
Elle avait à peine 25 ans et étudiait en sciences infirmières lorsqu’elle est devenue ma patiente. À son arrivée au Canada, quelques années auparavant, on avait découvert qu’elle était séropositive pour le VIH. Sa famille était restée en Afrique et elle survivait en ville de ses propres moyens. Je me souviens d’elle: douce et calme, avec un petit accent, presqu’un peu craintive quand je l’ai vue. J’avais l’impression qu’elle se demandait pourquoi je l’aidais, sans rien demander en retour. Comme si jamais personne n’avait pris soin d’elle et que c’était tout nouveau pour elle. Elle semblait presqu’un peu paranoïaque.
Ça a pris du temps, mais elle s’est familiarisée avec moi… et moi, avec elle. Elle a commencé à me regarder plus souvent dans les yeux. Plus ça se produisait, plus j’y voyais quelque chose. Elle avait quelque chose de triste dans les yeux. Non, elle n’était pas déprimée. Je pense que ses yeux avaient vu des choses que jamais je n’aurais pu imaginer dans mes 33 ans de vie. Elle m’a dit un jour que beaucoup de gens autour d’elle en Afrique «en» mouraient. «Vous voulez dire du VIH?» lui ai-je demandé. Elle ne pouvait jamais l’appeler par son nom. Comme lorsqu’on est en colère contre quelqu’un, on dit «cette personne» ou «elle», sans prononcer son vrai nom. J’ai eu l’impression, après quelques conversations, qu’elle croyait ne pas mériter de vivre si d’autres étaient morts.
Sa numération de lymphocytes T a baissé avec le temps et je lui ai suggéré de commencer à prendre des médicaments. Elle ne voulait rien savoir. Je me rappelais qu’à l’une de nos rencontres initiales, je lui avais expliqué à quoi s’attendre avec le temps: sa numération baisserait et nous aurions à la traiter avant que son système immunitaire en souffre, avant qu’elle souffre. Je crois me souvenir l’entendre dire qu’elle ne prendrait pas de médicaments, mais j’avais respectueusement ignoré sa déclaration. Je croyais que je saurais la convaincre, comme les autres, avec le temps, que les médicaments sont nécessaires. J’étais encore un peu naïf… et apparemment, j’avais tort.
Visite après visite, elle a refusé de commencer à prendre des antirétroviraux. Je lui ai expliqué du plus grand nombre de façons différentes possibles pourquoi il lui fallait commencer. J’ai essayé diverses techniques. Encore… et encore. J’ai même remis en question son aptitude à prendre une décision… mais c’était pousser trop loin. Elle savait ce qu’elle faisait.
Je me suis remis en question. Mon inexpérience. Après tout, je ne pratiquais les soins pour le VIH que depuis une couple d’années. Un collègue expérimenté m’a dit qu’il était normal, à un moment donné, d’apporter des certificats de décès quand il soignait ceux qui mouraient du VIH et du sida. Mais moi, j’ai commencé ma carrière quand de véritablement bons traitements bien tolérés existaient. Quand les patients vivaient, appréciaient la vie, survivaient. Les patients prenaient des médicaments, parfois à contrecœur, parfois de bon gré, la plupart du temps avec joie quand ils commençaient à se sentir mieux sur le plan physique. Puis, ils voyaient leur numération remonter la pente… et remarquaient que leur moral en faisait autant. Qu’est-ce que je faisais de mal avec cette patiente? Qu’ai-je dit? Qu’ai-je omis de dire? M’a-t-elle entendu?
Et puis, la maladie a progressé. Sa peau, auparavant si merveilleusement lisse et noire, avait l’air plus rude, parsemée d’acné, de couleur plus inégale. Elle a perdu du poids. Elle s’est affaiblie. Elle a contracté la pneumonie… quelques fois. Une fois, j’ai pensé pneumocystose… mais elle s’en est rétablie. Je l’ai convaincue de prendre des antibiotiques, mais ce fut une bataille. C’était une bataille de la convaincre de vivre. Je ne comprenais pas. Je croyais inhérent à tout le monde de vouloir vivre.
Puis un jour, j’avais une clinique en soirée. Il était tard. Je suis sûr que j’étais fatigué…enfin, je le blâme sur le compte de la fatigue. C’était ma dernière patiente de la journée. J’ai à nouveau tenté de la convaincre de prendre des médicaments. J’ai fait mon numéro gagnant d’optimisme, même si je savais qu’il ne me restait plus grand-chose en réserve. Et encore, elle a simplement refusé. Et puis, une autre bombe… elle m’a dit qu’elle quittait le Canada pour retourner dans son pays natal. Elle m’a dit «préférer mourir là-bas». Mon cœur s’est serré. Les larmes me sont montées aux yeux et je me suis retenu pour ne pas laisser les écluses s’échapper devant elle. J’avais échoué. Après son départ, la porte enfin close, je me suis mis la tête sur mon bureau… exaspéré. Je me sentais battu. Le sentiment que nous avions toutes ses choses pour l’aider à vivre… et… rien. À mon insu, elle était revenue et avait entrouvert la porte. Elle m’a vu dans un état dans lequel, selon moi, nos patients ne devraient jamais nous voir… sans espoir. De sa voix douce et calme qui, elle, n’a jamais changé, elle m’a dit: «Juste que vous le sachiez, je sais… je vous ai entendu. J’ai entendu chaque mot que vous m’avez dit. Tout. Tout le temps. Et je vous remercie d’avoir essayé. Ça n’a rien à voir avec vous… c’est avec moi». Elle est partie. Les écluses ont débordé.
Je n’aurais jamais cru entendre parler d’elle à nouveau. Il semblait que des années s’étaient écoulées, mais en fait, ce n’était que quelques mois après, j’ai reçu d’elle une carte postale. Elle était en Afrique, de retour auprès de sa famille, où elle voyait beaucoup de personnes dans son entourage mourir du même virus. Et, parce qu’ils mouraient, elle avait l’impression qu’elle ne méritait pas non plus de vivre.
La carte postale était petite. Elle ne pouvait pas en écrire bien long. Mais, ce n’était pas nécessaire. Elle a écrit qu’elle a éventuellement suivi une thérapie. De fait, elle a écrit «des médicaments contre le VIH». Elle l’écrivait enfin par son nom. Il y avait quelque chose de spécial dans son écriture, comme si je pouvais entendre les mots qu’elle écrivait sur le papier. La même voix douce, le petit accent. Encore calme, mais comme si elle souriait quand elle a écrit les mots. Ses yeux encore ravagés profondément par la mort, mais capables de voir le monde sous un nouvel angle. «Je vous entendais, écrivait-elle. Je vous ai compris.» Soudainement, je comprenais l’espoir.
Footnotes
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This article is also in English on page 68.
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