Évaluer la compétence de mes patients à conduire un véhicule automobile m’embête souvent. Lorsque je les vois arriver leur formulaire à la main, je me demande toujours si je suis la bonne personne pour attester de leur aptitude. D’autant plus que, peu importe la raison sous-tendant la complétion de ce formulaire, ils se considèrent alors, tous et chacun, invariablement en excellente santé, même si à la visite précédente, la litanie de leur complainte n’en finissait plus. Je m’émerveille alors des vertus thérapeutiques de ce bout de papier! D’ailleurs, si l’on se fie aux résultats d’une enquête réalisée en 2006, je ne suis pas le seul à éprouver pareils questionnements1.
Ce mois-ci, dans le Médecin de famille canadien, Adams et Laycock débattent justement de la question, «Les médecins de famille devraient-ils évaluer l’aptitude à conduire?» (pages 1268, 1269). La première2 le croit en alléguant que les médecins de famille ont toutes les connaissances, habiletés et attitudes requises pour cela, mettant notamment à profit la globalité et la continuité des soins qu’ils prodiguent. De son coté, Laycock3 pense le contraire en affirmant que les médecins de famille ne peuvent évaluer les habiletés motrices, visuo-spaciales et cognitives nécessaires à la conduite automobile et que leurs évaluations ne sont pas corroborées par les tests sur la route.
Le questionnement est intéressant car, advenant que les médecins de famille soient jugés inaptes à évaluer l’aptitude à conduire un véhicule automobile, qui donc le pourrait alors? Les bureaux de véhicules automobiles? Les ergothérapeutes spécialisés en tests sur la route? Peut-être, mais encore faudrait-il en faire la preuve.
À cet égard, la démonstration que ces évaluations sont supérieures à celles faites par les médecins de famille est loin d’être faite. En effet, le but ultime (l’outcome) de l’évaluation des aptitudes à conduire un véhicule automobile n’est pas seulement d’identifier les conducteurs à risque mais bien davantage de réduire les conséquences de pareilles inaptitudes, soit essentiellement de diminuer les accidents de la route, les blessures et la mortalité consécutives. Or, si vous procédez à une revue des données probantes en utilisant les principes PICO, si chers au recueil des données probantes (où la lettre P signifie la Population ou Patient, le I désigne l’Intervention ou Indicateur, le C, le Comparateur ou Contrôle et le O, «l’Outcome» recherché) et que vous attribuez les mots-clés suivants à votre recherche: P = Physicians, I = Evaluation of driving, C = Occupational therapists, O = Car accident, vous n’obtiendrez alors aucune évidence scientifique. Pas une seule recherche ne compare les résultats obtenus par les uns et les autres. Ainsi, rien ne prouve que l’évaluation de l’aptitude à un véhicule automobile soit mieux faite par d’autres professionnels que par des médecins.
D’ailleurs, selon une vaste méta-analyse4, réalisée en 2004 et considérée par plusieurs comme étant le document de référence dans ce domaine, 8 conditions médicales sont associées à un risque plus élevé (risque relatif >2) d’accidents de la route: l’abus et la dépendance à l’alcool, la démence, l’épilepsie, la sclérose en plaque, les conditions psychiatriques en général, la schizophrénie, l’apnée du sommeil et les cataractes. On conviendra que ce sont là des conditions couramment prises en charge par les médecins de famille. Or, certaines d’entre elles pourraient aisément échapper à un test sur route. Une personne souffrant d’alcoolisme ne se présentera tout de même pas en état d’ébriété à son test sur route! Un patient présentant de l’apnée du sommeil pourra facilement réussir tous les tests de conduite sans manifester de somnolence excessive. On voit donc que les médecins de famille et les autres professionnels ont des rôles complémentaires dans ce domaine.
Ceci étant dit, je connais bien des médecins de famille qui se passeraient volontiers de la responsabilité de compléter ces formulaires. Un autre (!), diront-ils, qui s’ajoutent aux quelques dizaines voire centaines d’autres qu’on leur confie régulièrement. C’est une responsabilité que plusieurs assument pour rendre service au patient et à la société, souvent à un coût dérisoire alors qu’un test sur route peut facilement coûter de 300 $ à 1000 $, s’il est fait en privé.
A bien y penser, à moins que la démonstration ne soit faite que les médecins de famille sont véritablement incapables d’évaluer la compétence de leur patient à conduire un véhicule automobile et que d’autres professionnels le fassent mieux, il faudrait être vigilant avant de changer cette façon de procéder. Les véritables enjeux devraient être sanitaires et sociétaux, bien davantage que professionnels ou corporatistes.
Footnotes
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Intérêts concurrent
Aucun déclaré
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This article is also in English on page 1257.
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