Au Canada, des efforts sont déployés pour renforcer les soins de santé primaires (SSP), que ce soit par les divisions de pratique familiale en Colombie-Britannique, les équipes de santé familiale en Ontario, les groupes de médecine familiale au Québec ou les équipes collaboratives de médecins de famille et d’infirmières praticiennes en Nouvelle-Écosse. Cependant, il reste encore beaucoup de travail à faire puisque selon des comparaisons internationales, le Canada tire de l’arrière par rapport à d’autres pays développés quant au rendement et à l’infrastructure des SSP1,2. Le manque historique d’investissements au Canada dans la recherche en SSP, en particulier dans le domaine de la médecine familiale, a contribué à cette situation déplorable3. Par rapport à d’autres disciplines de la santé, on a observé au cours de la dernière décennie des taux disproportionnément faibles de financement accordé à la recherche en médecine familiale, et peu de programmes offrent une formation avancée en recherche aux médecins de famille3.
Pour y remédier, le principal organisme de recherche sur la santé au Canada, les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC), s’est récemment engagé à aider le Canada à devenir un leader international dans la réalisation et l’application de recherches de grande qualité en SSP d’ici 20204. Conformément à cet engagement, les IRSC ont organisé en juin 2010 un Institut d’été sur la recherche en soins de santé primaires à l’intention de stagiaires canadiens en recherche. Les IRSC ont choisi le thème de l’atelier d’été, puis ont désigné un leader pour aider à organiser la rencontre. Ce chef de file, Dr Peter Norton, a formé un comité directeur composé de 4 autres chercheurs principaux en SSP (Drs Earl Dunn, Moira Stewart, Rick Glazier et Fred Tudiver) et ils ont collectivement établi les objectifs et la structure de l’atelier (Encadré 1). Ces préparatifs ont donné lieu à une activité de renforcement des capacités d’une durée de 4 jours, réunissant 30 stagiaires et 13 enseignants de renom qui se sont penchés sur les frontières futures de la recherche en SSP. Les stagiaires étaient des étudiants diplômés, des boursiers postdoctoraux et des cliniciens scientifiques (p. ex. médecins de famille, infirmières, pharmaciens) représentant une diversité de disciplines et d’établissements. Les professeurs étaient des chercheurs reconnus dans le domaine des SSP. Ils ont dirigé les séances plénières et animé les activités et les discussions des groupes, et ils ont agi en tant que mentors auprès des stagiaires pendant toute la durée de l’atelier. Les séances plénières étaient interactives et permettaient aux stagiaires et aux professeurs d’aborder les nombreuses questions conceptuelles, méthodologiques, éthiques et pratiques pertinentes à la recherche en SSP.
L’importance d’appliquer les connaissances tirées de la recherche dans le but d’améliorer la pratique des soins primaires se trouvait au cœur des enjeux examinés durant l’Institut d’été. Les IRSC définissent comme suit l’application des connaissances (AC):
un processus dynamique et itératif qui englobe la synthèse, la dissémination, l’échange et l’application conforme à l’éthique des connaissances dans le but d’améliorer la santé des Canadiens, d’offrir de meilleurs produits et services de santé et de renforcer le système de santé5.
Objectifs et structure de l’Institut d’été 2010
Objectifs
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Structure
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IRSC—Instituts de recherche en santé du Canada, SSP—soins de santé primaires.
Essentiellement, l’AC concerne le fait de mettre les connaissances en action. Au cours des récentes années, le processus «du savoir à l’action» a été conceptualisé par de nombreux auteurs, notamment par Graham et collaborateurs5,6 qui ont élaboré un cadre qui décrit le processus dynamique de la création de connaissances jusqu’à leur application (Figure 1)6. La création de connaissances comporte 3 étapes: le questionnement des connaissances (la production d’études primaires de qualité variable), la synthèse des connaissances (le regroupement des connaissances existantes, p. ex. au moyen de synthèses critiques ou de méta-analyses) et les produits et outils issus des connaissances (qui présentent clairement le savoir sous forme conviviale, comme des guides de pratique clinique ou des aides à la prise de décisions pour les patients). À mesure que les connaissances passent d’une étape à l’autre, elles sont peaufinées et deviennent potentiellement plus utiles aux utilisateurs des connaissances que l’on cible. Ce savoir sert ensuite à alimenter un cycle d’action qui décrit les activités pour faciliter leur adoption dans la pratique (p. ex. adapter les connaissances aux contextes locaux, évaluer les résultats)6.
L’application des connaissances revêt une importance critique, étant donné les nombreuses lacunes qui existent entre ce que nous savons et ce qui est fait en réalité dans les soins primaires7. Par exemple, il existe de nombreux conseils à l’intention des médecins de famille sur l’immunisation durant l’enfance, la surveillance des anticoagulants, les soins à la suite d’un infarctus du myocarde, le diabète et la dépression et, pourtant, des études canadiennes font valoir des variations dans les soins et leur qualité dans chacun de ces domaines8–11.
Durant l’Institut d’été, les stagiaires et les professeurs ont discuté des possibilités et des défis que présente l’AC en soins primaires. Plus précisément, ils ont réfléchi au fait que le contexte des soins primaires diffère de celui d’autres secteurs de la santé et à la façon dont ces différences peuvent influencer la «pratique» de l’AC (aider les intervenants à se tenir au fait des connaissances issues de la recherche et faciliter leur utilisation à l’appui de l’amélioration de la pratique et de la santé) 12. À la suite de l’Institut d’été, 3 stagiaires (M.M., K.G. et K.C.) et deux professeurs (P.N. et F.L.) ont décidé de continuer à discuter de la pratique que l’AC dans les contextes de soins primaires. Ensemble, ils ont aussi réfléchi à l’utilité de faire avancer la «science» de l’AC en soins primaires (ou la recherche sur l’AC - étudier les déterminants de l’utilisation du savoir et les méthodes efficaces pour promouvoir l’adoption des connaissances)12.
Les soins primaires: un milieu de pratique unique
En comparaison des autres milieux de soins de santé, les soins primaires sont uniques sur le plan de l’ampleur de leur champ de pratique, puisqu’ils concernent un large éventail de problèmes de santé et de besoins chez l’humain. Les professionnels des soins primaires répondent aux préoccupations entourant la santé physique et émotionnelle de populations diversifiées et ils fournissent et coordonnent les soins durant toute la vie. De nombreux patients se présentent avec de multiples inquiétudes pour leur santé et pour d’autres problèmes psychosociaux, familiaux ou culturels qui nécessitent une attention13.
Ce large champ de pratique contraste avec ce que certains voient comme la nature hautement spécialisée de la recherche médicale et sur les interventions, qui se concentre sur une seule maladie ou situation clinique précisément définie14. Les études cliniques, par exemple, ont des critères d’admissibilité stricts et excluent généralement les personnes ayant des problèmes concomitants, ce qui peut limiter la généralisation des constatations aux patients en soins primaires15. Pareillement, les guides de pratique clinique et les programmes de formation sont souvent élaborés avec une seule maladie en tête, oubliant parfois les différences socioéconomiques et culturelles dans les populations16–18. Cette déconnexion force les professionnels des soins primaires à évaluer l’applicabilité des constatations de la recherche et des interventions aux patients du «monde réel» dans leurs propres milieux de pratique, un exercice difficile «d’ajustement de la pièce carrée des données scientifiques dans le trou rond de la vie du patient»19. Il n’est pas étonnant que la réussite des chercheurs dans leurs tentatives de combler l’écart entre ce que nous savons et ce qui est fait en soins primaires ait aussi été limitée20. Pour que la pratique de l’AC soit efficace, il faut que le questionnement des connaissances soit plus réceptif aux besoins des médecins de famille et des autres professionnels des soins primaires en matière de savoir. Parmi les étapes dans cette direction figurent l’intérêt grandissant pour les études cliniques pragmatiques, qui cherchent à évaluer les bienfaits de différentes options de soins dans les milieux cliniques habituels21, et la récente recherche sur la multimorbidité13,22. Des efforts constants pour augmenter la réceptivité de la recherche en SSP devraient permettre à tous les professionnels de prodiguer plus aisément des soins à la fois centrés sur le patient et fondés sur des données probantes.
Importance de l’AC intégrée
En dépit de la quantité de données disponibles tirées de la recherche, très peu sont adoptées et appliquées en pratique clinique23. Il a été démontré que les médecins de famille en particulier sont plus prudents que les autres spécialistes dans la mise en application des nouvelles connaissances issues de la recherche et plus craintifs face aux données produites dans des milieux différents des leurs (p. ex. milieux cliniques spécialisés)24,25. En tant que chercheurs, nous pouvons accroître la pertinence et l’adoption des constatations de nos recherches en mettant activement à contribution les médecins de famille et d’autres partenaires durant l’ensemble du processus de la recherche pour produire conjointement le savoir dans leurs contextes à eux. Les IRSC décrivent cette approche de la recherche collaborative, axée sur l’action, comme étant l’AC intégrée26. Dans l’AC intégrée, les chercheurs et les professionnels partagent le contrôle du processus de recherche et identifient ensemble les problèmes, formulent les objectifs de la recherche, décident de la méthodologie, recueillent et interprètent les données, communiquent les résultats et les appliquent.
Si les avantages des approches en participation à la recherche sont reconnus27, notamment la plus grande validité de la recherche, un engagement plus fort et de meilleurs échanges entre les partenaires, dans la pratique, divers obstacles (p. ex. obligations en concurrence, temps ou contraintes financières) nuisent souvent aux collaborations actives28. Lors de l’Institut d’été, nous avons appris comment les réseaux de recherche axée sur la pratique en soins primaires (RRAPSP) peuvent contribuer à surmonter ces obstacles. Les réseaux de recherche axée sur la pratique rassemblent des chercheurs et des professionnels des soins primaires dans des communautés d’apprentissage en collaboration pour répondre aux défis rencontrés dans la pratique au quotidien29. Même s’ils ne sont pas aussi développés que dans d’autres pays, il existe des RRAPSP au Canada30. Ce sont des centres importants pour la production et l’application de la recherche en SSP. De plus, lorsque des activités de recherche au sein des RRAPSP mettent activement à contribution les patients et les membres de la communauté, ces réseaux accélèrent non seulement le processus du savoir à l’action, mais ils aident aussi à cerner des solutions qui sont acceptables et équitables pour un auditoire plus large31.
Communication et partage
Dans les systèmes de soins primaires, les médecins de famille comptent parmi de nombreux autres groupes professionnels et intervenants qui jouent un rôle dans la prestation des soins. Durant les échanges à l’Institut d’été, les participants ont fait remarquer que les intervenants différaient souvent en ce qui a trait à la valeur qu’ils accordent à certains genres de données scientifiques (p. ex. synthèses critiques, études contrôlées randomisées, études observationnelles, recherche qualitative), à l’importance donnée à divers types d’information (p. ex. scientifique, expérientielle, contextuelle, opinions du patient ou d’un pair) quand ils prennent des décisions et aux sources des données (p. ex. revues scientifiques, revues populaires, guide de pratique, leaders d’opinions) qu’ils considèrent crédibles.
Lorsque nous procédons à l’AC, il est donc important d’être sensibilisés à ces facteurs. En tant que chercheurs, nous pouvons faciliter l’accès aux constatations de notre recherche en utilisant les voies de communication particulières auxquelles font confiance nos utilisateurs-cibles et nous pouvons aider à éliminer les obstacles que rencontrent les intervenants quand ils essaient d’accéder aux données scientifiques et de les utiliser (p. ex. contraintes de temps, manque de compétences en recherche, ressources ou infrastructures insuffisantes). Les chercheurs peuvent aussi appuyer davantage l’application des connaissances en faisant participer les patients et en intégrant la recherche aux relations que développent les professionnels avec eux au fil du temps, comme en élaborant des interventions d’AC facilitée par les patients (p. ex. aides à la décision des patients), qui sont adaptées aux profils de risques cliniques des patients32. Nous devons aussi reconnaître que, même si les données scientifiques semblent solides et incontestables, certains intervenants peuvent les interpréter différemment et ne pas les utiliser de la même façon. De fait, les chercheurs et les professionnels des soins primaires pourraient bénéficier mutuellement de la création de forums où l’on puisse réfléchir à la pratique clinique, échanger des connaissances, utiliser un savoir qu’on peut surveiller, ainsi qu’exprimer et régler des préoccupations entourant les constatations33. Par exemple, Baumbusch et ses collègues ont utilisé 3 approches pour promouvoir les échanges entre chercheurs et cliniciens. Ils ont impliqué des leaders cliniques dans leur projet de recherche et leurs rencontres. Ils ont confié des rôles de consultants à des étudiants au doctorat ayant une expérience clinique pour rencontrer des cliniciens individuellement ou en petits groupes et appuyer les activités d’AC dans leurs milieux de pratique. Ils ont organisé des déjeuners-rencontres face à face entre chercheurs et cliniciens durant lesquels les chercheurs faisaient connaître leurs constatations préliminaires, recevaient une rétroaction et, de concert avec ces cliniciens, examinaient les façons de régler leurs préoccupations communes33. Des études font valoir que très peu de pratiques de soins primaires sont dotées de tels forums20,34 et pourtant, ils pourraient être essentiels pour favoriser une même compréhension et de mêmes démarches touchant la pratique au quotidien.
Faire avancer la recherche sur l’AC au profit des soins primaires
L’application des connaissances est un domaine émergeant et de plus en plus diversifié de la science. Elle comporte des travaux dans le but de35,36:
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développer une théorie sur les meilleures façons de créer, partager et utiliser les connaissances et les divers facteurs en cause dans ce processus;
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évaluer les lacunes dans les connaissances qui nuisent à la prise de décisions en matière de santé et cerner les déterminants et les conditions de l’utilisation du savoir;
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mieux comprendre comment accélérer la mise en application des données probantes et les facteurs qui rendent efficaces et viables les interventions en AC dans différents contextes;
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mesurer la réussite et les effets des interventions en AC.
Autrement dit, la recherche sur l’AC se préoccupe de rendre plus efficace le processus de la mise en action du savoir. Une telle recherche a déjà dégagé de nombreuses éléments, y compris la nature complexe et non linéaire du processus, les limites des stratégies de dissémination passive, l’importance des contextes de la pratique et de la facilitation des changements à la pratique, ainsi que les défis pour mettre à l’échelle les innovations et soutenir le changement37–39. Il reste de nombreuses lacunes dans nos connaissances sur le processus de l’AC en soins primaires. Il faut donc des progrès dans la recherche sur l’AC afin d’orienter une pratique d’AC efficace dans ce milieu unique. Nos discussions nous ont conduits à identifier 4 stratégies générales pour atteindre cet objectif: soutenir la recherche, édifier les capacités, développer les infrastructures, et promouvoir la visibilité de la recherche en SSP et sur l’AC. Ces stratégies s’appliquent à la fois aux professionnels des soins primaires et aux chercheurs, quoique les voies à suivre par les 2 groupes dans ces stratégies soient parfois différentes (Tableau 1)40–42. Par ailleurs, il faudra souvent des actions concertées pour bâtir la science de l’AC en soins primaires, comme le soutien à la recherche, et la création de RRAP en soins primaires, de dossiers médicaux électroniques compatibles ainsi que de forums d’échange et d’application des connaissances.
Conclusion
Maintenant plus que jamais, il est nécessaire d’intégrer des stratégies d’AC dans la pratique et la recherche en soins primaires pour assurer la mise en application des constatations pertinentes, surmonter le problème de l’adoption typiquement lente des données probantes dans la pratique au quotidien et appuyer les réformes des soins primaires. L’avancement tant de la pratique que de la science de l’AC exigera nécessairement un rapprochement plus étroit des mondes de la pratique des soins primaires et de la recherche. Tous ensemble, nous devons aller de l’avant de manière à ce que la recherche puisse être ancrée dans la pratique des soins primaires et à ce que nous puissions bénéficier plus pleinement des connaissances qu’elle produit. Il est essentiel de renforcer nos relations pour améliorer notre système de santé et la santé des Canadiens.
Footnotes
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The English version of this article is available at www.cfp.ca on the table of contents for the June 2012 issue on page 623.
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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