Plusieurs récentes publications ont attiré l’attention sur le problème de l’usage abusif d’opioïdes d’ordonnance et sur la morbidité et la mortalité qui y sont associées au Canada1–4. Malheureusement, certaines de ces publications laissent peut-être l’impression que le problème se situe dans l’utilisation médicale généralisée et la disponibilité des opioïdes1–3. Ces points de vue peuvent mener à faire des analyses trop simplistes et des interventions qui visent tout simplement à limiter la disponibilité des opioïdes d’ordonnance et l’accès à ces médicaments. Une telle approche pose des problèmes puisque les opioïdes d’ordonnance comptent parmi les outils pharmacothérapeutiques les plus efficaces pour la douleur grave et chronique.
Par exemple, une étude laissait entendre que les dommages liés aux opioïdes pourraient être réduits en augmentant les restrictions sur le nombre d’ordonnances d’opioïdes que pourraient prescrire les médecins de famille2. Cette solution était proposée tout en reconnaissant que l’étude n’avait pas évalué la pertinence des ordonnances rédigées.
Une deuxième étude indiquait que la mortalité liée aux opioïdes en Ontario avait connu entre 1991 et 2004 une hausse remarquable qui était associée à l’inclusion d’un opioïde en particulier (oxycodone à libération prolongée) sur le formulaire provincial1. En réalité, le nombre de décès liés aux opioïdes est passé de 13,7 par million en 1991 à 27,2 en 2004. Cela représente une augmentation de 1 décès par million par année durant la période à l’étude. La perte d’une vie est indéniablement dramatique, mais de conclure qu’il y a eu des hausses importantes et soutenues du taux de prescription d’opioïdes et de mortalité liée aux opioïdes est matière à débat, surtout lorsqu’on pense que la proportion de décès causés par les anti-inflammatoires non stéroïdiens était de 1 sur 1 200 dans une revue systématique de 43 études portant sur 1,3 million de patients qui avaient pris de tels médicaments non sélectifs pendant 2 mois ou plus5.
Qui plus est, d’autres données pertinentes dans l’étude1 n’ont pas reçu l’attention qu’elles méritaient. Par exemple, l’étude ne s’est pas adéquatement penchée sur le fait que le coroner avait identifié le suicide comme cause du décès dans presque 25 % des cas1. La plupart des patients avaient été vus par un médecin dans les 4 semaines précédant la mort et leur nombre moyen de visites en clinique externe durant l’année précédente était de 15. L’analyse des déclarations des médecins révélait que des problèmes de santé mentale (p. ex. anxiété, dépression ou toxicomanie) et de douleur étaient les raisons principales des consultations médicales1. Ces problèmes concomitants et l’attention insuffisante qu’ils ont reçue pourraient avoir contribué considérablement à l’issue fatale. Il est tragique, et pourtant incroyablement important, de faire remarquer que le système médical n’a pas dispensé les soins appropriés dont avaient besoin ces patients.
Un problème complexe
Un comité de liaison sur la douleur et la dépendance a été formé aux États-Unis en 1999 pour encourager la collaboration entre des spécialistes de la douleur et de la toxicomanie sur des questions d’intérêt commun concernant les opioïdes d’ordonnance, notamment en recherche, en éducation, en soins cliniques et en élaboration de politiques. Ce comité a précisé l’importance d’une communication claire et sans ambiguïté concernant la dépendance, conforme à la compréhension clinique et scientifique actuelle de la douleur, de la toxicomanie et de la nature de la pharmacologie des opioïdes. Des concepts fondamentaux ont été identifiés qui doivent éclairer la prise en charge de la douleur. Parmi eux se trouve le fait que la toxicomanie est une maladie multidimensionnelle ayant des dimensions neurobiologiques et psychosociales et que, même si les opioïdes procurent une sensation agréable, les déterminants essentiels de la dépendance sont aussi fonction de l’utilisateur6. Autrement dit, la toxicomanie n’est pas causée par le médicament à lui seul, c’est une maladie multifactorielle, qui exige une évaluation et un traitement appropriés.
On peut en dire autant de la douleur chronique, qui est un problème de santé publique grandissant et qui touche 1 Canadien sur 10 entre 12 et 44 ans7 et 1 Canadien sur 5 dans l’ensemble de la population8. L’ampleur du problème s’accroît. La prévalence de la douleur chronique augmente avec l’âge, et de nombreuses personnes atteintes de maladies comme le cancer, le VIH, le sida et les maladies cardiovasculaires survivent maintenant à leurs affections aiguës, ce qui se traduit par une augmentation de la quantité de vie mais, dans de nombreux cas, par une baisse de la qualité de vie. Cela est attribuable à la douleur persistante due à la maladie prolongée, aux dommages causés aux nerfs par la maladie ou aux traitements comme la chirurgie, la chimiothérapie et la radiothérapie nécessaires pour traiter la maladie9. La douleur chronique est associée à des niveaux inférieurs de qualité de vie, ainsi qu’à de plus forts taux de dépression et d’idées suicidaires en comparaison des autres maladies chroniques, y compris les coronaropathies au stade avancé10.
Problèmes d’accès
À l’heure actuelle, au Canada, on a vraiment peu accès à des traitements de contrôle de la douleur, qu’elle soit aiguë ou chronique. Les temps d’attente sont de plus de 1 an dans plus du tiers des cliniques de la douleur financées par le secteur public et, dans de vastes régions du pays, il n’y a même pas de service. On compte seulement 5 centres interdisciplinaires de la douleur pour enfants, laissant la majorité des enfants canadiens sans accès à des soins exemplaires contre la douleur9. Les vétérinaires reçoivent 5 fois plus de formation en médecine de la douleur que les médecins. Ce manque de formation, combiné à l’accès insuffisant à des services interdisciplinaires de consultation pour leurs patients, laisse les médecins de famille incertains quant aux dosages et aux types d’analgésiques à prescrire, et presque sans ressources pour aider leurs patients9.
Information inadéquate
Il est raisonnable de penser que l’usage abusif des opioïdes d’ordonnance augmente au Canada; par ailleurs, nous ne connaissons actuellement pas l’ampleur exacte du problème. Une récente étude révélait qu’il y avait une hausse du nombre d’admissions à des traitements liés aux opioïdes d’ordonnance dans les services de désintoxication financés par le secteur public en Ontario11. D’autre part, selon la récente Enquête de surveillance canadienne de la consommation d’alcool et de drogues, si 22 % des répondants ont signalé avoir utilisé des opioïdes d’ordonnance durant l’année précédente, seulement 0,5 % d’entre eux ont dit l’avoir fait à des fins non médicales durant la même période12. Par contre, ces statistiques pourraient être considérablement sous-estimées en raison de la définition limitée de l’usage non médical utilisée dans l’enquête et il faudra une étude plus approfondie. L’étude multicentrique canadienne de cohortes sur les utilisateurs illicites d’opioïdes et d’autres drogues (OPICAN) a documenté que l’usage de l’héroïne avait baissé considérablement entre 2001 et 2005 (P < ,001), tandis que l’usage des opioïdes d’ordonnance avait augmenté dans la plupart des centres à l’étude, ce qui laisse croire que les toxicomanes ont adopté les opioïdes d’ordonnance au lieu des drogues illicites traditionnelles de la rue13. On a fait valoir que cette situation pourrait avoir des avantages sur le plan de la santé publique14. Il y a clairement de nombreuses variables dont il faut tenir compte pour déterminer l’ampleur exacte et les détails de l’usage abusif d’opioïdes au Canada en général et dans les populations à risque concernées. Nous avons besoin de plus de renseignements pour trouver des réponses et des solutions appropriées4.
Éviter un traitement insuffisant
Même si le taux d’utilisation des opioïdes d’ordonnance au Canada compte parmi les plus élevés au monde, l’usage abusif ne va pas disparaître en réduisant universellement l’accès à ces médicaments ou en imposant une règlementation excessive aux médecins de famille. Les opioïdes d’ordonnance sont parmi les outils médicaux les plus efficaces à notre disposition pour traiter la douleur de modérée à grave, et ils doivent demeurer disponibles et accessibles pour de tels problèmes. Une collaboration consensuelle regroupant des médecins spécialistes du traitement de la douleur et de la désintoxication a élaboré des lignes directrices canadiennes sur l’utilisation sécuritaire et efficace des opioïdes pour la douleur d’origine non cancéreuse. Ce guide de pratique attire l’attention sur la nécessité d’une dose d’opioïde quotidienne «sous vigilance» pour la douleur non cancéreuse et donne des conseils sur l’utilisation sécuritaire des opioïdes pour traiter la douleur chez les patients non cancéreux15. Bien qu’il y aurait peut-être lieu de chercher à réduire l’usage des opioïdes pour les douleurs non sévères, la possibilité d’une dépendance ne devrait pas constituer une barrière catégorique à leur utilisation.
En définitive, nous avons besoin de plus de renseignements sur les déterminants, les caractéristiques et les résultats de l’usage abusif des opioïdes d’ordonnance au Canada. Une fois cette information disponible, il sera possible d’élaborer des stratégies et des interventions pour gérer la situation. Entre-temps, les données scientifiques corroborent que nous avons une épidémie grandissante de douleurs non traitées adéquatement au Canada et nous avons besoin d’une stratégie nationale qui vise à réduire la douleur, notamment en insistant sur les thérapies, les approches non pharmacologiques, l’éducation et la recherche9. Il ne faut pas régler le problème de l’usage abusif d’opioïdes d’ordonnance par des mesures qui empêchent de régler celui de la douleur insuffisamment traitée au Canada ou qui l’aggravent.
Footnotes
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
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This article is also in English on page 1241.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré.
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