
Il avait des mains comme des battoirs, calleuses et plissées, avec des taches grisâtres, indélébiles. À le regarder s’agripper aux montants de son lit d’hôpital, on aurait cru qu’il était en train de dévaler les pentes glacées d’un col de montagne.
Il m’était pratiquement inconnu. Je connaissais mieux sa femme, qui prenait régulièrement rendez-vous pour elle-même et ses enfants. Elle me considérait comme un génie capable de réaliser ses trois vœux : que Pat, son mari, arrête de fumer, qu’il travaille moins, et qu’il prenne plus de vacances. Je l’avais déjà rencontré pour un simple rhume que son tabagisme avait fait dégénérer en symptômes respiratoires aigus. J’en avais profité pour l’encourager à cesser de fumer, une habitude vieille de 30 ans, ou au moins à revenir pour un examen physique. À 55 ans, il faisait de l’embonpoint, était légèrement hypertendu et avait des antécédents familiaux de maladie cardiaque.
Je me souviens lui avoir dit : « Vous risquez une crise cardiaque ou un AVC. Nous ne pouvons rien contre certaines choses, comme vos antécédents familiaux, mais nous pouvons nous attaquer petit à petit aux autres facteurs de risque. »
« Docteur, j’apprécie ce que vous essayez de faire pour moi. Mais voyez-vous, je suis fait comme ça. J’aurais beau me traîner jusqu’à votre bureau pour me faire soigner, faudrait quand même que je paye les frais de scolarité des enfants et l’hypothèque, qui inquiète tant ma femme. Je suis désolé. Vaut mieux consacrer votre temps à ceux qui le méritent davantage », m’a-t-il répondu.
Mon cœur s’est serré en entendant ces mots. J’estimais de mon devoir de faire quelque chose : le voir avant ou après le travail, faire appel à notre diététiste, à notre conseiller en renoncement au tabac, faire tout ce qu’il fallait. Mais je voyais bien que pour l’instant, mes bonnes intentions ne suffiraient pas à le motiver à changer.
« Si vous changez d’avis, vous savez où me trouver », lui avais-je dit lors de cette dernière visite à mon bureau.
L’appel est finalement arrivé un vendredi en fin d’après-midi. Il s’était écroulé au travail. Nous nous sommes donc retrouvés à l’unité des soins intensifs.
« Vingt-cinq ans comme machiniste – pour la même compagnie, m’a-t-il dit entre deux halètements. Jamais manqué une journée. Au boulot même le week-end parfois. »
En arrière-fond, les bips du moniteur. Fréquence cardiaque : 120. Tension artérielle : 150/105.
Des ondes Q décelables sur le tracé.
« Est-ce que la douleur diminue un peu? » lui ai-je demandé en le regardant grimacer. Il a secoué la tête de gauche à droite. Au cours de la dernière demi-heure, sa dose de morphine avait été augmentée à trois reprises.
« Enlevez ce camion de ciment qui m’écrase la poitrine », a-t-il ajouté.
Son regard balayait la pièce sans répit, sans trouver d’endroit où se poser. J’avais l’impression que l’objet de ses pensées, quel qu’il fût, contribuait à sa douleur.
« Pouvez-vous me dire à quoi vous pensez, lui ai-je demandé.
– À mon travail. Je pense à mon travail. Qu’arriverat-il si je ne peux reprendre le boulot? Qui va s’occuper de ma famille? Comment diable vont-ils se débrouiller?
– Essayez de ne pas penser à cela maintenant », ai-je répliqué sans conviction. Pathétique! Comme si le fait de dire à quelqu’un de penser à autre chose avait jamais fait la moindre différence.
Je restais là, impuissante – préoccupée parce que si on ne soulageait pas sa douleur, l’infarctus allait progresser. Si seulement il pouvait transformer son monologue intérieur. Ou à tout le moins le distraire. Je me creusais la cervelle pour trouver une idée quand j’eus une inspiration et décidai d’essayer avec lui quelque chose que je n’avais jamais essayé avec personne.
« Pat, je crois que vous pouvez faire diminuer votre douleur. Trouver une façon de relaxer peut atténuer la tension musculaire et permettre à votre cœur de se reposer et de récupérer. Pouvez-vous penser à quelque chose qui vous détend?
– Mon travail. Mon travail me détend. »
Désappointée, j’essayai de nouveau. « OK, mais cherchez quelque chose qui vous plonge dans un état de profonde relaxation, qui vous donne l’impression que votre corps est léger, que vous n’avez plus aucun souci. Y a-t-il quelque chose, n’importe quoi, qui vous donne cette impression? Un passe-temps peut-être?
– La pêche sur la glace. J’aime vraiment pêcher sur la glace.
– Dans ce cas, allons-y. Amenez-moi à la pêche sur la glace avec vous.
– Maintenant?
– Oui. Fermez les yeux, lui dis-je en prenant sa main. Premièrement, décrivez-moi la journée. Je le guidais. Levez les yeux. Que voyez-vous? Le ciel est-il parfaitement bleu? »
Il avait toujours l’air de souffrir.
« Y a-t-il des nuages?, insistai-je. Tombe-t-il une petite neige qui colle aux verres de vos lunettes? La surface du lac gelé brille peut-être sous les rayons du soleil? Quel temps fait-il? Fait-il un froid sec, mordant, qui vous pique les joues et vous force à vous emmitoufler dans plusieurs épaisseurs de vêtements? »
Il me décrivit ce qui l’entourait et ce qu’il portait – sa tuque rouge préférée, sa parka avec un capuchon bordé de fourrure, ses mitaines en daim.
Je lui demandai de sentir l’odeur du feu dans le poêle de sa cabane de pêche et la chaleur qu’il ressentait en buvant un bon café bien chaud. Il décrivit les plaisanteries échangées avec ses compagnons de pêche. Il entendit les cris de joie des pêcheurs dans les autres cabanes quand ils prenaient un poisson et le vrombissement incessant des motoneiges qui allaient et venaient tout l’après-midi. Il découpa un trou dans la glace, jeta sa ligne à l’eau, sentit les frétillements du poisson et entendit le claquement triomphal d’une prise que l’on jette sur le sol gelé.
Autour de moi, le personnel de l’unité des soins intensifs ajustait la médication intraveineuse et surveillait les moniteurs. J’ai cru entendre quelqu’un ricaner. Je poursuivis.
Pendant qu’il parlait, j’ai senti son débit ralentir. Sa main a relâché sa prise sur la mienne. J’ai vu son corps se détendre dans le lit.
Je jetai un regard au moniteur cardiaque. Son pouls était descendu à 80 battements par minute et sa tension artérielle était revenue à 130/90.
Quand il a ouvert les yeux, je lui ai dit que je partais et que je ne reviendrais pas avant lundi matin. Avant de partir, je lui ai donné des directives.
« Chaque fois que vous commencerez à vous faire du souci – à propos de votre travail, de votre famille ou de votre avenir – ou quand vous commencerez à ressentir de la douleur, je veux que vous partiez à la pêche sur la glace. »
Il m’a rassurée. « Avec comment je me sens, pas de problème – sûr que je vais y aller. »
Quand je suis retournée le voir le lundi matin, son infirmière m’a dit que son état avait été très stable pendant tout le week-end. Je me suis approchée de son lit. Il était assis, rayonnant.
« Comment allez-vous?, lui ai-je demandé.
– Docteure, j’ai pêché tout le week-end. J’ai trouvé des trous fantastiques. Merci.
– Ne me remerciez pas. Vous avez pu faire cela tout seul. »
Depuis, je n’ai jamais sous-estimé la puissance de l’esprit – comment un gars ordinaire avait été capable d’avoir un effet extraordinaire sur sa guérison. Parfois, quand je suis frustrée par mes propres limites ou qu’il y a tout simplement trop de tâches à maîtriser, je ferme les yeux et je retourne dans une unité de soins intensifs achalandée, je prends la main de Pat et ensemble, nous allons pêcher sur la glace.
Notes
Ces récits ont été présentés dans le contexte du programme Histoire et narration en médecine familiale, un projet que poursuit le Collège des médecins de famille du Canada (CMFC) sur une base continue, grâce à un don versé à la Fondation pour la recherche et l’éducation par Associated Medical Services Inc. (AMS). Le programme recueille des récits et des narrations historiques au sujet de la médecine familiale au Canada qui sont inclus dans une base de données en ligne accessible au public. Les Prix AMS-Mimi Divinsky sont décernés aux rédacteurs des trois meilleurs récits présentés chaque année. Pour en savoir plus sur les Prix AMS-Mimi Divinsky, rendez-vous à la section du Programme des prix dans le site Web du CMFC à l’adresse www.cfpc.ca. La base de données sur les récits en médecine familiale se trouve à http://cfpcstories.sydneyplus.com.
Footnotes
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This article is also in English on page 71.
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