Une partie de mon histoire se déroule en Colombie-Britannique. Quand mon épouse et moi avons commencé en même temps nos carrières respectives en soins infirmiers et en médecine, nous sommes allés le plus loin qu’on puisse aller en Colombie-Britannique, puis 40 milles encore plus loin: aux îles de la Reine-Charlotte. À la fin d’une année pleine d’investissements en souvenirs, nous sommes revenus dans l’Est pour fonder notre famille. Le temps a passé… Au début des années 1990, Bev et moi sommes retournés en Colombie-Britannique pour assister à un colloque en médecine familiale à Whistler. Tony Bennett a laissé son cœur à San Francisco; j’ai perdu une partie du mien à Whistler. Le temps a passé… L’année dernière, la plus jeune de nos filles et son mari ont commencé leurs carrières à Kelowna. Le cycle recommence.
Ce que je viens de vous écrire, c’est une narration: le quoi, le puis… et le puis après. Maintenant, si je vous disais que j’ai perdu une partie de mon cœur à Whistler en tentant désespérément de gagner un match de tennis contre John Keddy, c’est l’intrigue: le pourquoi.
En médecine familiale, nous transigeons avec le quoi et le pourquoi - la narration et l’intrigue.
Dr Arthur Frank a prononcé cette allocution l’an dernier à Calgary, en Alberta1, quand il a rendu hommage aux lauréats des histoires en médecine familiale*. Quelques années plus tôt, Dr Frank avait rédigé l’avant-propos d’In Our Hands, un recueil de récits rédigés par des étudiants en médecine de tous les coins du Canada, révisés par Linda Clarke et Jeff Nisker2. Dr Frank utilise le mot liminal dans son introduction. Il définit liminal comme étant ni vraiment une chose ni vraiment l’autre, comme l’espace entre les champs cultivés d’un village et la forêt. Les étudiants en médecine qui ont rédigé les récits du recueil étaient liminaux: en état de transition, déjà plus des novices, mais pas encore des médecins. Il disait que les transitions liminales pouvaient être à la fois dangereuses et fascinantes2». Nos patients sont souvent liminaux (en état transitoire): de la santé à la maladie, de la maladie à la santé, de la maladie à la mort, du célibat à la vie de couple, puis à la famille, du couple au divorce, de l’emploi à la retraite, de l’innocence à l’adolescence. Tous les jours, nous écoutons des personnes qui ont leurs propres narrations et leurs propres intrigues. Leurs histoires aussi peuvent être dangereuses et fascinantes.
Pouvons-nous être de meilleurs médecins si nous apprenons à voir nos patients dans leur propre contexte, dans leurs propres histoires?
Nous avions une patiente à la clinique. C’était une jeune femme venue en ville de la campagne en quête de son avenir. Elle faisait de l’asthme, mais son problème était bien contrôlé. Un jour, nous avons reçu le résumé de son congé de l’hôpital. Elle avait eu un grave épisode d’asthme. On l’avait intubée, mais elle s’en était bien sortie. Au cours des mois qui suivirent, nous l’avons vue de plus en plus souvent. Elle avait changé. Selon les tests, sa fonction pulmonaire était normale, mais elle avait l’air fatigué, parfois désespéré. Elle demandait: «Pouvez-vous m’aider à respirer?» Nous avons consulté une pneumologue. Elle a rajusté ses médicaments. Rien n’a changé. La nuit, notre patiente hantait le service d’urgence. Son diagnostic est passé de l’asthme à l’anxiété, puis aux attaques de panique. Nous avons pensé à une demande de consultation en psychiatrie. «Pouvez-vous m’aider à respirer?» demandait-elle.
Un jour, notre résidente a conclu que nous n’avions pas établi le vrai problème de notre patiente. Ce n’était pas de l’asthme aigu, elle en était sûre. Elle a pris une approche différente et a demandé à notre patiente: «Ce soir, je voudrais que vous écriviez ce qui vous est arrivé et pourquoi vous avez du mal à respirer». Le lendemain, notre patiente nous a apporté cette explication par écrit:
J’ai eu une terrible attaque d’asthme le soir où je suis allée à l’urgence. Une infirmière m’a installé une intraveineuse et quelqu’un y a injecté un produit. Soudain, je n’arrivais plus à respirer. Je ne pouvais plus parler. J’étais paralysée. J’étais dans une salle remplie d’infirmières et de médecins et je ne pouvais pas leur expliquer mon problème. Quelqu’un m’a rentré quelque chose dans la gorge, puis j’ai perdu conscience. Je me suis réveillée dans une pièce sombre avec un tube dans la bouche branché à une machine. Depuis, je revis sans cesse le moment où j’étais paralysée et où je ne pouvais plus respirer.
Au cours des mois suivants, notre patiente s’est rétablie graduellement mais sûrement. L’année suivante, elle se mariait. Nous avons assisté à l’accouchement de son premier enfant.
La résidente avait trouvé une façon de faire révéler par la patiente le «pourquoi» de son histoire.
Dans les cercles d’écrivains, Jacques Ferron est considéré comme étant un médecin-écrivain de grand renom et, pourtant, il est largement inconnu des étudiants en médecine et des médecins au Canada. Il est né en 1921 à Louiseville, au Québec, il a reçu son diplôme de médecine de l’Université Laval en 1945 et a exercé la médecine rurale à Rivière-Madeleine, en Gaspésie, et plus tard à Longueuil, de l’autre côté de Montréal, sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, Durant la Crise d’octobre 1970, il a été choisi comme médiateur entre le gouvernement et les kidnappeurs du ministre Laporte. Il a fondé le Parti Rhinocéros. Il écrivait des pièces de théâtre, des essais, des romans et surtout des nouvelles. Son premier recueil de nouvelles s’est mérité le Prix du gouverneur général. Les histoires sont inspirées de son patrimoine culturel et de son expérience en tant que médecin.
Betty Bednarski a compilé et traduit un nouveau recueil de Ferrron, publié par McClelland and Stewart, intitulé Tales from the Uncertain Country and Other Stories3. Dans la postface, elle explique la technique de Ferron, sa façon de transformer le récit folklorique, une combinaison de magique et de lieu commun, d’un art raconté à un art écrit, pour élargir sa pertinence et son attrait3. Pareillement, dans son récit sur l’interconnectivité thérapeutique qui lui a mérité un prix, «Throw Me a Line», Dr Pauline Pariser prend la principale question qu’elle pose à son patient, ainsi que sa réponse, pour en élargir la pertinence et l’attrait4.
Vous trouverez dans les contes de Ferron les éléments contradictoires du pathos et de l’humour, du terre-à-terre direct et de la fantaisie débridée. Ces éléments se combinent pour déconcerter et enchanter3. Dre Nicole Audet, dans son récit gagnant d’un prix, «Le pouvoir de l’écoute», doit établir un lien avec sa résidente qui n’est pas centrée sur le patient et risque l’échec dans son stage. Dre Audet le fait en écoutant l’histoire de sa résidente. Elle découvre que sa résidente adorait aller à la pêche avec son père. Utilisant une fantaisie métaphorique, Dre Audet enseigne à sa résidente que les préoccupations du patient sont semblables à des poissons qu’elle doit attraper! Les résultats sont pratiques et productifs: la résidente réussit son stage et ses examens. Elle explique plus tard à Dre Audet: «Quand je suis entrée dans les 5 salles d’examen, j’ai attrapé tous les poissons de chaque patient».
Les contes de Ferron suivent souvent un modèle traditionnel: un début énigmatique, un refrain répétitif et une fin stéréotypée. Magbule Doko, dans son récit qui lui a mérité un prix, «Why are you here to see the doctor today?» utilise ce modèle traditionnel avec son refrain répétitif mais efficace du «toc, toc»6.
Les lauréates de nos prix utilisent les techniques de Ferron très efficacement.
«Cadieu» est le troisième conte de la nouvelle collection de Ferron3. Le protagoniste Cadieu déménage de la campagne à la ville et abandonne son nom. Il perd ses racines, se retrouve sans passé, donc, sans avenir.
La médecine nous enseigne le raisonnement par déduction, en rassemblant les renseignements pour les réduire en un seul diagnostic. Dans son récit, Ferron utilise une approche par induction. Le problème de Cadieu, le problème d’une personne, peut se produire à plus grande échelle. Il peut arriver à un groupe de personnes, à une société, à une culture, à la province de Québec. Il pourrait se produire en médecine familiale. Si nous perdons de vue notre passé et devenons sans racine, notre avenir sera-t-il en péril?
Ferron nous aide à voir le problème sous un nouvel angle. Il le fait au moyen d’une histoire.
D’autres récits de la collection sont instructifs: «Little William» explore les positions de l’accouchement (la position de lithotomie et la position Sims, l’une traditionnellement française, l’autre anglaise) et les rôles des médecins et des sages-femmes, ainsi que leurs interactions. Dans «The Grey Dog», nous voyons les soins en collaboration et les responsabilités réparties, le changement, le déclin dans les pouvoirs et leur représentation symbolique. Le nid vide est un thème qui revient dans «The Parakeet» et il comporte un magnifique refrain plein d’amour et bourru à propos d’un homme tel que vu par sa femme: la vieille femme le regardait et se disait que c’était un fou, un vieux fou. Ce qui la déconcertait, c’est qu’il avait toujours été ainsi et qu’elle l’aimait tout de même3.
«La Mi-carême» raconte la façon d’expliquer à de petits enfants les cris de douleur quand la mère accouche à la maison. La Mi-carême est une sorte de sorcière légendaire qui vole dans la chambre au moment de l’accouchement et bat la mère, ce qui explique ses cris d’angoisse. À son tour, la sage-femme prend son bâton et bat la Mi-carême, qui quitte la chambre à toute vitesse, laissant derrière elle un petit bébé. Le narrateur de l’histoire, le fils aîné des enfants, conclut l’histoire en disant que son père s’est penché sur le berceau. Quand il s’est relevé, jamais le fils n’avait vu son père si heureux ni l’air aussi jeune. Les écailles de hareng reluisaient sur ses bras. Il s’est frotté les mains et a secoué ses pieds chaussés de grosses bottes. Le garçon se dit alors que la Mi-carême aurait plutôt dû battre son père3. Le garçon a fait la connexion avec la réalité et nous, les lecteurs, avons un bref aperçu du moment où l’observation et la connaissance tombent en place et où un enfant fait sa sortie de l’âge de l’innocence.
Les narrations, les intrigues, l’importance de l’écoute, l’importance des histoires et leur valeur dans une relation efficace entre patients et médecins sont-elles essentielles dans la pratique de la médecine?
J’ai eu un patient au milieu de la cinquantaine en pleine crise d’identité et de questionnement sur sa raison d’être. Je lui ai demandé de revenir la semaine suivante et de me raconter ses tout premiers souvenirs. Il a progressé chronologiquement dans le récit de ses souvenirs durant des séances hebdomadaires de 15 minutes. Dès la sixième séance, il avait repris contact avec son histoire et s’était redécouvert.
Pellucide veut dire laisser passer la lumière au maximum sans distorsion. Le mot signifie aussi facile à comprendre.
Si nous écoutons attentivement les histoires de nos patients et demandons des questions pour clarifier leur récit, la narration et l’intrigue apparaîtront clairement et nous comprendrons: le moment pellucide.
La pertinence du moment pellucide dans notre profession vient du fait qu’il peut dériver d’une histoire et mener à un récit écrit, ayant une pertinence beaucoup plus large. C’est cette pertinence que nous célébrons aujourd’hui: l’importance des histoires.
Footnotes
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↵* Cet article s’inspire d’une présentation de Dr Cameron à l’occasion de la remise des Prix AMS–Mimi Divinsky d’histoire et narration en médecine familiale au Forum en médecine familiale à Vancouver, en Colombie-Britannique, le 16 octobre 2010.
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This article is also in English on page 66.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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