecine conventionnelle parce qu’elle «supprime les symptômes» et ne va pas jusqu’aux «causes profondes». La médecine intégrative épouse la notion que le corps a la faculté inhérente de se guérir et tente, dans la mesure du possible, d’éliminer les obstacles à la guérison ou de favoriser le processus de guérison, à l’aide de thérapies suppressives seulement si nécessaires.
En deuxième lieu, la MI est centrée sur la relation. La médecine familiale, avec raison, a articulé un modèle de soins centré sur le patient, remplaçant l’approche traditionnelle davantage centrée sur le médecin. L’aspect relationnel de la MI conserve cette insistance centrée sur le patient tout en reconnaissant explicitement la contribution des médecins à la qualité des soins. La médecine intégrative préconise le bien-être du médecin et l’autoréflexion et cherche à attirer la contribution des médecins qui sont eux-mêmes sur le chemin de la guérison. Un corpus grandissant d’ouvrages scientifiques fait valoir que la crédibilité du médecin en ce qui concerne la promotion du bien-être est d’autant plus grande que le médecin est perçu comme étant personnellement sur «le chemin de la guérison». Autrement dit, la MI propose une composante transformationnelle en plus de l’acquisition du savoir et des habiletés dans la formation médicale.
Troisièmement, la MI tient compte de tous les aspects du mode de vie, notamment l’alimentation, l’activité physique, le stress, le sommeil, la spiritualité et le fonctionnement professionnel. Il y a beaucoup de chevauchements entre cette philosophie et celle déjà enseignée et pratiquée en médecine familiale. Par ailleurs, la MI cherche à renforcer ces aspects avec un enseignement plus approfondi et le perfectionnement d’habiletés spécifiques dans des domaines comme le counseling en nutrition clinique, la prescription de l’activité physique, l’évaluation de la motivation et le déclenchement des changements comportementaux. La médecine intégrative adopte expressément une approche de «prévention et bien-être».
Quatrièmement, la MI a adéquatement recours à toutes les thérapies disponibles, tant conventionnelles qu’alternatives. Dans les ouvrages sur les approches conventionnelles ou alternatives, les avantages des unes sont mis en évidence tandis que les problèmes des autres sont exagérés. La médecine intégrative cherche à reconnaître les contributions essentielles de la médecine conventionnelle et des philosophies et traitements de la MAC, tout en tenant compte des problèmes existant dans les deux approches, par exemple la dépendance excessive à l’endroit des médicaments et de la technologie de la médecine conventionnelle, et le manque fréquent de rigueur scientifique dans la médecine alternative. Heureusement, des données probantes de plus en plus nombreuses aident les médecins à régler des questions comme les recommandations en matière de nutrition, l’efficacité des herbes médicinales et l’utilisation des thérapies de l’esprit et du corps dans certaines circonstances. Beaucoup de ces connaissances se trouvent dans des ouvrages que ne lisent pas les médecins conventionnels et devraient être davantage mises en évidence dans les ouvrages médicaux et programmes d’enseignement généraux.
Stratégie
Des études marquantes par Eisenberg et ses collègues6 et par Astin7, au cours des années 1990, ont documenté la hausse considérable du recours à la MAC et expliqué certaines des raisons motivant les gens à rechercher ces modalités de soins et à en payer les frais. Les utilisateurs de la MAC sont fréquemment mieux éduqués et ont souvent vécu une expérience «transformative». Ils veulent participer davantage à leurs soins, pas nécessairement pour rejeter la médecine conventionnelle mais surtout pour la compléter par une orientation «holistique» de bien-être et des thérapies peut-être moins toxiques. En médecine intégrative, on maintient qu’on réduit les coûts globaux en dépendant moins des médicaments et de la technologie, et en investissant plus de temps avec nos patients pour les renseigner sur les façons de se soigner eux-mêmes pour des problèmes de santé mineurs ou chroniques et cultiver une santé optimale.
Quelle forme un programme d’enseignement influencé par la MI prendrait-il? La formation médicale comprendrait de solides notions de nutrition clinique, d’activités physiques à prescrire, de changement comportemental. Elle porterait sur les façons de travailler avec la spiritualité, la physiologie du stress, les thérapies de l’esprit et du corps, les herbes médicinales et les suppléments. Les étudiants apprendraient aussi à propos des systèmes médicaux alternatifs communément recherchés et convaincants, comme la médecine chinoise traditionnelle, l’homéopathie, l’ostéopathie, la chiropratique, la massothérapie, l’Âyurveda, la naturopathie et la médecine de l’énergie. Les étudiants exploreraient les philosophies sous-jacentes, les approches thérapeutiques ainsi que les forces et les faiblesses de chaque système. On leur expliquerait quand faire les demandes de consultation appropriées, comment choisir des fournisseurs de soins fiables et comment intégrer ces modalités dans le plan de soins global. Enfin, les étudiants seraient encouragés à entreprendre des expériences personnelles en bien-être et en changement comportemental, à être le «patient» d’un praticien de la médecine alternative et à faire de l’exploration spirituelle, et ce, comme composantes de base dans leur formation.
La médecine en est actuellement à une croisée de chemins. Le paradigme prévalent du réductionnisme scientifique est remis en question et ses limites sont de plus en plus reconnues. Si le réductionnisme a produit beaucoup de connaissances utiles au sujet des mécanismes et des traitements des maladies, il ne parvient pas à élucider certains aspects de la guérison où entrent en jeu un grand nombre de facteurs complexes.
Une nouvelle génération de chercheurs élaborent de nouvelles méthodes pour étudier ces dimensions de la santé et de la guérison qui ne sont pas explorées avec les méthodes de recherche actuelles. Par exemple, les études du cardiologue Dean Ornish durant les années 1980, qui examinaient la combinaison d’un régime alimentaire, du soutien d’un groupe et du yoga pour inverser la cardiopathie, ont démontré la puissante synergie en action dans un programme thérapeutique multidimensionnel8.
La majorité des médecins connaissent les dangers qui existent quand les patients choisissent à leur gré les modalités conventionnelles et alternatives sans des conseils avisés pour les aider à évaluer les options et à décider d’une combinaison de plans de traitements. La médecine intégrative procure un milieu de soutien où les patients peuvent s’impliquer activement dans la façon de gérer leur santé, explorer comme ils le souhaitent les thérapies alternatives et complémentaires tout en assurant que les traitements conventionnels importants et éprouvés ne sont pas exclus. La médecine familiale est bien placée pour ouvrir la voie aux soins intégratifs. Peser le pour et le contre d’options en concurrence tout en tenant compte des intérêts des patients a toujours fait partie intégrante de la dynamique caractéristique de notre travail.
De la théorie à la pratique
Il reste de nombreuses difficultés à régler. Parmi elles figure la question épineuse des données probantes. Il est souvent sous-entendu - à tort - que tout dans la médecine conventionnelle est fondé sur des données probantes et que tout dans la MAC ne l’est pas. On commence à comprendre de plus en plus que la situation est bien plus complexe. En outre, les méthodes de recherche standard ne conviennent pas à l’obtention de données probantes sur de nombreux traitements alternatifs. Souvent, des personnes qui ont le même diagnostic conventionnel sont traitées différemment dans un système de thérapies alternatives. Les soins individualisés se prêtent mal à une étude scientifique conventionnelle. Il est difficile de standardiser de nombreuses modalités comme la méditation ou de les comparer avec un placebo. C’est pourquoi on expérimente de nouvelles méthodes d’évaluation scientifique des thérapies non médicamenteuses, conçues en fonction des caractéristiques fonctionnelles des thérapies elles-mêmes9. Parallèlement, il doit être franchement reconnu que de nombreuses thérapies de la MAC manquent de fondement acceptable et ne doivent pas être recommandées. Les médecins de famille formés en MI seront bien placés pour porter de tels jugements de manière acceptable pour à leurs patients.
Il faut aussi régler les éléments pratiques de la MI, comme l’administration du cabinet. Il faut penser à l’organisation du temps, au personnel et au financement. Il faudra également des changements dans les politiques sur la santé et l’assurance maladie pour tenir compte du profil changeant des soins de santé.
Les changements proposés par la MI, quand elle fera son entrée dans le courant général de la médecine, contribueront grandement à guérir l’inutile sentiment de conflit entre la médecine conventionnelle et complète, tant dans la société que dans l’esprit des patients et des cliniciens. La médecine intégrative porte la promesse de restaurer, pour la médecine, un sens plus complet de sa mission et, pour ses praticiens, un plus grand sentiment de bien-être et de satisfaction professionnelle.
Footnotes
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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