La prise en charge est la pierre angulaire de la médecine familiale. Et pourtant, malgré les efforts déployés pour revaloriser la prise en charge au sein de la pratique de la médecine familiale, la réalité sur le terrain est toute autre. Dans un rapport sur le profil de pratique des omnipraticiens réalisé en 2006 et 2007 par la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec1, 64 % des jeunes médecins avaient choisi de travailler principalement en deuxième ligne. De plus, bien que 60 % des médecins de famille se consacraient aux soins de première ligne, plus de 64 % d’entre eux avaient plus de 20 ans de pratique comparativement à 14 % ayant moins de 10 ans de pratique1. Par ailleurs, des données recueillies en 2010 démontrent que les médecins de famille ayant 15 ans et moins de pratique œuvraient en centre hospitalier 70 % du temps2. La pénurie québécoise de médecins de famille faisant de la prise en charge est alarmante: un Québécois sur 5 n’a pas de médecin de première ligne3. Or, le travail en deuxième ligne est aussi essentiel au maintien du système de santé québécois. Réconcilier ces 2 aspects, intimement liés lorsque la valorisation de la médecine familiale est touchée, est essentiel à la pérennité de cette spécialité, qui touche à la fois à la prise en charge en cabinet, mais aussi à l’omnipratique en milieu hospitalier.
Dans un contexte où la majorité des jeunes médecins déterminent s’ils feront de la prise en charge en cours de résidence, il était d’autant plus important de préciser les intentions des cohortes actuellement en formation et de les questionner sur des solutions qui permettront de positionner la prise en charge comme étant une carrière stimulante et enrichissante en médecine familiale. Il était aussi essentiel de souligner les éléments qui, selon les résidents, pourraient contribuer à valoriser davantage la médecine familiale, avec comme élément central la prise en charge. Ainsi, afin de débuter l’évaluation de ces composantes complexes mais importantes, les cohortes de résidents en médecine familiale 2011 et 2012 ont été questionnées sur leurs intentions face à la prise en charge et leurs perceptions face à la valorisation de la médecine familiale.
MÉTHODOLOGIE
Un questionnaire bilingue comprenant 10 questions a été distribué à tous les résidents en médecine familiale du Québec au printemps 2011, soit 747 médecins résidents. Le questionnaire, établi sur une plateforme Internet encryptée (SurveyMonkey), a été développé par l’auteure (M.R.B.L.) et corrigé par les médecins résidents coordonnateurs et les directeurs de différents milieux de formation de sa faculté. Le format quantitatif d’une durée estimée de moins de 10 minutes permettait aussi de recueillir des commentaires. Le questionnaire a été envoyé aux résidents en médecine familiale de première et de deuxième année d‘une première faculté de médecine, puis à ceux des 3 autres facultés du Québec, quelques semaines plus tard. Les médecins résidents ont eu une semaine pour remplir le questionnaire.
L’approche quantitative a été choisie afin de permettre aux répondants d’exprimer leur opinion et de faciliter l’analyse. Une section commentaires était incluse aux différentes questions afin de supporter les résultats quantitatifs et de nous permettre de voir si des éléments importants avaient été exclus par inadvertance dans l’élaboration du questionnaire. L’analyse des résultats a été faite à partir de la même base de données Internet SurveyMonkey. Les résultats des questionnaires français et anglais ont été combinés dans un tableau Excel et vérifiés par l’auteure (M.R.B.L.) et une autre personne (Dr Olivier Drouin). L’analyse des commentaires a été réalisée en identifiant les termes récurrents parmi les répondants, tout en corroborant ces résultats avec les résultats quantitatifs. Une analyse qualitative étant limitée considérant le format du questionnaire, les commentaires n’ont été utilisés que pour informer les résultats et ces derniers sont identifiés tels quels dans la section résultats. Les conclusions sont toutefois basées sur les deux éléments lorsque ceux-ci se rejoignent.
RÉSULTATS
Prise en charge
Au total, 289 médecins résidents ont rempli le questionnaire, pour un taux de réponse de 38,7 %. La Figure 1 démontre le taux de participation correspondant à chaque faculté de médecine au Québec. Parmi ceux-ci, 201 médecins résidents (70,8 %) ont indiqué qu’ils anticipaient faire de la prise en charge dans leurs 5 premières années de pratique et 73,4 % d’entre eux, durant leur première année de pratique. Pour la majorité d’entre eux, la prise en charge se fera dans le cadre d’une pratique mixte. En effet, 19,8 % estiment que la prise en charge représentera un peu moins que le quart de leur pratique; 31,5 %, entre le quart et moins que la moitié de leur pratique; et 24,1 %, entre la moitié et les trois quarts de leur pratique. Enfin, 88,9 % des répondants comptent faire cette prise en charge au Québec. Seulement 18,9 % des répondants ne comptent faire aucune prise en charge (Figure 2).
La reconnaissance des patients, la variété de la pratique et la flexibilité de l’horaire sont les raisons les plus souvent citées comme motivations à faire de la prise en charge. Parmi ceux qui n’anticipent pas faire de la prise en charge, les raisons les plus fréquemment mentionnées sont le fardeau relié à la prise en charge, l’ampleur de la charge administrative, ainsi que la responsabilité face au suivi du patient. La Figure 3 démontre l’importance qu’ils accordent à ces raisons.
Lorsque tous les médecins résidents sont questionnés de manière ouverte, les commentaires reflètent les mêmes préoccupations. Les thèmes rapportés inhibant le plus la prise en charge incluent la difficulté à laisser la pratique pour des congés ou un déménagement, la complexité des cas et les responsabilités face au suivi du patient. Le commentaire sur « les demandes et exigences croissantes des patients » résume bien ce sentiment exprimé par plusieurs. Bien que de moindre importance, un nombre important de facteurs qui poussent plusieurs médecins résidents à reconsidérer la pratique en bureau, ont tout de même été soulignés à de nombreuses reprises dans les commentaires: le manque de personnel de soutien professionnel (infirmières, physiothérapeutes, etc.), la lourdeur des tâches administratives et les difficultés à obtenir les services de deuxième ligne et à communiquer avec les spécialistes.
Les plans régionaux d’effectifs médicaux (PREM) déterminent un nombre de postes limité pour chacune des régions du Québec en médecine familiale. Les finissants doivent obtenir un PREM dans une région par l’intermédiaire de l’agence de santé et de services sociaux pour pouvoir y pratiquer, ce qui limite leur choix de la région où ils pratiqueront. Il est donc surprenant de constater que les PREM ne sont ressortis comme facteur inhibitif que chez 19 répondants ne comptant pas faire de prise en charge et que seulement 2 répondants ont inclus les PREM ou les activités médicales particulières (AMP) dans leurs commentaires. Les AMP se font en grande partie dans les établissements de santé (urgence, obstétrique-gynécologie, patients hospitalisés). Elles visent à combler des besoins jugés prioritaires par le gouvernement du Québec. Elles correspondent à un certain nombre d’heures par semaine requises des médecins de famille selon le nombre d’années de pratique. Un médecin qui contrevient à cette règle sera pénalisé financièrement.
Valorisation de la médecine familiale
Quant à la valorisation de la médecine familiale, 67,7 % des répondants croient que cette discipline est mal perçue comme spécialité et doit être revalorisée (Figure 4). Lorsque questionnés de manière quantitative, les moyens les plus souvent proposés pour valoriser la pratique incluent la promotion accrue de la médecine de famille auprès des étudiants en médecine, ainsi que la nécessité de modifier la culture institutionnelle par rapport à la médecine familiale et d’augmenter la visibilité des médecins résidents et des patrons en médecine familiale au sein des équipes de soins dans les milieux de formation (Figure 5).
Parmi les commentaires, les médecins résidents rapportent l’importance d’augmenter l’implication de médecins de famille au sein des facultés, de sensibiliser les médecins spécialistes à l’importance des médecins de famille et d’offrir une rémunération adéquate.
DISCUSSION
Aucune étude similaire n’avait documenté la perception d’autant de médecins résidents québécois face à la prise en charge. Ce sondage remet en question de nombreux éléments qui sont véhiculés dans les médias et les facultés. D’abord, un bon pourcentage de médecins résidents comptent choisir la prise en charge comme composante de leur pratique et la grande majorité de ceux-ci comptent demeurer dans leur province de formation, dans ce cas-ci le Québec. La majorité pensent qu’ils feront de la prise en charge dans un contexte de pratique mixte, tel que démontré par une autre étude réalisée auprès des médecins résidents du Québec et publiée en 20084. Tout comme souligné précédemment, certains éléments inhibent la prise en charge et les médecins résidents préfèrent l’établir progressivement durant leurs 5 premières années de pratique. L’obligation d’effectuer 15 heures d’AMP et les limites imposées par les PREM pour l’obtention d’un poste sont des irritants très souvent mentionnés dans les milieux de formation au Québec2,5, mais ils ne sont pas ressortis clairement dans le cadre de cette étude.
Les différentes solutions touchant la prise en charge pourraient être résumées en 3 éléments clés: 1) la reconnaissance des collègues des autres spécialités et ce, autant durant la résidence qu’en pratique; 2) une plus grande implication des médecins de famille dans des rôles et activités académiques aux niveaux pré- et postdoctoral afin de promouvoir la médecine familiale auprès des étudiants en médecine; et 3) une rémunération adéquate.
Limites
Le nombre total de médecins résidents qui ont complété le questionnaire est restreint, ce qui peut refléter un biais, si l’on présume que ce sont les répondants les plus intéressés par le sujet ou ayant des opinions plus tranchées qui y ont répondu. De plus, certaines facultés et questions ont un taux de réponse plus élevé que d’autres. Il est possible que le format du questionnaire, bien que développé de manière quantitative, ait guidé les répondants vers une perception positive ou négative. L’objectif de maintenir le questionnaire court a limité la possibilité d’approfondir certaines questions dont, par exemple, ce que les résidents entendent lorsqu’ils affirment que la médecine familiale est mal perçue comme spécialité. De plus, les perceptions recueillies à un moment précis dans le temps pourraient changer de manière significative dans les mois et années à venir. Il s’agit aussi d’une cohorte spécifique et il est difficile d’inférer si ces perceptions sont si semblables de celles de leurs prédécesseurs ou successeurs. De plus, il est difficile d’évaluer à quel point l’expérience de la prise en charge chez les résidents, positive ou négative, est en corrélation avec leur expérience de la continuité des soins une fois en pratique et surtout, si ceci teinte leur perception actuelle de la prise en charge. Quant aux éléments inhibitifs, il est difficile de dégager ce qui découle de l’organisation des soins et ce qui appartient à l’enseignement dans les unités de médecine familiale.
Implications
Malgré ces limitations, les données recueillies permettent d’identifier les éléments négatifs inhibant la prise en charge et d’en tirer des éléments de solution (Tableau 1). Ainsi, le poids de la pratique et la complexité des patients souvent soulevés par les répondants peuvent être atténués en fonction des environnements de pratique, comme les groupes de médecine de famille. Dans le même ordre d’idées, il est important de s’assurer que la pratique de la prise en charge durant la formation reflète adéquatement leur pratique future, particulièrement en ce qui concerne la complexité des cas. En effet, s’assurer que les résidents ne traitent pas une trop grande proportion de patients lourds et que les attentes face à leur implication auprès des patients correspondent à la réalité d’un médecin en pratique, sont des solutions facilement envisageables. La complexité des cas peut être aussi allégée par l’instauration d’équipes multidisciplinaires. Par exemple, les groupes de médecine de famille regroupent des médecins de famille mais aussi d’autres professionnels de la santé (infirmières, psychologues, etc.), ce qui permet d’assurer une continuité des soins auprès des patients par le groupe, plutôt que de laisser le poids de cette responsabilité sur un seul médecin. Ils sont financés en partie par le gouvernement. Aux États-Unis, aux patient-centred medical homes, les soins sont prodigués en continuité par une équipe dirigée par un médecin. Il en est de même dans les centres locaux de services communautaires québécois et ce, autant dans les milieux de pratique que dans les milieux d’enseignement. La présence de personnel administratif et d’autres professionnels de la santé est aussi essentielle à l’établissement d’un système de soins primaires solide, tout comme la venue de l’informatisation. Enfin, l’accès à la deuxième ligne et la communication avec les médecins consultants sont 2 points très importants à explorer.
Quant à la valorisation de la pratique, elle constitue un facteur important pour favoriser le recrutement et modifier la perception de la médecine de famille dans la société en général. Pour y parvenir, nous devrons continuer à augmenter la visibilité des médecins de famille, tant durant la formation que dans la pratique. Enfin, soumettre ces mêmes résidents une fois installés dans leur pratique à un autre sondage permettrait d’identifier les éléments qui ont modifié leur pratique, une fois certifiés.
Tel que mentionné en introduction, la prise en charge est la pierre angulaire de la médecine familiale. En valorisant davantage les multiples aspects de la pratique en médecine familiale, la prise en charge en sort grandement valorisée. Parallèlement, en identifiant les barrières à la prise en charge et en préparant les résidents adéquatement, ces derniers pourraient être plus enclins à faire de la prise en charge le centre de leur pratique et ainsi, valoriser davantage la médecine familiale.
Conclusion
Cette recherche démontre qu’une majorité des résidents en médecine familiale en formation au Québec ayant répondu à notre sondage souhaitent assumer la prise en charge de patients au cours de leurs 5 premières années de pratique. Leurs réserves à cet égard sont liées à la fois à la structure actuelle du système, tant au niveau clinique et éducationnel, qu’aux implications de la continuité des soins par rapport aux patients. Les politiques gouvernementales en vigueur ne sont pas rapportées de manière significative dans cette recherche. Les répondants désirent surtout atténuer le poids de la prise en charge. Des solutions tangibles ont déjà commencé à être implantées, soit des cliniques de groupe pour partager le poids d’une pratique, un support administratif et un appui accru de la part d’autres professionnels de la santé. Certaines solutions à développer au cours de la résidence restent à explorer.
Selon les répondants à cette étude, la valorisation de la médecine familiale passe par 1) la reconnaissance des collègues des autres spécialités; 2) une plus grande implication des médecins de famille dans des rôles et activités académiques aux niveaux pré- et postdoctoral afin de promouvoir la médecine familiale auprès des étudiants en médecine; et 3) une rémunération adéquate. Un agenda chargé, mais tout à fait réaliste!
Acknowledgments
Les auteures aimeraient remercier Olivier Drouin MD CM MSc qui a collaboré à l’analyse des données.
Notes
POINTS DE REPÈRE DU RÉDACTEUR
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Les motivations les plus souvent citées pour faire de la prise en charge sont la reconnaissance des patients, la variété de la pratique et la flexibilité de l’horaire.
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Les principales contraintes quant à la prise en charge sont la difficulté à laisser la pratique pour des congés ou un déménagement, la complexité des cas et les responsabilités face au suivi du patient. Les principales contraintes quant à la pratique en bureau sont le manque de personnel de soutien professionnel, la lourdeur des tâches administratives, les difficultés à obtenir les services de deuxième ligne et la communication avec les spécialistes.
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Près de 70 % des répondants croient que cette discipline est mal perçue comme spécialité et doit être revalorisée.
Footnotes
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Cet article a fait l’objet d’une révision par des pairs.
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Collaboratrices
Dre B-Lajoie a élaboré le protocole de recherche, effectué le traitement et l’analyse des données, ainsi que la rédaction du présent article. Mme Carrier a contribué à la cueillette des données et à la rédaction de l’article.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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