Après le cancer de la peau, le cancer du sein est la forme de cancer la plus répandue et la deuxième cause de mortalité chez les Canadiennes1. En 2010, le nombre estimé de nouveaux cas de cancer du sein est de 23 200 chez les Canadiennes de tout âge, dont 4450 chez les moins de 50 ans et 6600 chez les 70 ans et plus. Bien que ce cancer touche surtout les femmes de 50 à 69 ans, près de la moitié des nouveaux cas surviennent chez des femmes ne faisant pas partie du groupe visé par le dépistage systématique1.
Les programmes de dépistage du cancer du sein au Canada visant les femmes de 50 à 69 ans semblent semer de la confusion vis-à-vis du dépistage opportuniste dans les groupes non ciblés. Chez les femmes de 70 ans et plus, plusieurs études ont montré que le cancer du sein est diagnostiqué à un stade plus avancé comparativement aux plus jeunes2,3. La détection précoce du cancer du sein chez ces femmes permettrait non seulement une amélioration des chances de survie4, mais aussi un traitement moins mutilant5. Chez les femmes de moins de 50 ans, le cancer du sein est moins fréquent, mais plus agressif, souvent diagnostiqué à un stade avancé6 et associé à des mutations génétiques.
Les études sur les pratiques de dépistage du cancer du sein chez les femmes de 40 à 49 ans sont surtout américaines, parce que la US Preventive Services Task Force de 20027 recommandait la mammographie dès 40 ans8–13. Selon ces études, les médecins suivent moins les recommandations pour les femmes de 40 à 49 ans que celles pour les plus âgées13,14. Au Québec, toutes les études15–18 sauf une14 concernaient le dépistage systématique (50 à 69 ans).
Les recommandations concernant les limites d’âge au dépistage du cancer du sein (encadré 1)19–23 ne sont pas unanimes, ce qui sème la confusion.
Plusieurs recherches ont étudié les déterminants de la pratique médicale relativement au dépistage du cancer du sein. Les déterminants liés aux caractéristiques du médecin influençant favorablement cette pratique sont: le jeune âge24,25, le sexe féminin9,11,12,15,26, l’attitude positive envers la mammographie et la croyance en son efficacité24,27, la pratique gynécologique8,24,27,28 et les bonnes connaissances en prévention10,15,27. Les caractéristiques du milieu de pratique comme la pratique de groupe9, le milieu urbain25 et universitaire29 et le faible volume de patientes vues15 influencent aussi favorablement ce dépistage. Enfin, certaines caractéristiques des patientes influencent le médecin dans cette pratique, telles que la motivation de la femme pour la mammographie, son adhérence à la recommandation et ses antécédents familiaux positifs de cancer du sein10.
Encadré 1. Recommandations concernant les limites d’âge au dépistage du cancer du sein
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La US Preventive Services Task Force de 2009 recommande la mammographie pour les femmes de 50 à 74 ans19 alors que la recommandation canadienne concerne les femmes de 50 à 69 ans20.
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L’American Geriatrics Society Clinical Practice Committee 2005 recommande de continuer le dépistage par mammographie jusqu’à l’âge de 85 ans selon l’état de santé21.
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La National Comprehensive Cancer Network de 2009 ne précise pas de limite supérieure d’âge mais préconise de débuter le dépistage dès 40 ans22.
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Quant au dépistage génétique, actuellement, il n’y a pas de critères de référence standardisés23.
La recommandation du médecin étant le facteur qui influence le plus la femme dans sa décision de passer une mammographie30, il est important de connaître les pratiques des médecins de première ligne.
C’est pourquoi notre étude vise à décrire les pratiques des médecins concernant le dépistage opportuniste du cancer du sein chez les femmes de 35 à 49 ans et de 70 ans et plus et à identifier les déterminants associés aux pratiques de la prescription de la mammographie.
MÉTHODOLOGIE
Une enquête postale fut envoyée à un échantillon aléatoire simple de 1400 omnipraticiens québécois. L’échantillon a été constitué à partir de la liste de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) regroupant l’ensemble des 8452 omnipraticiens en exercice au Québec en 2009. Les médecins avec pratique clinique active et dont la clientèle comprenait des femmes de 35 ans et plus ont été inclus.
Un questionnaire anonyme et auto-administré a été élaboré en français à partir de questionnaires utilisés dans des études similaires14,31–33. Ce questionnaire a été validé auprès d’experts et prétesté auprès de 10 omnipraticiens. Les variables abordées étaient inspirées du modèle de Walsh et McPhee (1992)34. Les variables descriptives concernaient les pratiques de dépistage du cancer du sein (la révision des antécédents familiaux de cancer du sein, l’enseignement de l’auto-examen des seins [AES], l’examen clinique des seins [ECS], la prescription de la mammographie et la référence à la consultation génétique) chez 4 types de clientèle (femmes de 35 à 49 ans avec ou sans facteurs de risque [FR] et femmes de 70 ans et plus avec ou sans une bonne espérance de vie [BEV = 5 ans et plus]). Pour la référence en consultation génétique, le groupe des 35 à 49 ans avec FR a été divisé en deux groupes: avec FR familiaux ou non familiaux. Les variables dépendantes correspondaient à la practique de prescription de la mammographie et les autres variables concernaient les caractéristiques du médecin et celles des patientes, ainsi que les facteurs organisationnels ou situationnels (tableau 1).
Liste des variables indépendantes et de contrôle
Le questionnaire a été envoyé en novembre 2009, accompagné d’une lettre d’appui du président de la FMOQ. Un incitatif scientifique (résumé des recommandations de dépistage du cancer du sein) était proposé à tous les participants. Deux rappels furent envoyés selon la méthode proposée par Dillman 2007 (adaptée)35.
Cette étude a été approuvée par le Comité d’éthique de la recherche de l’Hôpital Charles LeMoyne à Longueuil, Québec.
Analyses statistiques
Les analyses ont été faites avec SAS et SPSS version 17. Des analyses descriptives ont permis de décrire le profil et les pratiques des médecins. Des analyses bivariées ont été conduites entre les variables dépendantes et les différentes variables indépendantes. Des tests de rho de Spearman, de Tau-B de Kendall, de Wilcoxon, de Mann-Whitney et de Kruskal-Wallis ont été utilisés à cause de la non-normalité des distributions.
La variable dépendante, la fréquence de la prescription de la mammographie, ayant des réponses sous forme d’échelle de Likert (jamais, parfois, sou-vent, toujours), a été considérée comme une variable continue pour constituer un score de 1 à 4. Le score de 1 correspondait à la pratique non souhaitée et le score de 4 correspondait à la pratique optimale, selon les recommandations existantes et l’avis d’experts (tableau 2)19,21,22,36,37. Ce score est présenté selon les 4 types de clientèle. Un score global de prescription de la mammographie (variant de 4 à 16) pour toutes les femmes, peu importe leur âge ou facteurs de risque, a aussi été développé en additionnant chacun des scores. La pratique de dépistage jugée adéquate (tableau 2) a été définie comme suit: chez les jeunes femmes sans FR, l’enseignement de l’AES et la mammographie ne sont pas indiqués. Chez celles de 70 ans et plus avec BEV, seulement l’ECS et la mammographie sont indiqués. Chez les femmes de 35 à 49 ans avec FR, toutes les pratiques de dépistage du cancer du sein sont recommandées alors que chez les 70 ans et plus sans BEV, aucune pratique n’est indiquée. Certaines variables indépendantes ont également été transformées en score: attitude, croyances en l’efficacité de la mammographie, support des pairs, habiletés de dépistage, barrières et connaissance des recommandations et de la problématique. Ces scores ont été appuyés par des analyses factorielles.
Critères utilisés pour déterminer la pratique jugée adéquate de dépistage du cancer du sein, pour certaines catégories de risque
Finalement, des analyses multivariées ont été conduites entre la variable dépendante et les variables indépendantes significatives en bivarié pour chaque type de clientèle. Deux variables de confusion ont été intégrées dans les modèles, soit l’âge et le sexe du médecin. Trois modèles de régression linéaire multiple (respectant les conditions d’homoscédasticité de normalité et de linéarité) et 2 modèles de régression logistique (car les a priori de la régression linéaire n’étaient pas respectés) ont été développés. Le seuil alpha était de ,05.
RÉSULTATS
Le taux de réponse a été de 36 % (460/1279); 121 exclus pour retraite ou pratique incompatible. La majorité des participants sont âgés de 40 ans et plus (78 %), ont au moins 10 années de pratique (80 %) et un peu plus de la moitié sont de sexe féminin (tableau 3). Pour ces 3 caractéristiques, à l’exception de l’âge, les participants étaient semblables à l’échantillon de départ. Les participants ne différaient pas de la population FMOQ; toutefois, cette dernière différait de l’échantillon pour l’âge et les années de pratique (tableau 4).
Caractéristiques des participants
Comparaison des caractéristiques des participants admissibles à l’échantillon de départ et à la population FMoQ
Pour les femmes de 35 à 49 ans, plus de 80 % des médecins rapportaient faire la pratique jugée adéquate sauf pour l’enseignement de l’AES et la référence en consultation génétique où les proportions étaient plus faibles (60 % et 54 %). Pour les femmes de 70 ans et plus avec BEV, seulement 50 % des omnipraticiens prescrivaient la mammographie de dépistage alors que, pour les 70 ans et plus sans BEV où le dépistage n’est pas indiqué, près de la moitié des médecins continuaient à faire l’ECS et plus du tiers continuaient à réviser les antécédents familiaux (tableaux 5 et 6).
Fréquences des pratiques auto-rapportées des médecins concernant le dépistage du cancer du sein selon les différentes catégories de risque chez les femmes asymptomatiques de différents groupes d’âges
Fréquences des pratiques auto-rapportées des médecins concernant la référence en consultation génétique du cancer du sein selon les catégories de risque chez les femmes asymptomatiques de différents groupes d’âges
Les déterminants de la pratique de prescription de la mammographie jugée adéquate sont: l’attitude favorable au dépistage, les habiletés de dépistage, le support des pairs, la croyance en l’efficacité de la mammographie, les connaissances adéquates de la problématique et des recommandations, le nombre élevé de patientes vues dans le milieu de pratique et le nombre élevé de femmes de 35 à 49 ans vues pour un examen médical périodique (tableaux 7 et 8).
Déterminants de pratique de prescription de mammographie chez les femmes de 35 à 49 ans sans facteur de risque (FR), celles de 70 ans et plus avec une bonne espérance de vie (BEv) et celles de tout âge (corrélation et régression linéaire multiple)
Déterminants de la pratique de prescription de mammographie chez les femmes de 35–49 ans avec facteur de risque et celles de 70 ans et plus sans une bonne espérance de vie (corrélation et régression logistique)
DISCUSSION
À notre connaissance, il s’agit de la première étude canadienne à explorer les pratiques et les déterminants de pratique de dépistage du cancer du sein pour les femmes de 35 à 49 ans avec et sans FR et les femmes de 70 ans et plus avec et sans BEV. Il s’agit de groupes de femmes pour lesquels les recommandations ne sont pas toujours claires, laissant les médecins perplexes quant à la pratique à adopter.
Pour les pratiques de dépistage chez les femmes de 35 à 49 ans, plus de 80 % des médecins rapportent faire la pratique jugée adéquate. Cependant, l’enseignement de l’AES pose un problème. Pour les femmes sans FR, 38 % des médecins continuent à le faire, bien qu’il ne soit pas recommandé19,36,37. Pour celles avec FR, près de 40 % des médecins ne font pas cette pratique alors qu’elle est souhaitable, selon l’avis d’experts. Ces résultats ne sont pas étonnants, car certains médecins se disent inconfortables faces à l’information contradictoire qui circule sur l’enseignement de l’AES18. De plus, seulement 54 % des médecins réfèrent ces femmes en consultation génétique en présence de FR familiaux alors qu’il est recommandé de le faire23.
Chez les femmes de 70 ans et plus avec BEV, seulement 50 % des médecins prescrivent la mammographie de dépistage. Ce résultat est attendu car les recommandations sont divergentes quant à la limite supérieure d’âge. Par contre, il existe un consensus pour limiter le dépistage aux femmes avec espérance de vie supérieure à 5 ans5, et c’est la raison pour laquelle le dépistage n’est pas indiqué chez les 70 ans et plus sans BEV. Dans notre étude, plusieurs médecins continuent malgré tout à faire l’ECS et à réviser les AF dans ce dernier groupe.
Bien que la plupart des études évaluent les déterminants des pratiques de dépistage du cancer du sein des médecins pour les femmes de 50 à 69 ans, nos résultats concernant les déterminants pour les pratiques envers les femmes plus jeunes et plus âgées sont en accord avec la littérature. Ainsi, l’attitude favorable au dépistage27, le support des pairs34, la croyance en l’efficacité de la mammographie24,27, ainsi que la connaissance des recommandations et de la problématique du dépistage du cancer du sein10,15,27 sont des prédicteurs de la prescription de la mammographie. Nos résultats montrent, en plus, que les habiletés de dépistage le sont également. Ainsi, les médecins qui se sentent habiles à faire le dépistage prescrivent plus la mammographie, même lorsqu’elle n’est pas indiquée.
Limites de l’étude
La limite principale de notre étude est son taux de réponse; les médecins font partie d’une population qui répond peu aux sondages. Les taux dans la littérature pour des enquêtes sur le même sujet étaient semblables, variant de 20 % à 55 %8,9,25–27,29. Un biais de sélection lié à la non réponse est alors possible malgré la relative comparabilité des participants à la population FMOQ et à l’échantillon de départ.
La deuxième limite est qu’il s’agit de pratiques auto-rapportées qui peuvent surestimer les pratiques réelles15,25. Cette surestimation peut aussi concerner certains déterminants comme l’attitude, les habiletés et les connaissances. Un biais de désirabilité est donc possible bien que l’anonymat ait pu en diminuer l’impact. Pour minimiser le biais de mémoire, nous avons utilisé des délais courts dans le questionnaire. Enfin, la revue de la littérature a permis d’identifier les facteurs de confusion pour lesquels les analyses multivariées ont été ajustées.
L’échantillon aléatoire simple permet la généralisation des résultats à l’ensemble des omnipraticiens du Québec, et la relative comparabilité des participants, autant à l’échantillon qu’à la population FMOQ, est un élément rassurant.
Conclusion
Les taux de mortalité par cancer du sein ont chuté de façon significative depuis 25 ans grâce à l’amélioration des traitements et aux programmes de dépistage. Cependant, il reste beaucoup de chemin à faire. Porter plus d’attention aux femmes de moins de 50 ans à risque et aux femmes de plus de 70 ans en bonne santé représente une piste d’action importante puisque le cancer du sein dans ces populations représente un fardeau non négligeable et que des solutions concrètes s’offrent aux médecins. Pour les jeunes femmes à risque, on doit faire l’enseignement de l’AES, faire l’ECS, prescrire la mammographie de dépistage et, s’il y a lieu, référer en consultation génétique. Pour les femmes plus âgées en bonne santé, l’ECS et la prescription de la mammographie sont pertinents. Pour améliorer ces pratiques, il faudrait agir sur les attitudes et les habiletés des médecins et diffuser des recommandations plus claires.
Acknowledgments
Nous remercions l’équipe du PQDCS de la Montérégie et Mme Nathalie Bernier pour leur collaboration à la réalisation de cette étude. Nous tenons à remercier aussi la FMOQ pour son appui, les omnipraticiens pour leur participation et la direction de la santé publique de la Montérégie pour le financement du projet.
Notes
POINTS DE REPÈRE DU RÉDACTEUR
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On a beaucoup insisté sur le dépistage systématique du cancer du sein des femmes de 50 à 69 ans mais le dépistage opportuniste chez certaines femmes hors de ce groupe est aussi important et nécessite des améliorations.
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Les messages et les recommandations doivent être clairs.
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L’enseignement de l’auto-examen des seins et la référence en consultation génétique chez les femmes jeunes avec facteurs de risque ainsi que la prescription de la mammographie chez les femmes de 70 ans et plus ayant une bonne espérance de vie sont à encourager.
Footnotes
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
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The English translation of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the January 2012 issue on page e47.
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Collaborateurs
Conception de l’étude: Kadaoui, Guay, Baron; acquisition des données: Kadaoui, St-Cerny; analyse et interprétation des données: Kadaoui, Guay, Baron, Lemaire; rédaction de l’article: Kadaoui, Guay, Baron; révision de l’article: Kadaoui, Guay, Baron, St-Cerny, Lemaire; approbation finale de la version destinée à la publication: Kadaoui, Guay, Baron, St-Cerny, Lemaire.
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Intérêts Concurrents
Aucun déclaré
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