Léo avait 90 ans lorsque sa Jeannette mourut subitement. Après l’enterrement, ses enfants lui expliquèrent qu’il ne pouvait rester seul à la maison vu qu’il n’était plus autonome et perdait la mémoire. Léo ne voulait pas être placé dans un centre pour «petits vieux». Ses enfants insistèrent, c’était pour son bien, disaient-ils! Léo a alors résolu la situation: il prit une corde et alla se pendre dans le garage.
Gabriel fréquentait un Collège renommé. Lorsqu’il fut surpris à consommer de la drogue, on le convoqua ainsi que ses parents chez le directeur. Dans cet établissement huppé, les règles étaient claires: quiconque était pris en possession de drogue était immédiatement renvoyé. Gabriel s’en retourna chercher ses effets à sa chambre et profitant qu’il était seul, alla se tuer. Il avait 17 ans.
Chaque année, plus de 3500 canadiens s’enlèvent la vie1. Ce nombre demeure considérable si on le compare à celui des décès du cancer du colon ou du cancer du sein, lesquels constituent pourtant les principales causes de mortalité par cancer. Ainsi en 2007, 3611 sont mortes d’un suicide, alors que 7662 décédaient du cancer du colon et 5105 du cancer du sein2. De fait, parmi les principales causes de décès, celles attribuables aux «lésions auto-infligées» arrivent au 7ième rang juste après le cancer et les maladies cardiaques2. De plus, constatation troublante, la plupart de ceux qui se suicident sont des hommes adultes ayant le plus souvent entre 15 à 64 ans.
Face à tel hécatombe, quiconque serait en droit de se demander: que fait le médecin de famille pour contrer ce phénomène? Procède-il à un dépistage systématique comme il le fait pour tant d’autres maladies? Pas que je sache. Applique-t-il un programme de prévention? Pas davantage.
Par contre, une chose est sûre, si le médecin de famille ne semble pas se soucier outre-mesure de prévenir, ni de dépister le suicide, il ne se gêne pas pour prescrire allégrement. Il suffit de parcourir les rapports de coroners sur les circonstances entourant la mort des personnes qui se suicident pour s’en convaincre3. La plupart des personnes qui se sont tuées au cours des dernières années avaient pris diverses substances pour parvenir à leur fin. À l’autopsie, on trouve souvent la présence d’alcool et d’autres drogues, mais aussi de benzodiazépines et d’hypnotiques, de psychotropes et de neuroleptiques, et bien d’autres. Évidemment, il faut du courage—de la détérmination—pour franchir par soi-même la Grande Porte. Et tous n’ont pas le privilège comme Socrate d’avoir la ciguë à portée de la main. Or, où croyez-vous qu’ils aient obtenu tous ces médicaments? Certainement pas sans la prescription d’un médecin bienveillant, psychiatre ou médecin de famille!
L’autre intervention possible pour le médecin de famille confronté à un homme suicidaire est, outre la psychothérapie et la pharmacothérapie, de le mettre en garde préventive. En effet, diverses lois autorisent un médecin à garder une personne contre son propre gré s’il a des motifs sérieux de croire qu’elle représente un danger pour elle-même ou pour autrui4,5. On conviendra qu’une personne activement suicidaire répond tout à fait à cette définition. Or, cette perspective risque de dissuader plus d’un homme aux prises avec des idéations suicidaires. Considérant que beaucoup n’ont pas de médecin de famille ou ne les consultent qu’au besoin, déjà aussi que la plupart ont de la difficulté à exprimer leurs émotions et à reconnaître leur détresse psychologique comme le fait valoir Ogrodniczuk et al dans ces pages (page e39 and e74)6,7, la possibilité d’être gardés contre leur propre gré, même pour «leur bien», n’a certainement rien pour les rassurer.
Je ne sais pas si Léo et Gabriel avaient un médecin de famille au moment de poser leur geste, mais je doute que la perspective d’aller en consulter un leur ait même effleuré l’esprit à ce moment-là. Aussi bien partir seul et en silence comme l’ont fait les quelques 2717 hommes qui sont partis en 2007.
Tout compte fait, peut-être qu’à titre de médecin de famille ne pouvons-nous pas accomplir plus que ce que nous faisons déjà pour tous les Léo et Gabriel de la terre qui décident un jour d’en finir? Être là, écouter, tenter d’aider. Toutefois, il convient de rappeler que la plupart des personnes s’étant suicidées avaient déjà consulté un médecin dans les semaines précédant leur geste8–10.
Footnotes
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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Les opinions exprimées sont celles de l’auteur. Leur publication ne signifie pas qu’elles sont sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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