
Dans l’édition de mai 2011 du Médecin de famille canadien1, un groupe de médecins résidents attirait l’attention des lecteurs sur les horaires de garde de 24 h et le débat les entourant au Québec. Bien que cet article ne date que de quelques mois seulement, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis. Les gardes de 24 h seront sous peu chose du passé au Québec et les horaires de garde en établissement ne dépasseront plus 16 h consécutives, et ce, pour deux raisons.
L’évidence scientifique
La première raison est liée à la décision arbitrale rendue le 7 juin 2011, 4 ans après le dépôt d’un grief par un médecin résident du Québec. Celui-ci contestait alors la validité de l’article 12 de la convention collective de la Fédération des médecins résidents du Québec (FMRQ), laquelle permettait les gardes de 24 h. Il soutenait que l’article en question contrevenait à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés et à l’article 1 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec. Ce grief a été porté en arbitrage mais les délibérations n’ont débuté que le 26 avril 2010, soit près de 3 ans après le dépôt du grief. La décision arbitrale rendue par Me Jean-Pierre Lussier 1 an plus tard a été contestée par le Centre universitaire de santé McGill qui a soumis une requête en révision judiciaire et une requête en sursis de la mise en application de cette sentence arbitrale, prévue pour décembre 2011. Toutefois, en janvier 2012, après la signature de la nouvelle entente collective des médecins résidents du Québec, repoussant la date butoir au 1er juillet 2012, ces requêtes ont été retirées.
La position des chercheurs
Les experts que nous avons consultés à cet égard ont confirmé l’importance de réduire les heures consécutives de travail pour les médecins. Un psychologue spécialisé en médecine du sommeil, le Professeur Roger Godbout, le directeur du Laboratoire de recherche sur le sommeil humain à l’Hôpital Rivière-des-Prairies et psychologue coordonnateur de la Clinique spécialisée d’évaluation diagnostique des troubles du sommeil, décrit les gardes de 24 h comme suit lors de son témoignage pour l’arbitrage du grief sur les horaires de garde, le 28 avril 2010: « Une seule nuit sans sommeil entraîne un traitement moins structuré de l’information, interfère avec la capacité de mettre en mémoire du matériel appris juste avant la nuit et diminue la capacité des individus en lien avec les processus alloués à l’identification des détails. Seule la mémoire des lieux et des personnes semble mieux résister au manque de sommeil ». Un constat plutôt inquiétant pour la profession médicale!
Le Dr Charles Czeisler, professeur émérite et chercheur à l’Université Harvard, a cité les résultats de ses études sur le sommeil dans le cadre de son témoignage pour l’arbitrage du grief sur les horaires de garde, les 29 et 30 avril 2010. Celles-ci ont démontré que « les médecins résidents sont 2,3 fois (168%) plus à risque d’être impliqués dans un accident d’automobile après une garde de 24 h », sans parler des autres automobilistes qui pourraient être impliqués dans ces accidents. « Ils ont aussi deux fois plus de chances d’avoir des manques d’attention durant leurs gardes, ils font 36% plus d’erreurs médicales sérieuses et près de six fois plus d’erreurs de diagnostic sérieuses (464%) que lorsqu’ils font des gardes de 16 h ». Avec de telles données, comment ne pas en arriver à la même conclusion que l’arbitre?
La nouvelle convention collective
La deuxième raison, c’est la signature par la FMRQ, le 17 septembre 2011, d’une nouvelle convention collective. Celle-ci confirme la réduction du nombre d’heures de travail consécutives en établissement de 24 h à 16 h et ordonne le réaménagement des horaires de garde dans tous les milieux de formation du Québec, selon des modèles adaptables aux différents services, d’ici le 1er juillet 2012. Dans les faits, plusieurs services dans les établissements de santé du Québec ont déjà pris le virage des gardes de 16 h, incluant en médecine familiale. Les témoignages reçus par les médecins résidents et les patrons à cet égard sont très positifs. Les médecins résidents sont mieux disposés pour l’apprentissage des connaissances. Dans certains cas, la continuité des soins est améliorée de façon telle qu’on note une réduction du temps de séjour en milieu hospitalier, parce que les médecins résidents connaissent mieux leurs patients et peuvent mieux évaluer l’évolution de leur condition. Enfin, les lendemains de garde ont été abolis, augmentant ainsi la présence des médecins résidents le jour.
Certains médecins résidents seront déçus de perdre leur lendemain de garde et d’autres craindront les semaines de nuit. D’autres enfin continueront de critiquer le changement, en soutenant que nous devrons augmenter la durée de la formation des médecins résidents pour assurer une exposition adéquate aux différentes pathologies dans leur discipline. Selon nous, ces assertions, souvent basées sur les changements apportés aux heures de travail par la Directive européenne sur les heures de travail, sont tout ce qu’il y a de plus faux. Les médecins résidents du Québec effectueront autant d’heures de travail dans une semaine. La seule différence, c’est qu’elles seront réparties autrement. Alors que nos collègues européens sont passés à des semaines de 48 h maximum, les médecins résidents du Québec continueront de travailler en moyenne entre 66 et 72 h par semaine, et certains se rendront jusqu’à 80 h ou 100 h. Ce n’est certainement pas idéal, mais les médecins résidents demeurent des professionnels qui ont à cœur la santé de leurs patients et la qualité, voire l’excellence, des soins qu’ils dispensent.
Quelques articles sur les gardes en établissement
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Czeisler CA. The Gordon Wilson Lecture: work hours, sleep and patient safety in residency training. Trans Am Clin Climatol Assoc 2006;117:159–88.
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Czeisler CA. Medical and genetic differences in the adverse impact of sleep loss on performance: ethical considerations for the medical profession. Trans Am Clin Climatol Assoc 2009;120:249–85.
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Lockley SW, Landrigan CP, Barger LK, Czeisler CA; Harvard Work Hours Health and Safety Group. When policy meets physiology: the challenge of reducing resident work hours. Clin Orthop Relat Res 2006;449:116–27.
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Fédération des médecins résidents du Québec. Heures de travail et horaires de garde en 2009. Le Bulletin 2009;32(1):34–51. Accessible à: www.fmrq.qc.ca/formation-medicale/documentationEtPublications.cfm?noDocumentCategorie=15. Accédé le 9 avril 2012.
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Forest G, Godbout R. Sleep deprivation: attention and memory changes. Dans: Kushida CA, rédacteur. Sleep deprivation: basic science, physiology, and behavior. New York, NY: Marcel Dekker; 2005. p. 199–222.
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Godbout R. Le sommeil normal et pathologique: neuropsychologie et neuropsychiatrie. Dans: Botez-Marquard T, Boller F, rédacteurs. Neuropsychologie clinique et neurologie du comportement. Montréal, QC: Presses de l’Université de Montréal; 2005. p. 317–32.
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Ulmer C, Miller Wolman D, Johns MM, rédacteurs; Committee on Optimizing Graduate Medical Trainee (Resident) Hours and Work Schedules to Improve Patient Safety. Resident duty hours: enhancing sleep, supervision, and safety. Washington, DC: Institute of Medicine of the National Academies; 2009.
Une avancée pour la santé des médecins, mais surtout pour la sécurité de leurs patients
En 1984, la Fédération avait mené une bataille rangée pour réduire les heures consécutives de garde de 36 h à 24 h maximum. Nous n’avions pas accès à des études scientifiques aussi poussées que celles qui nous ont permis de faire changer les choses cette fois-ci: une avancée pour la santé des médecins, mais surtout pour la sécurité des patients (Encadré 1).
Les gardes de 16 heures en établissement sont maintenant la norme au Québec. Espérons que les autres provinces canadiennes emboîteront le pas et que les études à venir permettront de bonifier davantage les conditions de travail des médecins résidents mais aussi celles de leurs patrons. L’Association médicale canadienne a déjà proposé au Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada d’inclure les médecins en exercice dans un sondage à venir sur les gardes de 16 h au Canada. La démarche de la Fédération des médecins résidents du Québec n’a pas changé le cœur des médecins résidents. Elle a seulement favorisé la mise en place de conditions plus optimales, pour que leur corps et leur cerveau soient à leur meilleur pour l’exercice de leur profession.
Footnotes
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The English translation of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the May 2012 issue on page e296.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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