Cas
Une femme de 30 ans se présente à l’urgence après une chute de son patio d’une hauteur d’environ 1,2 m. La patiente est atterrie maladroitement sur le pied droit. Elle a pu marcher jusqu’à la maison, mais peu après, elle ne pouvait plus poser le pied droit par terre. Son pied a commencé progressivement à enfler et maintenant, elle ne peut même plus enfiler sa chaussure. Elle doit surélever son pied, sinon la douleur et l’enflure empirent considérablement.
À l’examen du pied droit, le pied et la cheville sont à peu près enlignés normalement. L’enflure est considérable autour du milieu du pied et à l’avant. Elle ne se laisse pas toucher le milieu du pied parce que la douleur, qu’elle cote à 8 sur 10, irradie depuis le milieu du pied jusqu’aux premier, deuxième et troisième orteils. Elle n’est pas à l’aise à l’examen du bout du pied et des 3 premiers orteils en raison de la douleur qui s’étend du pied jusqu’à la cheville. Elle refuse de poser son poids sur le pied blessé. Les radiographies initiales sont montrées aux Figures 1 à 3.
Sources des données
Une recension des ouvrages spécialisés dans MEDLINE a été effectuée et les résultats ont été résumés, concernant notamment l’anatomie et les mécanismes, les diagnostics cliniques et par imagerie, ainsi que les principes de la prise en charge en milieu de soins primaires d’une luxation de Lisfranc (LLF).
Message principal
L’incidence des LLF importantes ou blessures à l’articulation tarsométatarsienne a augmenté1. Même si c’est un problème rare dans la population en général (0,2 % de toutes les blessures orthopédiques)2, cette blessure est couramment rencontrée dans certains sous-groupes; une série de cas documentait une incidence de luxation du centre du pied chez des joueurs de football collégial de 4 % par année3. Les luxations de Lisfranc se produisent habituellement en raison de 2 mécanismes différents. Les LLF à haute vélocité impliquent normalement des mécanismes dramatiques, y compris des accidents de la route à grande vitesse et des chutes d’une hauteur considérable. Les forces en jeu ont souvent pour résultats des fractures plurifragmentaires et déplacées, une enflure visible au milieu du pied et des ecchymoses; les LLF à haute vélocité présentent rarement un dilemme sur le plan du diagnostic4. Ces blessures peuvent constituer une urgence chirurgicale, étant donné que l’approvisionnement neurovasculaire au centre et au bout du pied pourrait être à risque et la rupture de l’artère dorsale du pied et l’enflure des tissus mous peuvent causer le développement du syndrome des loges5.
Les LLF à faible vélocité sont souvent causées par des mécanismes de blessures vagues, apparemment banals, quoique possibles à reproduire, comme trébucher en descendant d’un trottoir en milieu urbain2. En raison de la nature banale du traumatisme déclencheur, les LLF à faible vélocité se présentent souvent de manière semblable à une luxation moins importante des tissus mous lorsque le patient voit son médecin de soins primaires, à l’urgence ou en clinique externe. Quoique les taux exacts soient difficiles à estimer, la nature subtile de cette blessure est telle que, selon des estimations conservatrices, elle passe inaperçue au diagnostic dans 20 % à 40 % des cas1. Certaines séries de cas citent même des taux de diagnostic manqué allant jusqu’à 50 %6. Des auteurs ont signalé que la LLF est la blessure qui passe le plus souvent inaperçue à l’urgence7,8.
Anatomie
L’articulation tarsométatarsienne ou de Lisfranc, qui porte le nom du chirurgien de l’ère de Napoléon qui a décrit une amputation sans ostéotomie du bout du pied en passant par cette articulation9, comporte 3 cavités articulaires: la première, la deuxième et de la troisième jusqu’à la cinquième des articulations tarsométatarsiennes. La stabilité est assurée à la fois par la géométrie osseuse et de forts complexes ligamenteux. La configuration en arche du complexe articulaire et la deuxième base métatarsienne en retrait fournit la stabilité osseuse, tandis que les deuxième au cinquième rayons sont reliés sur la face antéropostérieure par des ligaments tarsométatarsiens dorsaux et plantaires, ainsi que latéralement par des ligaments intermétatarsiens dorsaux, interosseux et plantaires.
Les premier et deuxième rayons ont une anatomie ligamenteuse unique en ce sens qu’il n’y a pas de ligaments intermétatarsiens, mais une force extrême est fournie par des faisceaux dorsaux, interosseux et plantaires de ligaments qui relient l’aspect latéral de l’os cunéiforme médial avec la tête médiale du deuxième os métatarsien, soit le complexe ligamenteux de Lisfranc.
Une blessure au complexe ligamenteux de Lisfranc se produit en séquence en direction dorsale à plantaire6, avec une instabilité ou une défectuosité grandissante de chaque faisceau. Les métatarses blessés «se détachent» ou se déplacent latéralement et vers la plante (p. ex. déformation du pied plat traumatique) et expliquent les constatations radiographiques classiques. L’architecture osseuse intrinsèque du centre du pied lorsqu’elle ne supporte pas de poids a toutefois la capacité de tenir le pied dans un enlignement relativement correct. Ceci peut cacher la déformation et masquer le degré d’atteinte aux tissus mous ou osseux dans l’imagerie prise sans que le pied ne supporte de poids, comme on l’explique ci-après.
Diagnostic erroné et ses conséquences
Cette stabilité intrinsèque du milieu du pied entraîne une sous-estimation de la blessure et explique les diagnostics omis dans 20 % à 50 % des cas1,6. Dans les cas non traités parce que le diagnostic initial est passé inaperçu, l’instabilité du centre du pied progresse jusqu’à ce que le patient développe une déformation plano valgus douloureuse et rigide et une ostéoarthrite rapidement progessive10. Ce problème clinique est souvent réfractaire à une prise en charge chirurgicale et, dans la plupart des cas, entraîne des douleurs chroniques, une perte de productivité au travail et d’importantes réclamations d’indemnisations11. De telles issues contrastent énormément avec les résultats relativement acceptables12–14 auxquels un patient pourrait s’attendre si un diagnostic et une stabilisation chirurgicale sont faits en temps opportun et ce, en moins de 4 à 6 semaines. C’est la raison pour laquelle les poursuites médicolégales ne sont pas rares lorsqu’une LLF passe inaperçue15.
Diagnostic clinique
Les luxations de Lisfranc sont habituellement le résultat de l’un de 2 mécanismes: 1) un mécanisme à grande vélocité, comme un traumatisme dans un accident de la route ou 2) un mécanisme à faible vélocité comme se tourner le pied ou trébucher en descendant du trottoir (blessure de repli dorsal)2. Étant donné que de telles blessures à haute vélocité peuvent passer inaperçues en raison d’autres blessures distrayantes résultant du traumatisme, le présent article porte sur le dernier mécanisme. Toute blessure à faible énergie causée par une force de torsion non anticipée sur un pied stationnaire peut entraîner une insuffisance ou une défaillance complète de l’articulation de Lisfranc, d’où une LLF instable. Habituellement, les patients se présentent dans les 24 à 48 heures suivant ce qui pourrait sembler être une blessure relativement inoffensive.
À l’examen, le pied est typiquement enflé, surtout la partie dorsale2, avec des ecchymoses concentrées sur le dos. L’enflure devient habituellement plus diffuse et les ecchymoses deviennent apparentes sur la plante du pied durant les jours qui suivent la blessure9. La région la plus sensible correspond normalement au milieu du dos du centre du pied, quoiqu’on mentionne aussi relativement souvent une certaine douleur allant jusqu’au bout du pied quand on tente de manipuler le centre du pied. Toute douleur située dans la région du cinquième métatarse ou à l’arrière-pied devrait être examinée séparément pour exclure la possibilité d’autres blessures concomitantes.
Le patient refuse habituellement ou est incapable d’appuyer son poids sur le pied touché, même s’il est parfois capable de protéger le milieu de son pied et de supporter un certain poids de manière antalgique ou non physiologique. Quand on les force à mettre tout leur poids sur le pied ou à marcher normalement, ils ne sont pas capables de le faire. Il est essentiel de faire un examen neurovasculaire distal pour exclure des blessures au pied et à la cheville, quoique les résultats soient habituellement normaux. Il faut évaluer les signes et les symptômes du syndrome des loges (p. ex. une douleur qui va au-delà de ce à quoi on pourrait s’attendre à l’évaluation, une douleur à l’étirement passif, un pied excessivement enflé), mais ils ne sont normalement pas présents dans de telles circonstances. L’examen de la cheville et du membre inférieur n’ajoute généralement pas de données pertinentes, mais pourrait révéler une blessure associée au niveau de la cheville et devrait faire partie de toute évaluation.
Radiographie et tomographie
Par le passé, les études d’imagerie diagnostique commençaient par des radiographies sur simple film, y compris des images en perspective antéropostérieure, latérale et oblique à 30º du pied blessé16,17. Le cortex du deuxième métatarse devrait former une ligne continue avec celui de l’os cunéiforme médial et l’espace de l’articulation intermétatarsienne devrait s’enligner avec l’espace de l’articulation intercunéiforme, mesurant moins de 2mm transversalement (Figure 4). Sur les films en perspective oblique, le bord médial du troisième métatarse et l’os cunéiforme, ainsi que le quatrième métatarse et l’os cubioïde devraient être enlignés (Figure 5).
Un enlignement anormal et la présence du signe de fragmentation, soit une avulsion à l’insertion ligamenteuse, sont suffisants pour confirmer une instabilité du centre du pied et on devrait sans délai demander une consultation pour une prise en charge chirurgicale (Figure 6). On préfère une radiographie prise du pied sur lequel le poids du patient s’appuie, quoiqu’il soit notoirement difficile de le faire en raison de l’inconfort du patient. Dans une récente série de cas, aucun des patients n’avait réussi à se conformer aux instructions pour obtenir une imagerie adéquate du pied sur lequel repose du poids à cause de la douleur18.
Comme solution de rechange à une radiographie avec appui, on a préconisé, dans des cas de forte suspicion clinique, de procéder à une évaluation par fluoroscopie durant une manipulation sous anesthésie (p. ex. perspectives avec «stress»)19. Cette technique a pour avantage additionnel de permettre le transfert rapide à une prise en charge opératoire dans le cas de résultats positifs ou équivoques. Le risque de trouver 10 % à 20 % des cas ayant des résultats normaux lors de l’intervention chirurgicale est jugé justifié par les graves conséquences de l’absence de poser ce diagnostic16.
La tomographie assistée par ordinateur (CT) ajoute de la sensibilité dans l’évaluation de l’intégrité des structures osseuses et améliore grandement la résolution spatiale en 3 dimensions à l’ère moderne de la reconstruction multiplanaire. Une récente série de cas où on utilisait un protocole de multidétection par CT a fait valoir que 24 % des fractures de Lisfranc évidentes par CT étaient indétectables sur les radiographies20. De plus, l’examen par CT ajoute de la sensibilité dans l’évaluation des autres structures du milieu du pied; dans la même série de cas, la sensibilité des radiographies dans la détection de fractures aux autres métatarses par rapport à l’examen par CT était de 24 % à 33 %.
Ces constatations ont mené les auteurs à recommander qu’en présence d’un mécanisme de blessure douteux et d’un examen clinique non concluant (même si les résultats de l’examen radiographique effectué sont interprétés comme étant normaux), l’examen par CT devrait être considéré comme le mode d’imagerie principal et être effectué dans l’immédiat ou lors d’un rendez-vous urgent en clinique externe, donné avant d’accorder le congé.
Rôle futur de l’imagerie par résonance magnétique (IRM) et de l’échographie
Il existe des travaux relativement exhaustifs, réalisés au cours des dernières années, qui évaluent le rôle de l’IRM dans les cas de LLF. Par le passé, on a validé que l’IRM procurait une excellente corrélation avec l’anatomie dans des séries d’études avec cadavres21. Plus récemment, on a signalé que l’IRM avait une sensibilité allant jusqu’à 94 % pour démontrer une dislocation ligamentaire et une exactitude allant de 70 % à 90 % dans l’évaluation de la gravité des blessures ligamentaires en l’absence d’une rupture franche en corrélation avec les constatations recueillies durant l’intervention chirurgicale15,16.
Le rôle potentiel de l’échographie fait l’objet d’études. Une récente série de cas a démontré que les caractéristiques échographiques, y compris l’élargissement de la distance entre le premier os cunéiforme et le deuxième métatarse, l’élargissement avec appui de poids et la nonvisualisation du faisceau dorsal du complexe de Lisfranc, pourraient s’avérer fructueuses pour prédire les articulations instables nécessitant une intervention21. Même si l’évaluation échographique au moment de la visite à l’urgence et lors du suivi est actuellement utilisée dans certains centres, cette méthode n’a pas encore été validée par des séries de cas de plus grande envergure.
Traitement
Une fois qu’on a posé un diagnostic de LLF, le patient ne doit pas appuyer de poids sur le pied blessé. Il faut mettre le pied dans un plâtre traditionnel ou en fibre de verre postérieur sous le genou. Il faut appliquer généreusement et méticuleusement les bandes sur des épaisseurs de coton sous le plâtre, assurant qu’il n’y a pas de plis dans le rembourrage ni de peau à découvert. Le plâtre doit s’étendre du mollet proximal jusqu’au-delà des orteils et la cheville doit être placée dans une position confortable pour le patient (Figure 7). L’extrémité inférieure de la jambe peut être recouverte d’un bandage élastique peu serré (Figure 8). Il est essentiel que cette attelle soit bien ajustée sans être constrictive, de manière à laisser un espace ouvert permettant d’accommoder l’enflure. Il faut demander pour le patient une consultation urgente (p. ex. dans < 7 jours) auprès d’un chirurgien orthopédique à l’aise et expérimenté dans la prise en charge des traumatismes au pied et à la cheville. Il y a lieu de remettre au patient et au chirurgien les études d’imagerie pertinentes pour éviter le gaspillage des ressources et une exposition additionnelle du patient au rayonnement ionisant.
Les instructions lors du congé doivent comporter des avertissements concernant les symptômes du syndrome des loges du pied. Il faut dire aux patients que si des symptômes ressemblant à ceux du syndrome des loges apparaissaient de se rendre à l’urgence aussitôt que possible. Il faut prévoir une analgésie appropriée et donner des instructions de routine, comme ne pas appuyer de poids sur le pied blessé, d’appliquer de la glace si possible et d’élever le pied le plus possible pour minimiser l’enflure.
Conclusion
Les luxations de Lisfranc peuvent être dévastatrices. Si elles passent inaperçues, elles peuvent entraîner une morbidité à long terme considérable et à des résultats néfastes. Si elles sont diagnostiquées et bien traitées en temps opportun, on peut s’attendre habituellement à des résultats acceptables, d’où la nécessité d’un diagnostic rapide et efficace à l’urgence. On résume l’approche à suivre quand une LLF est soupçonnée à l’Encadré 1.
Résumé de l’approche à l’endroit d’une luxation de Lisfranc
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Anamnèse
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- Mécanisme à risque élevé dans des circonstances de traumatisme au pied à faible énergie (p. ex. torsion avec faible pression, chute sur le pied dont la plante est fléchie)
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Examen physique
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- Sensibilité la plus grande située autour du centre du milieu du pied
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- Milieu du pied enflé
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- Ecchymoses dorsales (aiguës) et plantaires (ultérieures) au niveau du milieu du pied
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- Exclusion de la possibilité de blessures associées au pied et à la cheville
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Imagerie
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- Radiographie antéropostérieure: relation entre le premier et le deuxième métatarse et les os cunéiformes médiaux et intermédiaires
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- Radiographie oblique: relation entre le troisième métatarse et l’os cunéiforme latéral et entre le quatrième métatarse et l’os cubioïde
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- Importance de la tomographie par ordinateur si l’anamnèse le justifie et s’il y a des doutes sur le plan clinique, même si les constatations de l’examen par radiographie sont normales. Imagerie par résonance magnétique et échographie selon l’établissement
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Demande de consultation urgente (dans < 7 jours) auprès d’un chirurgien orthopédique; aucun poids supporté par le pied et immobilisation dans un plâtre postérieur ou attelle à 3 côtés. Renseigner les patients du risque de développer le syndrome des loges et les avertir de se présenter à l’urgence si de tels symptômes apparaissent
Notes
POINTS SAILLANTS
Les luxations de Lisfranc (LLF) à faible vélocité sont souvent causées par des mécanismes de blessures vagues, apparemment banals, quoique possibles à reproduire, comme trébucher en descendant d’un trottoir en milieu urbain. Une fois posé le diagnostic d’une LLF, le patient ne doit plus mettre de poids sur le pied blessé. Il faut mettre le pied dans un plâtre traditionnel ou en fibre de verre postérieur à 3 côtés, sous le genou. Il faut dire aux patients que si leurs symptômes ressemblent à ceux du syndrome des loges, ils devraient retourner à l’urgence aussitôt que possible. Si on ne reconnaît pas la LLF, elle peut causer une morbidité à long terme considérable et des issues défavorables. Si elle est diagnostiquée et bien traitée en temps opportun, on peut habituellement s’attendre à des résultats acceptables.
Footnotes
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Cet article donne droit à des crédits Mainpro-M1. Pour obtenir des crédits, allez à www.cfp.ca et cliquez sur le lien vers Mainpro.
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the November 2012 issue on page 1199.
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Collaborateurs
Dr D.J. Mayich et Dr M.S. Mayich ont participé à la synthèse des ouvrages spécialisés et à la rédaction du manuscrit. Dr Daniels a agi en tant que conseiller et a aidé à la synthèse des ouvrages spécialisés, à la préparation et à la révision du manuscrit.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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