À prime abord, l’éducation axée sur le développement des compétences (EAC) ressemble beaucoup à celle fondée sur des objectifs, rendue populaire à partir des années 19501,2. De fait, Hyland fait valoir que l’EAC n’est rien de plus qu’un comportementalisme reconstitué, construit à partir d’une fusion d’objectifs et d’imputabilité d’ordre comportemental3. Grant se dit surpris qu’à une époque où les théories d’apprentissage qui éclairent la planification et la pratique de l’enseignement sont si éloignées du béhaviorisme, l’ESC soit devenue une force si dominante en éducation médicale:
Les cadres de cursus axés sur les compétences semblent étrangement revenir aux jours où les cursus se fondaient sur l’atteinte d’objectifs définis et dont la théorie sous-jacente était clairement comportementaliste. Cette contradiction demeure irrésolue dans les cursus axés sur les compétences d’aujourd’hui, qui reposent simultanément sur des méthodes d’apprentissage centrées sur l’étudiant4.
Les débats se poursuivent à propos de ce que signifie exactement l’EAC, et on ne s’entend même pas sur la définition des compétences et les façons dont elles devraient être atteintes5. Essentiellement, une approche d’EAC commence par un ensemble convenu de compétences (combinaison de savoir, d’habiletés et d’attitudes) qui sont nécessaires pour compléter un programme d’apprentissage. Voici certaines des caractéristiques les plus courantes décrivant l’EAC:
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Les objectifs pédagogiques sont définis par un ensemble de compétences nécessaires chez les diplômés pour commencer à exercer de manière autonome leur rôle professionnel (p. ex. ce que les apprenants doivent être capables de faire et les conditions dans lesquelles ces compétences doivent être démontrées à la fin de la formation).
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Les méthodes d’enseignement sont adaptées aux compétences à apprendre et conçues pour soutenir l’acquisition des connaissances et des habiletés.
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Une évaluation périodique des besoins aide à cibler les activités d’apprentissage sur les domaines qui ont le plus besoin d’attention, plutôt que sur les éléments déjà maîtrisés.
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L’apprentissage se fait à un rythme autodirigé, plutôt qu’en fonction d’une période de temps fixée.
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L’achèvement avec succès de la formation se base sur l’atteinte de toutes les compétences spécifiées.
Les planificateurs de cursus qui s’en tiennent à cette courte liste de caractéristiques se concentreront sur un modèle comportementaliste. Mais une telle approche réductionniste peut se traduire par des enseignants qui se concentrent trop des détails. Les apprenants et les enseignants perdent ainsi de vue la situation dans son ensemble6.
Quoique le rapport du groupe de travail sur le cursus Triple C7 (rapport Triple C) insiste sur une approche d’EAC, plusieurs sections se fondent sur des principes pédagogiques autres que le comportementalisme. En réalité, le rapport repose sur un tel agencement de théories d’apprentissage qu’on pourrait l’appeler plus exactement une approche «compétences plus». C’est louable pour 2 raisons: l’éducation médicale est bien trop complexe pour n’être conçue qu’à partir d’une seule perspective pédagogique et les principales critiques de l’EAC concernent une approche béhavioriste étroite qui ignore les importantes dimensions de l’éducation médicale qu’elle ne peut pas capter.
Il existe de nombreuses théories de l’apprentissage qui tentent d’expliquer comment les gens apprennent et donnent des idées sur la manière de construire les cursus. Merriam et ses collaborateurs choisissent 5 orientations théoriques parmi des douzaines de théories d’apprentissage et décrivent les différentes prémisses qui sous-tendent chacune d’elles : les orientations béhavioristes, humanistes, cognitivistes, cognitives sociales et constructivistes ont été choisies pour leur diversité et pour leur compréhension de l’apprentissage chez l’adulte8. Quoique, d’une certaine manière, les prémisses sous-jacentes soient incompatibles, chaque théorie explique différents aspects de l’apprentissage et, prises ensemble, elles permettent une compréhension plus complète.
Si le rapport Triple C n’élabore pas sur différentes théories et si l’insistance sur les résultats reflète une orientation comportementaliste, certaines sections tiennent bel et bien compte d’autres théories. Par exemple, le rapport décrit l’importance de la formation d’une identité professionnelle, qui s’explique mieux par une théorie humaniste, citant un extrait de la monographie séminale sur l’éducation médicale américaine par Cook et collaborateurs9:
Devenir médecin nécessite bien plus que l’acquisition d’une expertise médicale. Le milieu d’apprentissage doit soutenir tous les rôles présentés dans le document CanMEDS-FM. Essentiellement, il s’agit de former une identité professionnelle: «La formation… implique le processus de création d’un professionnel en développant les connaissances, la compréhension et les compétences d’une personne; en encourageant une interaction avec d’autres membres de la profession, particulièrement des personnes chevronnées; et en encourageant un dévouement de tête et de cœur envers les valeurs et les comportements propres à la profession»7.
Le rapport reconnaît les limites d’une approche étroite à l’endroit d’un cursus axé sur le développement des compétences:
Plusieurs auteurs ont mis l’accent sur les nombreux points forts d’une éducation axée sur le développement des compétences, mais ils ont aussi souligné certains risques liés au réductionnisme. On risque de manquer de vision si on se limite uniquement à l’enseignement des habiletés requises pour répondre aux activités professionnelles requises immédiatement, sans pour autant préparer les étudiants aux futures transformations de la profession. Or, les programmes de formation devraient comprendre l’apprentissage de concepts et d’activités qui n’ont aucun lien direct avec un résultat mesurable donné, mais qui seront utiles dans la pratique future (p. ex. la préparation à l’apprentissage continu, la pratique réflexive, la collaboration d’équipe ou la recherche)7.
Wear10 offre de précieuses critiques d’une trop grande insistance sur les compétences, qui menace de limiter notre observation à une longue liste d’habiletés pratiques au détriment des subtilités et des nuances qui caractérisent la profession de la médecine.
La somme de ce que font les professionnels est bien plus grande que toutes les parties pouvant étant décrites en termes de compétence. Ils portent des jugements, prennent en charge des cas en l’absence de renseignements définitifs, prennent en compte une multiplicité de facteurs, traitent chaque cas selon ses propres particularités, ne répétant presque jamais une même approche parce que chaque cas n’est jamais exactement pareil à un autre. La mise en application d’un corpus de connaissances en portant un jugement sur une situation en particulier est l’essence du professionnalisme11.
Le rapport Triple C va au-delà d’une approche strictement comportementaliste et décrit les mérites de l’EAC:
Elle reconnaît la complexité de la pratique professionnelle. Elle tient compte de la nécessité de devenir un praticien réflexif et contribue directement au développement de l’identité professionnelle. Ainsi, la promotion d’une compréhension profonde de la pratique professionnelle—celle de la médecine familiale—fait partie intégrante de cette vision du monde. L’élaboration d’un cursus axé sur le développement des compétences organise de manière optimale un système d’éducation dans lequel les apprenants doivent constamment s’adapter à des contextes changeants et à des environnements complexes, et perfectionner l’habileté d’autogérer le développement des compétences requises pour faire face aux changements dynamiques propres à la pratique professionnelle7.
Le mentorat constitue l’une des principales stratégies d’enseignement et d’apprentissage pour la formation d’une identité professionnelle et cette réalité est reconnue clairement dans le rapport: «Le perfectionnement professionnel continu et le mentorat joueront un rôle important pendant les premières années de pratique et il sera important de formaliser des méthodes pour les mettre au point»7.
En décrivant l’importance de la continuité dans l’environnement d’apprentissage, le rapport mentionne des ouvrages spécialisés concernant les communautés de pratique12,13.
Les apprenants placés dans des environnements d’apprentissage définis deviennent membres d’une communauté de pratique. Les trois modes d’appartenance décrits par Wenger—engagement, imagination, affiliation—soulignent l’importance de ce contexte pour la modélisation, la réflexion et l’autonomisation7.
Les communautés de pratique représentent une théorie d’apprentissage cognitif social qui présume que l’engagement avec d’autres est le processus fondamental par lequel nous apprenons et devenons ce que nous sommes. Lorsque les résidents se joignent à une équipe clinique, ils sont initialement à la périphérie mais assument de plus en plus de responsabilités à mesure qu’ils s’impliquent plus pleinement. Par l’intermédiaire de leur implication avec les autres membres de l’équipe (communauté de pratique), ils apprennent comment penser comme un médecin de famille et développent des habiletés de travail au sein d’une équipe interprofessionnelle. Le processus façonne leur identité en tant que médecins de famille.
Le rapport préconise une approche à l’EAC qui incorpore de nombreuses théories pédagogiques:
En ce qui concerne les données probantes sur le plan pédagogique, l’éducation médicale axée sur les compétences tient compte d’un grand nombre de principes et de théories en éducation, notamment:
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les théories de l’apprentissage expérientiel et en milieu de travail;
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les théories sur l’éducation des adultes et la pratique professionnelle intentionnelle (deliberate practice);
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les théories sur l’apprentissage social et le constructivisme;
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les théories du raisonnement clinique, de la pratique réflexive, de l’apprentissage centré sur l’apprenant et du counseling rogérien;
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la théorie de l’apprentissage contextualisé7.
Le rapport comprend une importante section sur la socialisation professionnelle. Il expose les effets négatifs possibles du curriculum caché et décrit l’importance de l’apprentissage avec et par l’intermédiaire des médecins de famille comme modèles de rôles. Parce que l’éducation médicale met l’emphase sur la perspective des spécialistes, il pourrait être nécessaire de «réhabiliter socialement» les résidents en médecine familiale à la culture du généralisme et de la médecine familiale7.
Le rapport Triple C résout la contradiction présentée par Grant au début de ce commentaire, en ignorant le pedigree comportementaliste de l’EAC et en justifiant que l’EAC incorpore les meilleures caractéristiques de nombreuses théories. Peut-être Grant a-t-il raison de dire que la conception du cursus est fonction d’un pragmatisme instrumental, de valeurs et d’idéologies, d’impératifs politiques, sociaux et administratifs, et des idées qui circulent actuellement sur la façon dont les gens apprennent4. En bout de ligne, la justification de la conception d’un cursus ne repose probablement pas sur des données de recherche, mais plutôt sur l’idéologie4.
Footnotes
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the October 2012 issue on page 1063.
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Intérêts concurrents
Dr Weston est membre du Conseil consultatif de rédaction du Médecin de famille canadien.
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Les opinions exprimées dans les commentaires sont celles des auteurs. Leur publication ne signifie pas qu’elles sont sanctionnées par le Collège des médecins de famille du Canada.
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