M. K., un homme de 83 ans atteint d’une néphropathie chronique, d’une coronaropathie, d’une maladie pulmonaire obstructive chronique légère et d’un diabète de type 2, vient d’être admis à l’hôpital après un épisode de 2 mois de fatigue, de perte d’appétit et de poids, de prurit et de dyspnée secondaire à une insuffisance cardiaque congestive qui ne répond pas bien aux diurétiques. Vous visitez M. K. et sa famille à l’hôpital et vous remarquez que les résultats de sa plus récente analyse sanguine révèlent un taux de créatinine de 420μmol/l, un taux d’urée de 34 mmol/l et une clairance de la créatinine de 14 ml/min/1,73 m2. Vous constatez que l’équipe de néphrologie a terminé sa consultation et a parlé à la famille de la possibilité d’une dialyse.
L’insuffisance rénale au stade ultime (IRSU), aussi connue sous le nom d’insuffisance rénale chronique de stade 5, correspond à une clairance de la créatinine de moins de 15 ml/min/1,73 m2 et exige souvent une dialyse (aussi appelée thérapie de remplacement rénal) ou une transplantation1. Au Canada, comme dans le reste du monde, la population atteinte d’IRSU est en croissance et vieillit rapidement. En 2007, on comptait environ 35 265 Canadiens ayant une IRSU, soit une augmentation de 70 % depuis 1998. La même année, 28 % des patients souffrant d’IRSU avaient plus de 75 ans, par rapport à seulement 12,6 % en 19982. La prise en charge de l’IRSU est aussi devenue plus vigoureuse chez les personnes plus âgées. En 2007, 54 % des patients atteints d’IRSU qui commençaient une dialyse avaient plus de 65 ans, en comparaison de 48 % en 19983. Aux États-Unis, la plus grande proportion de patients qui amorcent une hémodialyse se situe chez ceux de plus de 75 ans et cette statistique représente le double de celle observée en 19974.
Discussion sur la dialyse
Quand vous visitez M. K. et sa famille, ils semblent bouleversés et comptent sur vous pour les conseiller. Ils se demandent si la dialyse en vaut la peine.
Si la dialyse peut prolonger la vie, elle est associée à une mortalité substantielle: 25 % après 1 an et 60 % après 5 ans5. La dialyse peut affecter la qualité de vie en causant de la fatigue, une fluctuation de la tension artérielle, des problèmes d’accès vasculaire, des infections et ainsi de suite. Il faut aussi un investissement de temps considérable, y compris l’aller et le retour, sans compter le temps de recevoir la dialyse. La population atteinte d’IRSU vieillissante est souvent frêle et a de multiples comorbidités6–8, ce qui peut intensifier les difficultés de la dialyse et augmenter les risques de complications. Par conséquent, les bénéfices de la dialyse sur le plan de la survie peuvent être limités pour les personnes plus âgées ayant de nombreuses comorbidités (surtout des cardiopathies ischémiques)8–10. Par opposition, ceux qui choisissent une approche conservatrice peuvent vivre jusqu’à des mois et des années (allant de 6,3 à 23,4 mois)9, mettant en évidence la différence entre le retrait de la dialyse qui entraîne une mort imminente et le choix d’une prise en charge conservatrice lors d’un diagnostic d’IRSU. Ceux qui choisissent de ne pas aller en dialyse préservent souvent leur fonctionnement jusqu’à un stade très avancé de la maladie et connaissent un déclin précipité durant le dernier mois de leur vie11. Moss et ses collaborateurs12 ont décrit le recours à la question «surprise»: «Seriez-vous surpris si ce patient devait mourir au cours des 12 prochains mois?». Cet outil clinique a été jugé utile pour identifier les patients ayant des scores de morbidité plus élevés et un état fonctionnel plus faible et qui étaient 3,5 fois plus à risque de mourir d’ici 1 an en dépit de la dialyse.
M. K. et sa famille pensent au fait qu’il pourrait vivre plus longtemps s’il allait en dialyse mais, compte tenu de sa défaillance cardiaque, les bienfaits sur le plan de la survie pourraient ne pas être très importants. M. K. est angoissé à la pensée de devoir aller à l’hôpital et en revenir 3 fois par semaine pour l’hémodialyse et de passer des heures à être branché sur la machine. Il adore aller à son chalet et y passer 4 à 5 jours à la fois, qu’importe la saison, et il ne souhaite pas renoncer à ce plaisir, surtout que son état fonctionnel pourrait être préservé jusqu’au dernier mois de sa vie. Il s’inquiète aussi beaucoup d’être un fardeau pour sa famille.
De nombreux facteurs peuvent motiver les patients à décider de ne pas commencer une dialyse, y compris un âge avancé, ne pas vouloir aller à l’hôpital 3 fois par semaine, ne pas vouloir être un fardeau et éviter le risque de malaises à cause de la dialyse13. Les médecins devraient explorer ces inquiétudes lors des discussions entourant l’amorce d’une dialyse et s’assurer de soulever la question de la planification préalable des soins. Il arrive souvent que les médecins évitent de telles discussions, croyant que les patients ne sont pas prêts; par ailleurs, la plupart des patients veulent effectivement que leur médecin entame ces discussions14. Les patients signalent que leurs priorités en fin de vie comportent l’éducation et le soutien de la famille, ainsi qu’un contrôle attentif de la douleur et des symptômes15. La plupart des patients ont déjà envisagé leurs options en fin de vie avant que les médecins ne soulèvent la question et de telles discussions peuvent en réalité donner un meilleur espoir plutôt que le diminuer16.
Dans ces discussions, il faudrait expliquer clairement l’option d’une approche palliative conservatrice comme alternative au choix «par défaut» de la dialyse. Une étude a fait valoir que 63 % des patients qui avaient choisi la dialyse avaient regretté cette décision et 52 % ont rapporté avoir commencé la dialyse parce que c’était le «souhait du médecin»15. Souvent, les patients qui ont une IRSU sont traités par dialyse jusqu’à quelques jours avant leur décès et meurent à l’hôpital sans avoir vu une équipe de soins palliatifs, ni avoir bénéficié d’un contrôle adéquat des symptômes17.
Prise en charge de la douleur et des symptômes
Vous parlez ouvertement et franchement avec M. K. et sa famille de ce à quoi on peut s’attendre avec ou sans dialyse. M. K. est assez convaincu de ne pas vouloir aller en dialyse. Son épouse manifeste soudainement de l’inquiétude et demande: «Va-t-il souffrir? Aura-t-il de la douleur?»
Murtagh et ses collaborateurs signalent que, durant le dernier mois de leur vie, les patients atteints d’IRSU ont des symptômes qui sont aussi considérables que les patients ayant un cancer en phase terminale18. Il n’existe pas d’étude comparant les symptômes des patients plus âgés qui sont en dialyse et ceux des patients qui choisissent une prise en charge conservatrice; par contre, la qualité de vie est comparable dans les 2 groupes9. Même si cet article ne porte pas spécifiquement sur la façon d’aborder chaque symptôme et sa prise en charge, il est essentiel de faire remarquer que tous les symptômes peuvent être atténués au moyen d’une approche palliative complète et globale à leur évaluation et à leur traitement.
La douleur, qui a différentes causes possibles, est très présente dans l’IRSU, que les patients soient pris en charge de manière conservatrice ou en dialyse, et elle affecte grandement leur qualité de vie5,6,18–23. Les opioïdes sont le pilier du contrôle de la douleur et de la dyspnée, mais la qualité globale des données sur les opioïdes en cas d’insuffisance rénale est médiocre. Les médecins devraient s’inquiéter de l’accumulation tant du médicament parent que de ses métabolites. Le principal métabolite actif de la morphine (morphine-6-glucuronide) et son métabolite présumé inactif (morphine-3-glucuronide) s’accumulent tous 2 chez les patients ayant une insuffisance rénale et sont responsables d’effets toxiques24,25. Le principal métabolite de l’hydromorphone est l’hydromorphone-3-glucuronide, qui s’accumule aussi chez les patients atteints d’insuffisance rénale et pourrait causer une toxicité neurale chez l’humain. On peut éviter cet effet avec des doses plus petites pendant des périodes plus courtes24–26. L’expérience clinique semble suggérer que l’utilisation de l’hydromorphone et de l’oxycodone pourrait être plus sécuritaire que l’usage de la morphine en cas d’insuffisance rénale. Ils ont tous 2 des métabolites qui s’accumulent chez les personnes atteintes d’insuffisance rénale, mais l’effet de ces métabolites est moins clair que celui de la morphine-3-glucuronide et de la morphine-6-glucuronide. La méthadone et le fentanyl ne semblent pas avoir de métabolites cliniquement significatifs et pourraient donc être les médicaments les plus sécuritaires à utiliser dans les cas d’insuffisance rénale24; par ailleurs, de nombreux médecins ne sont pas à l’aise de prescrire ces médicaments parce que leur pharmacocinétique est compliquée et en raison de leur propre manque d’expérience. En général, étant donné notre niveau actuel de compréhension des opioïdes en cas d’insuffisance rénale, il est recommandé d’adopter une approche «commencer à faible dose et aller lentement» et de consulter les références publiées, quel que soit l’opioïde prescrit24–30. Pour la douleur neuropathique, la gabapentine et la prégabaline peuvent toutes 2 être utilisées à des doses ajustées27,30 et elles ont moins d’effets secondaires que les antidépresseurs tricycliques. On trouve au Tableau 1 les doses initiales suggérées des médicaments courants pour les patients plus âgés atteints d’IRSU.
La douleur et l’essoufflement de M. K. sont bien contrôlés avec de faibles doses d’hydromorphone. Son épouse vous parle maintenant d’une certaine agitation chez M. K. par moments, surtout la nuit. Il a essayé de sortir du lit et a fait une chute. Même si vous changez son opioïde au fentanyl, l’agitation persiste. Vous croyez que son délirium est probablement multifactoriel.
Doses initiales suggérées des médicaments courants chez les patients plus âgés ayant une insuffisance rénale au stade ultime
Le délirium est un symptôme très fréquent chez les personnes en phase avancée de la maladie31 et peut causer beaucoup de détresse aux patients et à leurs proches. Les médecins s’inquiètent peut-être d’utiliser des médicaments antipsychotiques chez les aînés frêles ayant une IRSU, mais l’halopéridol est excrété minimalement dans l’urine et est probablement sécuritaire. Il existe très peu de données sur d’autres médicaments antipsychotiques, comme la méthotriméprazine, l’olanzapine ou la quétiapine32,33. Comme avec les opioïdes, la recommandation de «commencer à faible dose et aller lentement» s’applique aussi. Ces mêmes médicaments à des doses semblables peuvent être utilisés pour la nausée, qui est un autre symptôme commun dans l’IRSU.
Vous commencez à prescrire à M. K. une petite dose d’halopéridol à raison de 1 mg par voie sous-cutanée 2 fois par jour et de 0,5 mg aux 3 heures au besoin et son agitation diminue. Il se préoccupe maintenant surtout de ses démangeaisons; il ne peut pas s’empêcher de se gratter tout le temps.
Le prurit peut se produire chez les patients, qu’ils soient ou non en dialyse18,34 et ce problème a des effets négatifs considérables sur la qualité de vie35. Sa cause demeure inconnue, mais il y a de nombreux facteurs possibles pouvant y contribuer. La sécheresse de la peau est fréquente et peut être traitée avec des émollients34,36. Les récepteurs de la sérotonine sont plus importants que l’histamine dans le prurit en cas d’IRSU37, donc la mirtazapine38 et la paroxétine39 sont plus utiles que les antihistaminiques. Il a aussi été démontré que la gabapentine et la prégabaline étaient utiles, surtout administrées après la dialyse40; par ailleurs, le mécanisme d’action n’est pas déterminé avec certitude. (Visitez le www.cfp.ca/content/57/9/e316.full.pdf+html pour consulter un article sur le prurit en soins palliatifs41).
L’utilisation fréquente d’émollients et une faible dose de paroxétine améliorent dramatiquement le prurit et le bien-être général de M. K. Éventuellement, il reçoit son congé de l’hôpital et revient à la maison où vous pouvez vous en occuper en collaboration avec les soins infirmiers communautaires pendant encore 6 mois, jusqu’à ce qu’il meure paisiblement.
Notes
POINTS SAILLANTS
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Les patients peuvent décider de ne pas suivre une dialyse pour des motifs comme un âge avancé, ne pas vouloir aller à l’hôpital 3 fois par semaine, être un fardeau ou courir le risque de malaises à cause de la dialyse. Les médecins devraient explorer ces préoccupations lors des discussions concernant l’amorce d’une dialyse et soulever la question de la planification préalable des soins.
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Les patients qui ont une néphropathie en phase terminale sont souvent traités en dialyse jusqu’à quelques jours avant leur mort et meurent à l’hôpital sans avoir été vus par une équipe de soins palliatifs ni avoir bénéficié d’un contrôle adéquat des symptômes.
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On peut prendre en charge tous les symptômes d’une insuffisance rénale au stade ultime au moyen d’une approche palliative complète et globale à l’endroit de l’évaluation et du traitement.
Dossiers en soins palliatifs est une série trimestrielle publiée dans Le Médecin de famille canadien et rédigée par les membres du Comité des soins palliatifs du Collège des médecins de famille du Canada. Ces articles explorent des situations courantes vécues par des médecins de famille qui offrent des soins palliatifs dans le contexte de leur pratique en soins primaires. N’hésitez pas à nous suggérer des idées de futurs articles à palliative_care{at}cfpc.ca.
Footnotes
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the December 2012 issue on page 1353.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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