Nous aspirons tous à être de bons médecins, qui offrent des soins de santé sûrs et efficaces à nos patients. Mais, est-ce vraiment le cas? Les médecins de famille dispensent des soins au moyen des processus de nos pratiques et des méthodes de nos consultations. Pour comprendre quel genre de médecins nous sommes, nous devons évaluer ces deux aspects des soins. Votre première réaction est probablement le scepticisme ou l’incrédulité. Vous n’avez ni le temps ni l’énergie pour le faire et, si vous le faisiez, qu’est-ce que ça donnerait?
Nous serions préoccupés si la moitié de nos patients hypertendus avaient une pression artérielle de plus de 160 mm Hg; si nos patients ayant un zona suspecté n’avaient aucun moyen de nous consulter dans un délai de 3 jours; si nous prescrivions une analyse de sang et d’urine et une radiographie à chaque consultation; si nous n’écoutions pas nos patients; ou si nous terminions chaque consultation en poussant une ordonnance vers le patient. Nous ne croyons pas que cela se passe ainsi, mais comment en être sûrs? Les dernières situations nécessiteraient probablement un enregistrement vidéo de nos consultations1. Pour les autres, nous devons évaluer nos pratiques cliniques. L’évaluation est un exercice cyclique pour mesurer ce que nous faisons, apporter au besoin des changements, puis mesurer à nouveau2. Pour nous faciliter la tâche, nous avons besoin de dossiers électroniques.
En 1987, un des auteurs (M.D.) a instauré le premier dossier médical électronique (DME) dans sa pratique au Royaume-Uni. Un ordinateur personnel servait à enregistrer les ordonnances et les diagnostics des patients ayant des prescriptions à répétition. L’exercice a été entrepris à la suite d’une longue et onéreuse évaluation des dossiers sur papier, que préconisait l’homologue du Collège des médecins de famille du Canada au Royaume-Uni. L’évaluation a révélé un manque d’information et d’organisation de la pratique pour consigner des facteurs reliés aux maladies cardiovasculaires, comme la pression artérielle.
Au cours des 10 années qui ont suivi, un dossier électronique complet a été progressivement élaboré de manière à ne pas nuire aux soins cliniques et aux consultations. La dernière évaluation effectuée donnait suite à une discussion des avantages possibles du vaccin antipneumococcique après une ablation de la rate. On comptait 12 patients sur 7 000, dans la pratique de M.D., dont le dossier indiquait une telle intervention. Six avaient reçu le vaccin et on a trouvé une attestation de vaccination dans les dossiers sur papier de 3 des 6 autres, et les 3 derniers ont été invités à voir l’infirmière pour discuter de la vaccination. Il a fallu moins de 5 minutes pour faire cet exercice au complet. Cette anecdote démontre le bassin substantiel de données factuelles pour vérifier les soins de santé à l’aide des dossiers électroniques3–5.
Réserves
Lorsque M.D. est arrivé au Canada, il y a 6 ans, il a été surpris de constater que les DME étaient inhabituels et n’existaient que dans moins de 10 % des pratiques, et ce, malgré diverses tentatives des gouvernements provinciaux de les faire instaurer dans la pratique générale. Les médecins de famille au Canada ont mentionné un certain nombre d’obstacles aux DME, qui pourraient expliquer pourquoi les pays d’Amérique du Nord accusent un retard par rapport à bien d’autres pays industrialisés à cet égard.
Contraintes de temps
Le plan d’évaluation subjective/objective (SOAP) - la pratique de documentation typique des médecins pour consigner des renseignements dans le dossier d’un patient - peut compter 240 mots pour un bilan psychiatrique complexe, 128 mots pour une anamnèse normale et aussi peu que 27 pour une vérification de pression artérielle. La vitesse moyenne de dactylographie d’un médecin à l’aide de la «frappe à un doigt» se situe probablement à 30 mots à la minute, donc une note prendrait de 1 à 4 minutes selon la longueur de texte nécessaire6. En soins primaires, le nombre de problèmes inscrits est, disons, de 37 habituellement, ce qui veut dire que plusieurs notes SOAP ou ajouts à la liste de problèmes actuels prendraient beaucoup de temps. On n’a pas beaucoup de données sur la vitesse de la calligraphie chez les professionnels, mais les renseignements disponibles suggèrent que la plupart d’entre eux écrivent en moyenne 38 mots à la minute; par ailleurs, quand on se concentre, le rythme peut baisser à 16 mots à la minute8. Un logiciel de dictée (avec lequel un phrase sur quatre peut ne pas être reconnue9) ou un ordinateur-tablette (qui exige d’écrire lisiblement, donc une perte de vitesse) sont aussi d’autres substituts à la dactylographie.
D’un autre côté, le temps qu’il faut pour écrire une note à l’ordinateur diminue à mesure que l’utilisateur se familiarise avec le système. Dans la plupart des DME, il existe des gabarits que l’utilisateur peut adapter, accélérant ainsi l’entrée de notes et améliorant les soins10. À l’heure actuelle, il est vrai qu’il faut probablement plus de temps pour consigner des notes dans un DME que pour le faire à la main. Par contre, il y a d’autres avantages immédiats. Par exemple, les ordonnances répétées prendront moins de temps. La deuxième ordonnance d’un patient qui souffre de diabète, d’arthrite, d’hypertension et qui prend 9 médicaments différents prendra 20 secondes à imprimer à l’aide du DME, par rapport aux nombreuses minutes nécessaires pour la prescription manuscrite. De plus, vous et n’importe qui d’autre serez capables de la lire, ce qui sauve du temps11.
Courbe d’apprentissage prolongée
On recrute les médecins parmi les étudiants classés dans les 5 premiers percentiles au chapitre de la capacité intellectuelle, en fonction de leur intérêt envers autrui supérieur à la moyenne et de leur approche pragmatique et sensée à la prise en charge de problèmes complexes. Tous les médecins avec qui nous avons travaillé ont réussi à bien se servir des DME; en quelques semaines, plusieurs deviennent «experts» et trouvent des raccourcis qu’ils suggèrent à leurs collègues. On recommande toujours de suivre une séance de formation pour comprendre le processus général, mais il est aussi essentiel que la mise en oeuvre ne nuise pas aux soins normaux. C’est pourquoi vous ne devriez utiliser le DME que pour quelques patients par clinique jusqu’à ce que vous ayez maîtrisé les étapes élémentaires. Après avoir entré les données sur environ 10 patients, vous aurez largement franchi la courbe d’apprentissage des fonctions de base, comme les notes médicales et les données sur les ordonnances, et vous pourrez alors ajouter d’autres patients; par ailleurs, vous ne devriez le faire qu’à un rythme qui ne nuit aucunement à la pratique clinique.
Défectuosités électroniques
Les médecins s’inquiètent souvent d’une panne éventuelle de leur système de DME, les laissant sans dossier. Cependant, selon l’expérience dans de nombreux pays, la plupart des systèmes fonctionnent malgré une supervision insuffisante et même sans qu’on se conforme aux recommandations pour l’installation et le service. Des recherches documentaires n’ont pas permis de trouver des exemples de pertes de données catastrophiques; pour la majorité des utilisateurs, il est sécuritaire de procéder à la mise en place de DME cliniques dans un système installé dans leur cabinet.
Investissements et frais d’entretien continu importants
Dans plusieurs provinces, on ne rembourse que peu ou pas du tout la mise en place des DME. Ce manque de ressources a incité M.D. à partir à la recherche d’une solution locale pour son équipe, qui comporte une clinique centralisée de soins urgents et des cliniques de pratique familiale en partenariat. Il a découvert que l’un des obstacles immédiats et constants à une mise en oeuvre rentable des DME était la confusion que causaient l’éventail démesuré de prix et de structurations des prix. Le plus irritant peut-être, c’était la difficulté d’obtenir une soumission sans qu’un vendeur vienne sur place ou envoie des courriels; enfin, on lui a proposé un prix de 2 000 $ par utilisateur, soit environ 55 000 $ par année pour la pratique, sans compter le coût du matériel.
Éventuellement, on a décidé de trouver un logiciel d’exploitation libre. Maintenant, au Canada, nous avons notre propre système, conçu par l’un des auteurs (D.C.), modifié par d’autres médecins de famille et continuellement amélioré pour répondre aux demandes changeantes des soins primaires. Vous croirez peut-être que c’est une dangereuse approche d’amateur, mais les 3 systèmes qui desservent plus de 80 % des pratiques de soins primaires au Royaume-Uni ont été conçus par des médecins de famille et modifiés par des médecins de famille avant de devenir des produits commerciaux. Des logiciels d’exploitation libre sont maintenant utilisés par les gouvernements, les organisations internationales, les banques et d’autres grandes corporations12.
L’installation au complet des DME dans la pratique de groupe de M.D. a coûté 10 000 $, incluant le soutien et la formation, à l’aide d’un logiciel de serveur d’exploitation libre.
Interférence dans la relation patient-médecin
Il va sans dire que le fait d’avoir un ordinateur sur le bureau apporte une nouvelle dynamique dans la relation patientmédecin13, tout comme la présence d’un étudiant en médecine, une interruption par un appel téléphonique ou d’autres circonstances de tous les jours13–15. Par contre, les patients trouvent généralement que l’expérience avec les DME est positive16. Dans une étude publiée dans le présent numéro sur l’utilisation de l’ordinateur dans les pratiques canadiennes (www.cfp.ca), Lelièvre et Schultz ont constaté que les ordinateurs avaient un effet positif sur la satisfaction générale durant la rencontre entre le patient et le médecin17.
En définitive
De nombreuses pratiques au Canada ont instauré des DME, mais elles ne représentent qu’une petite minorité en comparaison de ce qui se passe en Australie, au Royaume-Uni et aux Pays-Bas. Les ingrédients d’une mise en oeuvre réussie semblent se situer dans la reconnaissance par l’équipe des avantages d’une telle approche, la présence d’un champion local, un appui solide, des coûts peu élevés et une application adaptée sur mesure à la pratique18.
Parmi les outils nous permettant de dire quel genre de médecins nous sommes en tant que médecins de famille, nous avons besoin des dossiers médicaux électroniques. Ce n’est qu’en connaissant bien nos pratiques que nous pouvons tenter de les améliorer.
Footnotes
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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