C’était une nuit chaude de juillet. Mon dernier jour de garde de la semaine. J’avais été bien occupée toute la journée, ce qui est habituel en obstétrique. J’étais de retour à la maison depuis quelques heures pour du sommeil bien mérité lorsque l’on m’annonça l’arrivée d’une nouvelle femme en travail.
Ta maman était ma patiente depuis peu, puisqu’elle venait de déménager en ville. En seulement deux rendez-vous, j’avais appris ton histoire. Tes parents avaient essayé pendant plusieurs années d’avoir un enfant. D’abord naturellement. Puis par tous les procédés que la médecine moderne peut offrir. Un long parcours épuisant avec la possibilité d’une grossesse qui s’effritait peu à peu. L’espoir avait fait place à l’amertume et à une grande déception. Les années passant, ta maman et ton papa s’étaient fait à l’idée qu’ils n’auraient probablement jamais d’enfant. Ils envisageraient peut-être l’adoption, mais avaient maintenant surtout besoin d’un bon répit.
Mais c’était sans compter sur toi ! Voilà que, contre toute attente, trois mois après avoir cessé la stimulation hormonale, les inséminations et avoir tenté deux cycles de fertilisation in-vitro, ta maman n’a pas eu ses règles comme prévu…La nature avait fini par déjouer la science !
Me voilà donc à nouveau en route vers l’hôpital, cette fois pour assister à ta naissance.
À mon arrivée, ta maman était souriante et très courageuse face aux douleurs des contractions. Le travail fut long, ce qui est souvent le cas lors d’un premier accouchement, mais progressa très bien. Tes parents m’ont à nouveau raconté, entre deux contractions, que cette grossesse était un vrai miracle pour eux et s’était déroulée merveilleusement bien. Leur bonheur était palpable et contagieux. Ta maman poussait très efficacement car on te sentait descendre et t’approcher de la sortie. Il n’y en avait plus pour très longtemps avant que l’on puisse te voir la binette. Quel événement !
Mais soudainement, quelque chose de très grave s’est produit. En quelques minutes, tout s’est précipité. Ta maman s’est mise à saigner. Abondamment. Ton petit coeur battait trop lentement. Beaucoup trop lentement. Et il refusait de reprendre son rythme normal. On s’est littéralement précipités à la salle de césarienne, dévalant le couloir à vive allure.
Le temps était suspendu…
L’attente interminable…
Le diagnostic est tombé dès que le chirurgien a ouvert le ventre de ta maman. Un décollement placentaire massif. Une complication des plus redoutées. Celle qui n’arrive que dans les histoires inusitées des médecins d’expérience. Voilà que le nid qui t’avait abrité pendant neuf mois te faisait faux bond. À la table de réanimation, j’attendais que tu arrives avec l’équipe d’anesthésie et les infirmières. Je gardais mon sang froid malgré l’inquiétude qui me rongeait de l’intérieur.
Tu es arrivé sans bouger, les bras ballants, les yeux ouverts, le teint si pâle. Tous les soins d’urgence t’ont été prodigués sans relâche pour tenter de raviver ton coeur et faire fonctionner tes poumons.
On a finalement dû te transférer aux soins intensifs néo-natals pour te surveiller de très près. Tu n’étais pas sorti du bois…
Plus tard ce jour-là, j’ai revu ta maman dans sa chambre pour tenter de lui expliquer l’inexplicable. Et c’est là que toute ma retenue professionnelle s’est envolée, en la voyant là, sur son lit, encore embrouillée par les médicaments. Une couverture de bébé gisait sur le petit lit que tu aurais dû occuper…
À cet instant, je n’étais plus un médecin. J’étais une mère devant une autre mère en détresse. On ne savait pas si tu t’en tirerais, on ne pouvait rien lui promettre. Il fallait attendre les prochaines heures. Quel sentiment d’impuissance. Quelle tristesse.
Ma garde était terminée. J’étais abasourdie.
Je devais retourner chez moi. Auprès de mes enfants…
J’ai beaucoup pleuré pendant les jours suivants, incapable de me distancer du drame humain qui s’était déroulé sous mes yeux. Et pire, sous mes soins. Comment la plus belle journée de la vie de tes parents peut-elle être devenue en quelques minutes leur pire cauchemar ?
On n’apprend pas vraiment à gérer de telles émotions avant qu’elles ne se présentent à nous de façon brutale. On se sent alors comme des acrobates sans filet. Tous les accouchements difficiles du passé ne nous préparent pas à un tel choc.
Notre métier d’obstétricien nous gratifie le plus souvent d’une joie immense, celle d’avoir le privilège d’être au premier rang pour assister à la naissance d’une nouvelle vie. De partager des instants exceptionnels de la vie des parents. D’avoir la satisfaction de les accompagner et de les aider pendant cet événement si important. Malgré le côté médical professionnel et technique d’un accouchement, l‘aspect émouvant d’une naissance m’envahit à tout coup quand je vois arriver ces petits bébés tant désirés et leurs parents gonflés de fierté et de bonheur. C’est une des raisons qui m’ont fait choisir de pratiquer l’obstétrique en médecine familiale. Le défi médical est certes très présent. Mais ce côté très humain, ce sentiment tellement gratifiant de participer à la partie la plus exceptionnelle de la vie des gens, occupe une grande place dans ma pratique obstétricale.
Après 24 heures, tu étais toujours dépendant de soins artificiels et de médicaments pour rester en vie. Ton pronostic était très sombre. Tes parents ont décidé de te laisser t’endormir tout doucement. Pour toujours. Douloureusement, ils laissaient ainsi partir ce rêve d’un enfant auprès d’eux.
Puis il y eut le salon funéraire. Un bébé. Au salon funéraire. Comment faire face à cela ? Juste l’idée était insoutenable. Mais j’ai tenu à y aller. D’abord pour que tes parents sachent que tous ces événements ne me laissaient pas indifférente. Loin de là. Que ma vie et ma carrière n’ont pas poursuivi leur cours tranquillement. Que tu n’étais pas un cas comme les autres sur une garde banale. Mais surtout pour te rendre hommage à toi. Pour honorer tout le courage dont tu as fait preuve pendant cet accouchement dramatique et pendant ta courte vie ensuite. Tu étais si beau dans ton petit couffin d’osier. Si petit…
Depuis, je pense à toi régulièrement. Et à la fragilité de l’existence. Le souvenir de cette nuit d’été est toujours aussi vif. Mais tout au fond de moi, je suis persuadée que ton passage furtif dans ma vie m’a permis de devenir un meilleur être humain et un meilleur médecin. Et, j’ose espérer, aussi une meilleure maman.

Christine Motheron MD CCFP
Lauréate du Prix AMS–Mimi Divinsky d’histoire et narration en médecine familiale pour un récit rédigé en français.
Dre Motheron est professeure de clinique et pratique la médecine familiale à l’UMF Maizerets et l’obstétrique au CHUQ, Pavillon St-François d’Assise, affilié à l’Université Laval, à Québec.
Footnotes
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The English translation of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2010 issue. Click on Past Issues, then click January 2010.
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