La population dans toutes les sociétés industrialisées vieillit rapidement. Le vieillissement est associé à des degrés grandissants de dépendance et de comorbidité, et la plupart des coûts des services de santé sont attribuables aux personnes plus âgées. Les coûts des services sociaux et de santé augmentent partout, incitant les contribuables à vouloir réduire le taux d’admission et de réadmission à l’hôpital des personnes âgées, à raccourcir la durée des séjours et à retarder l’admission en foyer d’accueil. Ces pressions pour réduire les coûts des services sociaux et de santé aux aînés causent des problèmes aux praticiens dans toutes les disciplines et secteurs. Certains des articles dans le présent numéro du Médecin de famille canadien mettent cette situation bien en évidence et montrent l’échec des tentatives de transformer les omnipraticiens en mini-spécialistes au service de la restriction des coûts.
Par exemple, la formation spécialisée en médecine pour les personnes âgées équipe les médecins de famille pour travailler avec une population vieillissante, mais elle les éloigne aussi des rôles complets du généraliste au profit d’un travail surspécialisé à l’extérieur de la pratique familiale, aggravant ainsi l’exode de la médicine familiale. Parallèlement, les lignes directrices qui ont pour but de pousser les limites de la pratique générale et spécialisée vers une zone encore plus spécialisée ne répondent pas aux besoins des médecins de famille et ont peu d’effet.
La perspective généraliste
À mon avis, les médecins de famille doivent définir les connaissances et les habiletés dont ils ont besoin pour faire face aux changements démographiques. Ce sera difficile, pour un certain nombre de raisons. D’abord, les services de soins primaires sont souvent réactifs, fragmentés et mal adaptés à la prise en charge des personnes âgées en perte d’autonomie et à comorbidité élevée, ce qui incite l’enthousiasme chez les administrateurs pour des méthodes de «gestion des cas» en soins primaires. Cet enthousiasme est puissant et a l’oreille des bailleurs de fonds. Les propositions qui en découlent sont plausibles pour ceux qui ne travaillent pas dans et avec les communautés, étant structurées en fonction de perceptions spécialisées du problème. Deuxièmement, les médecins de famille sont formés selon des approches fondées sur les organes et les maladies, et n’ont peut-être pas les connaissances voulues au sujet des concepts, des outils et des instruments nécessaires pour prendre en charge les problèmes de santé complexes d’une population vieillissante. Il y a définitivement des lacunes de connaissances à combler. Troisièmement, la base de données probantes qui étaie les approches récemment ou actuellement à la mode pour transiger avec une population vieillissante est faible et s’affaiblit, comme le prouvent une étude après l’autre. Par exemple, la justification d’un dépistage complet systématique des besoins insatisfaits en matière de santé chez les personnes âgées s’est effondrée à la suite de la démonstration faite par l’étude du Medical Research Council du Royaume-Uni qu’un tel dépistage avait peu ou aucun effet sur la qualité de vie ou les résultats dans cette population1. Il n’est pas surprenant que l’obligation pour les médecins de famille britanniques d’offrir annuellement des «examens complets aux personnes de 75 ans et plus» a tout simplement disparu du nouveau contrat des omnipraticiens en 2004. Des approches plus ciblées (comme le recours à des infirmières seniors comme «infirmières en chef communautaires» [en réalité, des gestionnaires de cas] pour travailler intensivement avec des personnes âgées ayant des antécédents d’admissions répétées à l’hôpital ou une polypharmacologie pour des comorbidités multiples) n’ont pas réussi à réduire de beaucoup les admissions à l’urgence. Les politiques et la pratique de la prise en charge médicale d’une population vieillissante sont maintenant paralysées. Même si les objectifs stratégiques sont clairs, les moyens de les atteindre ne le sont pas.
Nous sommes dans un dilemme parce que la demande accrue de services de santé dans une population vieillissante est considérée d’un point de vue administratif et spécialisé, plutôt que dans une perspective clinique et généraliste. Ces perspectives administratives et spécialisées fonctionnent selon des critères facilement mesurables de la maladie et de l’incapacité, comme la polypharmacologie ou des comorbidités multiples, au lieu de travailler avec des paradigmes cliniques. Les efforts visant à améliorer l’état de santé et à réduire l’utilisation des services ciblent les personnes âgées qui ont des combinaisons de maladies (habituellement cardiopathie et diabète), de symptômes (perte de mémoire ou plaies aux jambes) ou des ordonnances répétées de médicaments multiples et oublient que la réussite des soins médicaux repose sur la stabilisation des processus pathologiques. Le fait d’avoir plusieurs problèmes médicaux ne signifie pas que vous êtes un problème. Lorsqu’elle est à son meilleur, la médecine familiale agit comme mécanisme de contention qui réduit les risques de déstabilisation et de décompensation cliniques. Parallèlement, les admissions hospitalières récurrentes sont considérées comme un risque d’admission future plutôt qu’un résultat de conditions cliniques possibles à traiter, comme la démarche instable, la fragilité osseuse ou la défaillance multisystémique.
Fragilité
Or, le concept de la fragilité, qui offre à la fois une perspective clinique et généraliste du vieillissement, est absent du débat sur les politiques en soins primaires. Le discours clinique spécialisé parle de la fragilité depuis plus de 20 ans comme étant l’un des problèmes fondamentaux quand on soigne des patients plus âgés. Les débats entourant sa définition, son diagnostic, son classement comme syndrome, ses différences par rapport à l’incapacité, sa mesure et ses conséquences nous ont laissé un riche concept particulièrement utile pour orienter le développement des soins primaires.
En se fondant sur des études américaines, il semble que la fragilité affecte environ 7 % des personnes de 65 ans et plus, et entre 25 et 40 % de celles de 80 ans et plus2. Étant donné que la fragilité entraîne des hospitalisations récurrentes, l’institutionnalisation et la mort, la prévention et, dans la mesure du possible, le traitement de la fragilité devraient figurer en tête de liste des programmes médicaux. Parce que la fragilité semble être un processus dynamique, et aussi potentiellement réversible, sa reconnaissance et la promptitude des interventions devraient être importantes en médecine familiale.
La fragilité est un état de vulnérabilité accrue à des effets indésirables. C’est un syndrome résultant d’une réduction multisystémique dans la résilience au point où un certain nombre de systèmes physiologiques approchent ou traversent le seuil de déficience clinique symptomatique. Le patient âgé frêle a une résilience fléchissante face aux agents de stress.
La fragilité se manifeste sous des formes multiples. Aucune manifestation unique, à elle seule, n’est suffisante ou essentielle dans la présentation, mais il y a un phéno-type discernable avec 3 éléments de base ou plus. Il y a la faiblesse, la fatigue, une faible endurance, une perte de poids, un faible degré d’activité physique et une lenteur de la démarche3. Dans cette heuristique, 3 éléments ou plus indiquent la fragilité, 1 ou 2 éléments, une préfragilité et aucun élément, aucune fragilité. Ces états sont reliés entre eux et avec le décès, de manières complexes, mais un aspect important de ce modèle est que la fragilité peut être réversible, de même que son état précurseur.
Parce que nous nous concentrons toujours sur un organe ou une maladie, il est facile de ne pas tenir compte de la fragilité en tant que syndrome ni de la vulnérabilité qui lui est inhérente. La fragilité ne s’inscrit pas dans notre compréhension fondée sur l’organe ou la maladie du patient, parce qu’elle n’est presque jamais la plainte principale et que les caractéristiques de la fragilité se produisent en tandem.
Changement avec le temps
La fragilité procure un fondement conceptuel permettant de s’éloigner des approches médicales axées sur l’organe et la maladie pour adopter une approche intégrante fondée sur la santé qui, par conséquent, convient très bien au modèle biopsychosocial du généralisme. Parce que la fragilité est un processus dynamique comportant un changement avec le temps, il est souvent nécessaire de faire des évaluations répétées de ses différentes composantes, et la continuité des contacts qu’offre la médecine familiale fournit le cadre pour le faire. Nous sommes déjà familiers avec l’idée de la fragilité, même si elle ne figure pas au centre de notre pratique auprès des personnes âgées. Les médecins de famille utilisent déjà le concept de la fragilité pour contribuer aux décisions cliniques, évaluer les facteurs de risque, les complications et les interventions, et prévoir les résultats, parce que c’est un meilleur critère de mesure que l’âge chronologique. Par exemple, en se servant seulement du jugement clinique, des omnipraticiens britanniques sont capables d’identifier les personnes âgées qui bénéficieraient d’interventions multidisciplinaires4 et ceux sur le point d’être frêles qui auraient intérêt à faire une thérapie d’activité physique5.
L’ajout d’une évaluation plus formelle de la fragilité, peutêtre à l’aide de l’heuristique de Fried et ses collègues3, pourrait éventuellement renforcer les stratégies de dépistage des cas en soins primaires. L’adoption de telles pratiques offre de nouvelles possibilités pour prévenir, diagnostiquer et planifier les soins pour les aînés ayant des problèmes complexes, et mérite des études plus approfondies. Nous devons apprendre comment rendre plus efficace l’évaluation de la fragilité en soins de première ligne. Nous devons aussi savoir l’utilité de telles évaluations pour des patients âgés frêles vivant dans la collectivité et leur famille. C’est un important programme de recherche, mais c’est le temps de mesurer les éléments qui nous importent à nous et à nos patients.
Footnotes
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This article is also in English on page 463.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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