
Lorsque je pense aux meilleurs moments de ma carrière d’enseignante en médecine familiale, c’est le nom d’Élise qui me vient immédiatement en tête. Six mois avant ses examens de certification, mes collègues et moi lui reprochions son manque d’empathie. Certains professeurs l’avaient vue interrompre les explications de ses patients. D’autres se plaignaient qu’elle n’explorait pas leurs inquiétudes ou encore qu’elle avait du mal à structurer ses entrevues. À notre avis, Élise ne possédait pas les habiletés requises pour devenir un médecin de famille. Malgré ses bonnes connaissances, Élise risquait d’échouer son stage si la situation ne s’améliorait pas rapidement.
À ce moment-là, je supervisais les résidents derrière un miroir. Après chaque séance, je leur donnais une rétroaction pour les aider à corriger leur technique d’entrevue. La première fois que j’ai observé Élise, elle a commencé la rencontre sans même se présenter. Le patient n’a pas eu le temps de formuler ses attentes ni de poser des questions. C’est Élise qui parlait. Après avoir posé le bon diagnostic, elle a prescrit une médication au patient sans lui expliquer la posologie ni l’aviser des effets indésirables potentiels.
Après l’entrevue, j’ai dit à Élise que sa performance ne répondait pas aux normes attendues. J’ai revu avec elle la technique de l’entrevue médicale centrée sur le patient. Elle m’a écoutée en silence. Je suis rentrée chez moi bouleversée. Je voulais aider Élise à se ressaisir à temps pour ses examens finaux. J’ignorais comment m’y prendre.
Le même soir, le film L’Opus de M. Holland était diffusé à la télévision. Une scène m’a fascinée. M. Holland rencontre Gertrude, une jeune clarinettiste malhabile qui rêve de faire partie de l’harmonie. M. Holland lui demande de jouer une pièce facile. Au premier essai, sa performance médiocre ne décourage pas le professeur. Il lui dit de poser son instrument, puis ils parlent de choses et d’autres. Ils rigolent. L’étudiante se détend. Puis, il lui demande de jouer le même passage en fermant les yeux. Son interprétation est presque parfaite. Elle repart fière d’elle et se taille une place de choix dans l’orchestre. Pourrais-je réussir la même chose avec Élise ?
La semaine suivante, j’ai convoqué Élise dans mon bureau une heure avant la clinique. Nous avons discuté en prenant un café. Elle m’a confié qu’elle venait de la région éloignée où j’avais pratiqué dix ans plus tôt. En parlant des magnifiques lacs et rivières, elle m’a dit qu’elle adorait aller à la pêche avec son père. Je lui ai demandé de fermer les yeux et de s’imaginer dans la chaloupe avec son père.
-Bouges-tu ?
-Non, je dois rester tranquille.
-Parles-tu ?
-Non, mon père dit que le silence est très important pour attraper des poissons.
-Attrapes-tu des poissons ?
-Oui, mon panier est plein.
-Élise, la médecine c’est comme la pêche. Les poissons sont les inquiétudes des patients et ils se présentent sous forme de symptômes physiques ou psychologiques. Ton rôle comme médecin consiste à questionner le patient dans le but d’attraper les poissons. Pour y arriver, tu prépares ton attirail. Tu places un appât au bout de ta ligne et tu la lances à l’eau. Tu la laisses descendre à la bonne profondeur. En silence, tu attends que les poissons mordent à l’hameçon. Sans juger ni menacer, tu crées un climat de confiance et tu laisses le patient se dévoiler à son rythme.
Après notre conversation, j’ai regardé Élise interroger un patient. Après lui avoir demandé l’objet de sa visite, elle a fait une longue pause pour écouter la réponse. Elle a exploré chacun des problèmes du patient. Elle a réussi à découvrir toutes les appréhensions du patient tout en le soignant avec rigueur. Élise est entrée dans la salle de supervision en souriant. Elle m’a dit qu’elle était très fière d’elle et qu’elle avait bien aimé le patient et son histoire. Après cette rencontre, Élise a réussi à combler les faiblesses que nous avions observées.
Un mois après ses examens de certification, Élise est venue me voir.
-Dre Audet, je voulais vous remercier. J’ai eu cinq notes Hautement certifiable à mes examens et c’est grâce à vous.
-Pourquoi dis-tu cela ?
-Le jour de l’examen, je suis arrivée une heure trop tôt. Un professeur m’a envoyée bêtement de m’asseoir dans un coin. Au lieu de m’en faire, j’ai fermé les yeux. Je suis retournée pêcher dans la chaloupe avec mon père. En silence, j’ai préparé mon attirail. Ça m’a calmée. Quand je suis entrée dans les cinq salles, j’ai attrapé tous les poissons des patients.
À la fin de sa résidence, Élise est partie pratiquer dans sa ville natale. Je ne l’ai jamais revue, mais je pense souvent à elle lorsque j’enseigne le pouvoir de l’écoute à mes étudiants.
Notes
Ces récits ont été présentés dans le contexte du programme Histoire et narration en médecine familiale, un projet que poursuit le Collège des médecins de famille du Canada (CMFC) sur une base continue, grâce à un don versé à la Fondation pour la recherche et l’éducation par Associated Medical Services Inc. (AMS). Le programme recueille des récits et des narrations historiques au sujet de la médecine familiale au Canada qui sont inclus dans une base de données en ligne accessible au public. Les Prix AMS-Mimi Divinsky sont décernés aux rédacteurs des trois meilleurs récits présentés chaque année. Pour en savoir plus sur les Prix AMS-Mimi Divinsky, rendez-vous à la section du Programme des prix dans le site Web du CMFC à l’adresse www.cfpc.ca. La base de données sur les récits en médecine familiale se trouve à http://cfpcstories.sydneyplus.com.
Footnotes
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The English translation of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2011 issue on page e35.
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