Le «curriculum caché» désigne l’éducation médicale qui va au-delà de la simple transmission du savoir et des habiletés; c’est aussi un processus de socialisation. Volontairement ou non, les normes et les valeurs transmises aux futurs médecins contredisent souvent les messages officiels du cursus déclaré2. Le curriculum caché, c’est ce qui est enseigné implicitement par l’exemple, au jour le jour, et non pas l’enseignement explicite donné dans des cours, des séances scientifiques et des séminaires3. Je me rends de plus en plus compte que pour nous, qui sommes impliqués dans la formation en médecine familiale, il passe inaperçu.
Nous enseignons que la médecine familiale et les soins à l’ensemble de la personne sont essentiels, mais le curriculum caché continue de dénigrer la médecine familiale et de glorifier la surspécialisation, laissant entendre que les meilleurs et les plus brillants deviennent spécialistes. J’ai récemment demandé à de nouveaux résidents en médecine familiale quelle avait été leur expérience de ce curriculum caché. Une résidente se rappelait qu’on lui avait dit que la médecine familiale était «un gaspillage de son intelligence». Un autre s’est fait rassuréer qu’il n’aurait pas à savoir la réponse à une question en psychiatrie puisqu’il allait «juste être médecin de famille». Une troisième a mentionné avoir répondu aux questions concernant ses plans de carrière qu’elle laissait toutes ses options ouvertes pour ne pas avoir à subir les commentaires négatifs des médecins traitants et de ses collègues si elle répondait la médecine familiale. En dépit de la reconnaissance généralisée de l’importance des soins primaires, de tels messages continuent d’être transmis dans les facultés de médecine canadiennes.
Priorités en concurrence
Le curriculum caché ne se limite pas au choix de spécialité. Il nous attaque aussi en tant que professionnels respectueux de l’éthique et attentionnés. La collégialité, les soins centrés sur le patient et la pratique éthique passent souvent bien après le savoir factuel ou sont mis de côté par les réalités pratiques.
Lorsque les étudiants passent du niveau prédoctoral au niveau postdoctoral de la formation médicale, toutes les transformations ne sont pas positives. D’abord ouverts d’esprit, les étudiants développent un obtus; intellectuellement curieux, ils en viennent à se concentrer étroitement sur les faits; ils vont de l’empathie au détachement émotionnel, de l’idéalisme au cynisme et, souvent, de la courtoisie et de la compassion à l’arrogance et à l’irritabilité. Cette érosion de l’empathie et la «victoire sur la vertu»4 sont à maintes reprises documentées dans les études sur les médecins en formation4–8. Feudtner et ses collaborateurs, dans leur sondage sur l’érosion de l’éthique auprès des stagiaires cliniques, ont constaté que 98 % des étudiants avaient entendu des médecins parler de leurs patients de manière désobligeante, 61 % avaient été témoins de ce qu’ils jugeaient être un comportement contraire à l’éthique de la part d’autres membres de l’équipe médicale, 67 % se sentaient mal ou coupables à propos d’un geste commis en tant que stagiaires cliniques et 62 % croyaient que certains de leurs principes en matière d’éthique s’étaient érodés ou perdus5,9. Voici quelques exemples des gestes mentionnés: faire semblant d’examiner un patient ou inventer les signes vitaux, ignorer la contamination, obtenir un consentement éclairé sans bien connaître l’intervention en question, ne pas divulguer des résultats au patient ou procéder à des interventions inutiles pour acquérir de l’expérience9. Nous avons tous nos propres exemples.
Le cursus formel insiste sur la pratique interdisciplinaire, la collégialité et les soins centrés sur le patient. Les tensions interpersonnelles et les regards exaspérés peuvent subvertir le discours formel préconisant la collégialité. La promotion du travail en équipe interdisciplinaire contraste avec la hiérarchie de nos établissements. La hiérarchie et la convenance universitaires, et non pas le patient, sont au centre de la formation médicale. Les moqueries désinvoltes à propos du poids, de la pauvreté ou de l’ethnicité d’un patient peuvent se juxtaposer aux exposés sur la sensibilité et la compétence culturelles. L’endossement verbal de «l’importance de la dynamique familiale» est souvent miné par le médecin qui veut immédiatement en arriver «au point important» ou qui quitte toujours l’étage avant que la famille puisse lui poser des questions. Nous voyons tous des médecins tourner en dérision les infirmières ou les autres professionnels de la santé, «laisser tomber» des patients, enfreindre les règles de la confidentialité, ignorer les règlements, utiliser un langage inconvenant ou faire preuve de leur incapacité de travailler efficacement avec les autres. La hiérarchie des pouvoirs protège souvent de tels comportements ou les accepte en échange de l’efficacité ou de la productivité. Bon nombre d’entre nous ne portent pas attention ou hochent simplement la tête et continuent leur chemin. Selon un récent sondage auprès de 1 900 médecins, seulement 64 % croyaient qu’ils dénonceraient un collègue incompétent ou aux capacités sévèrement affaiblies10. Un tiers des médecins ne le feraient pas, en raison de l’impuissance à faire changer la situation, de l’absence de responsabilité ou de la crainte de représailles10. Durant leurs études, les étudiants peuvent identifier les qualités d’un médecin exceptionnel, mais en réalité, ils sont souvent plus impressionnés par les responsabilités ou le statut que par des caractéristiques «exceptionnelles»11.
Influence des leçons informelles
Les apprenants peuvent confrondre le professionnalisme et la bonne entente avec les supérieurs, et le fait de ne pas faire de vagues, d’être subordonné ou de demeurer «flexible». Arriver à l’heure, terminer sa charge de travail et ne pas dévoiler des erreurs mineures reçoivent souvent plus de reconnaissance qu’adhérer aux valeurs professionnelles déclarées ou aux soins centrés sur le patient12. Les jeunes médecins peuvent devenir des caméléons sur le plan de l’éthique, en se redéfinissant lentement comme des techniciens primaires, en amenuisant l’identité professionnelle et en rejetant le professionnalisme explicite au profit du détachement professionnel. Lempp et Seale documentent les effets du curriculum caché, notamment la perte de l’idéalisme, l’adoption d’une identité professionnelle faite de rituels, la neutralisation émotionnelle, le changement de l’intégrité éthique et l’acceptation de la hiérarchie8. Ce puissant courant peut changer même les plus confiants et les plus altruistes. Même quand les résidents en sont conscients, un sentiment de futilité ou de crainte de la confrontation leur fait garder le silence13.
Une bonne partie de cette socialisation se produit dans les corridors et les salles de garde, en dehors des milieux d’enseignement formel, mais elle est considérée comme une «connaissance qui colle»14, plus facile à retenir que le cursus formel explicite. Chaque mot prononcé, chaque geste posé ou omis, chaque blague, chaque silence, chaque exaspération3 imprègne des valeurs que nous n’avons peut-être jamais souhaité impartir. Les médecins traitants servent de modèles aux résidents qui servent de modèles aux étudiants en médecine et ainsi de suite9. Cet effet de domino explique peut-être pourquoi les changements au cursus formel n’obtiennent pas toujours les résultats escomptés. De nombreuses réformes n’apportent pas de changements véritables, parce que les expériences au quotidien ont plus d’influence que le contenu du cursus. Par conséquent, nous reproduisons la présomption du professionnalisme sur la base du statut institutionnel plutôt que sur le comportement individuel.
Il est déplorable que les pressions sur les effectifs et les ressources dans le système de santé exacerbent ces tendances, tout comme notre propre sentiment du «tout nous est dû» en raison des rigueurs et des exigences de la formation et de la pratique médicales. Les situations de travail intenables favorisent effectivement l’érosion des normes d’éthique, mais l’élitisme et le bon droit professionnels ne sont pas la solution.
Le professionnalisme est une compétence essentielle. La plupart des poursuites contre des médecins portent sur des manquements au professionnalisme plutôt que sur l’incompétence15. Les comportements troublants durant les études de médecine persistent et sont associés à des actions disciplinaires subséquentes par les ordres professionnels15. Pourtant, le manque de professionnalisme chez les apprenants est habituellement passé sous silence ou fait l’objet d’une rétroaction«qui s’évapore»16, de commentaires si faibles, fades ou vagues qu’ils n’ont aucun effet. Il est difficile de confronter les échecs professionnels chez nos étudiants. Nous avons souvent de la difficulté à recueillir des renseignements à cet égard et nous résistons à l’idée d’évaluer les comportements gênants des étudiants par crainte d’accusations de subjectivité et même de poursuites. Cette crainte contribue à la réussite du curriculum caché.
Certaines caractéristiques contribuent à «immuniser» les étudiants contre le curriculum caché: être plus âgé et avoir plus de maturité, avoir eu antérieurement une carrière ou un projet de vie; être une femme; avoir des engagements en dehors de la médecine; avoir un modèle fortement centré sur le patient; ou avoir une orientation en médecine familiale, en soins primaires ou comme généraliste7. Toutefois, nous continuons de privilégier les aspects cognitifs dans le processus d’admission et nous considérons la compétence clinique comme une vertu centrale chez un médecin au détriment de la formation du caractère professionnel et de la réflexion éthique. De plus, l’immunisation n’est que partielle et l’immunité s’atténue avec une exposition prolongée au curriculum caché dans la «vraie vie». Les bonnes plantes ont besoin de nourriture sinon elles flétrissent. De longues heures, des exigences intenses et conflictuelles, le manque de soutien émotionnel et des rôles médiocres à imiter comptent parmi nos défoliants.
Ce qui doit changer
Le changement individuel exige aussi un changement organisationnel dans les politiques des établissements qui soutiennent le curriculum caché. L’attribution des ressources reflète les véritables valeurs d’un établissement. Reconnaissons-nous les subventions de recherche obtenues ou l’incarnation de rôles exemplaires auprès des étudiants? Les outils d’évaluation et les lignes directrices sur l’agrément peuvent aussi faciliter le curriculum caché s’ils encouragent les professeurs de médecine à éviter de faire face aux problèmes de professionnalisme pour faire plaisir aux étudiants ou les recruter.
Nous devons briser le silence et remettre en question les comportements qui ne sont pas conformes aux normes de professionnalisme et aux exigences sur le plan de l’éthique. Nous devons discuter ouvertement du curriculum caché et de ses messages, et aspirer à donner l’exemple de messages différents. Il faut discuter de questions telles que les erreurs médicales, la surspécialisation et la fragmentation des soins, les collègues criticables, le manque de respect interprofessionnel, l’expérience de la maladie, la franchise, les préjudices dans les soins aux patients par conviction personnelle, la dynamique du pouvoir et la hiérarchie en médecine. Nous devons minimiser les horaires brefs et déconnectés de formation clinique pour maximiser les expériences longitudinales dont on sait qu’elles préservent les attitudes centrées sur le patient. Nous devons mettre en évidence la valeur du généralisme, de la continuité, des relations constantes et de la connaissance des patients et des collègues, et d’une mission commune. Nous avons besoin de plus d’insistance sur le professionnalisme et les façons de l’évaluer en action.
Nous sommes parfois inconscients du curriculum caché mais, même lorsque nous en sommes conscients, nous restons silencieux ou peu enclins à agir. Nous avons besoin d’un franc dialogue avec les étudiants et les résidents et entre nous au sujet de l’expérience vécue d’une carrière en médecine en tant que la lutte difficile qu’elle est bien souvent; des défis de vivre à la hauteur des idéaux déclarés de notre profession; des dangers de l’expertise technologique sans se soucier des relations humaines; des conflits d’intérêts et des problèmes professionnels délicats de réagir devant des collègues qui manquent de professionnalisme; et des comportements qui mettent en danger les patients. Nous devons ajouter «d’abord, ne pas se taire» (Primum non tacere)17 à «d’abord, ne pas nuire» comme serments à respecter et nous devons insister auprès de nos étudiants que ce qu’ils sont en tant que médecins importe tout autant que ce qu’ils savent. Ainsi, nous bâtirons la résistance au curriculum caché et nous reconquerrons notre authenticité en tant que généralistes dignes de confiance dont le savoir est rattaché aux valeurs auxquelles nous croyons vraiment, que nous incarnons et que nous reproduisons.
Footnotes
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This article is also in English on page 983.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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