Un certain consensus semble régner pour dire que les médecins devraient être empathiques. Dans la littérature médicale actuelle, on présente en effet l’empathie comme étant le fondement d’une médecine humaniste, on se désespère en la voyant décroître avec la formation médicale et on cherche des moyens de mieux l’enseigner. Un numéro récent de la revue Academic Medicine qui offre 5 articles sur le sujet nous semble illustrer parfaitement le type de discours ayant cours dans le monde médical à propos de l’empathie1,–5. Je ne veux pas jouer les trouble-fêtes, mais de deux choses l’une : ou bien ceux qui préconisent l’empathie en médecine ont déformé le concept au point qu’il soit méconnaissable, ou bien ils ont une vision tronquée non seulement de la moralité, mais aussi de la médecine.
Empathie et moralité
Il faut avouer que le terme a pris plusieurs sens au cours de l’histoire. On s’entend généralement pour dire qu’une personne est «empathique» quand elle est capable de ressentir elle-même les émotions d’un autre. L’empathie est essentiellement une disposition affective, que les psychologues connaissent bien mieux que les médecins et les philosophes d’ailleurs. Alors que la sympathie a fait l’objet de plusieurs écrits en philosophie, l’empathie est un sujet rarement traité comme tel. Pour suivre l’évolution de ce concept et comprendre l’utilisation qu’on en fait actuellement, en psychologie morale surtout, l’article sur l’empathie de Karsten Stueber dans le Stanford Encyclopedia of Philosophy est fort utile. D’ailleurs je me suis inspirée de cette étude pour élaborer la partie de ce texte d’opinion qui concerne la moralité6.
On saisit facilement qu’une personne empathique aura plus de facilité à entrer en communication et à comprendre le point de vue de l’autre. Mais de là à penser que c’est l’unique moyen d’entrer en relation et en faire une exigence morale, il y a un pas à franchir. Certains l’ont franchi, en soutenant par exemple que l’empathie serait le fondement de la vie morale puisqu’elle permet de ressentir «notre commune humanité». Mais ils ont dû admettre que le fait de ressentir les mêmes émotions qu’un autre n’implique nullement qu’on veuille l’aider ou qu’on puisse le faire. Sur le plan émotif, c’est plutôt la sympathie, le fait de ressentir une émotion différente de celle d’autrui, qui porterait à vouloir agir pour lui venir en aide. Tout comme ils ont dû admettre que la motivation à agir ne relève pas seulement des émotions.
Empathie et médecine
Pour penser que le médecin peut et doit se mettre à la place du patient, il faut avoir une vision tronquée non seulement de la moralité, mais aussi de la relation médecin-malade et finalement de la situation clinique. Mes opinions concernant la médecine et la relation médecin-malade sont plutôt fondées sur ma propre expérience de la pratique médicale et de l’univers des médecins.
Les psychologues et les psychiatres, qui ont appris à se servir de la relation comme instrument thérapeutique, savent bien qu’il ne suffit pas de se mettre à la place de l’autre pour pouvoir l’aider. En situation clinique, les interactions sont à double sens et elles se jouent sur plusieurs plans à la fois, dont celui de l’inconscient. Dès lors, il n’est pas toujours facile de garder la bonne distance, même quand chacun reste à sa place.
Même s’ils l’ont appris plus intuitivement et souvent à leurs dépens, les médecins sont bien conscients de cette complexité. D’autant plus que l’activité clinique n’est pas seulement une activité relationnelle et communicationnelle pour un médecin. L’activité clinique oblige à prendre des décisions et à les mettre à exécution, chacun des acteurs de la situation clinique demeurant un agent moral responsable de ses actes.
Les promoteurs de l’empathie en médecine y voient sûrement un moyen de développer les habilités relationnelles et communicationnelles des médecins. C’est tout à leur honneur, mais ils semblent oublier que l’aspect relationnel n’est qu’un des aspects de l’activité médicale, surtout pour les médecins de famille, qui n’ont pas d’autre choix que de jouer avec la relation thérapeutique un peu comme on joue avec le feu. Ils oublient également que la relation médecin-malade n’est qu’une relation parmi d’autres qui, autant pour le médecin que pour le patient, s’inscrit dans un réseau relationnel beaucoup plus large. Personne ne peut prendre la place du malade, mais on peut espérer que celui-ci puisse compter sur plusieurs personnes pour l’accompagner, dont des personnes qui lui sont naturellement proches et qu’aucun médecin ne pourrait remplacer, aussi empathique ou «humain» soit-il. Finalement, ils semblent oublier que le travail moral est un travail qu’il faut se partager dans une société, et que le médecin a, à cet égard, un rôle très précis à jouer.
Pour le dire de façon plus imagée: plutôt que de vouloir montrer aux médecins à «se mettre dans les souliers de l’autre», je crois qu’il faut viser à ce que le médecin soit assez «à l’aise dans ses propres baskets» pour être disponible aux autres. Au fond, quand on apprend à les connaître, les médecins et les patients antipathiques sont avant tout des gens mal à l’aise dans leur peau. Il est assez bizarre qu’on leur propose comme solution de se mettre dans la peau d’un autre. À mon avis, on occulte le problème, et les futurs médecins ont tout à fait raison de ne pas se laisser entraîner dans un tel discours: ils voient bien à l’usage qu’il faut d’abord sauver sa peau pour pouvoir aider les autres. Je trouve également bizarre qu’on se surprenne du taux d’épuisement professionnel chez les médecins et qu’on cherche d’où peut bien venir la pourtant bien nommée «fatigue de compassion».
Bilan
L’empathie, la sympathie et la compassion sont des émotions qui ont toujours bonne presse, mais je ne pense pas que les médecins de famille doivent être plus empathiques que la moyenne des pompiers. Je suis partisane d’une approche beaucoup plus sobre. Je pense que les médecins doivent se faire une idée plus précise de leur responsabilité sociale et du rôle des émotions dans la vie morale. Les médecins en général et les médecins de famille en particulier doivent déjà répondre à plusieurs obligations, mais celle d’être empathique? Non!
Notes
CONCLUSIONS FINALES
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Le médecin peut ne pas être empathique parce qu’il y a d’autres façons de comprendre les autres que de se mettre à leur place.
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Le médecin peut être empathique, mais il doit réaliser qu’il n’est pas nécessairement facile d’aider un patient quand on ressent les mêmes émotions que lui.
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Le médecin de famille en particulier, qui n’est pas un spécialiste de la relation thérapeutique, doit se méfier de l’empathie parce que l’épuisement professionnel est une conséquence tout à fait prévisible de ce type de disposition affective.
Footnotes
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This article is also in English on page 741.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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