En 2007, dans son bulletin bimensuel, Val Rachlis, alors président du Collège des médecins de famille de l’Ontario, mettait au défi les membres de l’organisation de voir le changement climatique comme un problème de santé méritant l’attention des médecins de famille canadiens1. Parmi les réactions à cet exposé, on a produit un rapport sur les effets du changement climatique sur la santé2 et une brochure sur des solutions écologiques dans les cabinets de médecins3. Dans le présent commentaire, nous tenterons de mettre en évidence ce problème pour les médecins de famille canadiens. Nous décrirons les effets qu’a le changement climatique sur la santé, tant au Canada qu’à l’étranger, et nous discuterons des divers rôles que les médecins de famille pourraient devoir envisager de jouer dans les années à venir.
La climatologie et le réchauffement planétaire
Les données scientifiques corroborant les changements dans le climat mondial sont convaincantes et, contrairement à ce que prétendent les «sceptiques du climat», elles sont étayées par de nombreux articles et rapports révisés par des pairs produits par des entités scientifiques respectées comme l’Intergovernmental Panel on Climate Change,4 la National Oceanic and Atmospheric Association des États-Unis5 et le National Aeronautics and Space Administration Goddard Institute for Space Studies6. Par exemple, la Figure 16* montre l’augmentation de la température annuelle moyenne de l’air de surface dans le monde depuis 1880 annuel moyen de la température de l’air en surface dans le monde. Au Canada, la température annuelle a augmenté de 1,30 °C au cours des 50 dernières années. Le changement est plus important à des latitudes plus élevées et en hiver, de sorte qu’on prévoit que la température annuelle moyenne durant l’hiver dans l’Arctique augmentera d’autant que 3 °C à 4 °C d’ici 2020 et de 5 à 10 °C d’ici 20507. Parmi les changements importants qu’on y associe figurent les altérations au cycle hydrologique, notamment une augmentation de 12 % des précipitations annuelles moyennes au Canada au cours des derniers 50 ans, une intensité accrue des tempêtes et des inondations (en raison de l’air plus chaud, qui retient plus d’humidité), de plus nombreuses périodes de sécheresse dans de nombreuses régions, y compris le Canada central, une hausse globale du niveau de la mer et une perte substantielle de la biodiversité mondiale.
L’Intergovernmental Panel on Climate Change indique que l’augmentation mondiale de la température est «très probable» (> 90 % de probabilité) en raison des hausses dans la concentration atmosphérique de gaz à effet de serre (GES), qui sont le résultat de l’activité humaine4. Le taux de croissance des émissions de dioxyde de carbone s’est accentué récemment (Figure 2)8*, de sorte que l’Agence internationale de l’énergie9 croit que nous sommes maintenant sur une trajectoire menant à une hausse de la température de plus de 3,5 ºC, un scénario que la Banque mondiale qualifie de dévastateur10. Un monde où l’élévation de la température est de 4 ºC «entraînerait des vagues de chaleur sans précédent, de graves sécheresses et d’importantes inondations dans de nombreuses régions, ce qui aurait de sérieuses répercussions sur les systèmes humains, les écosystèmes et les services qui leur sont associés»10. Les émissions totales de GES du Canada se sont accrues de 17 % entre 1990 et 2010 et, par habitant en 2010, nous figurions au troisième rang des pires pays développés après l’Australie et les États-Unis11 (à15,2 tonnes de dioxyde de carbone par habitant), tandis que des pays en développement comme l’Inde et la Chine étaient bien en-deçà de nous (1,6 et 5,8 tonnes de dioxyde de carbone respectivement)12. Même si nous étions mondialement capables de stabiliser les concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone maintenant, les changements du climat et des niveaux de la mer se poursuivraient pendant des décennies et leurs effets afférents sur la santé ne pourraient pas être évités parce que le système climatique est lent à réagir. Par conséquent, il y a 2 volets d’intervention: l’adaptation (p. ex. des interventions pour réduire les effets inévitables du changement climatique) et l’atténuation (p. ex. la réduction des GES dans l’atmosphère en réduisant les émissions ou en augmentant la séquestration). L’atténuation serait la véritable prévention primaire.
Effets du changement climatique sur la santé
On a qualifié le changement climatique comme étant l’enjeu déterminant pour la santé publique au 21e siècle13. En 2007, Dre Margaret Chan, de l’Organisation mondiale de la Santé a dit ce qui suit:
«Au cours du présent siècle, le changement climatique, un cinquième cavalier, une nouvelle menace d’une magnitude inconnue de l’expérience de l’humanité, galopera à travers notre paysage prometteur de la santé publique. Il entrera dans une trajectoire de collision avec tous les hauts et les bas de nos progrès, parfois fragiles, parfois fondamentaux»13.
Les effets directs sur la santé incluent ceux qui résultent d’épisodes météorologiques extrêmes, comme les vagues de chaleur et les tempêtes intenses. Les effets indirects, dans lesquels le cheminement de cause à effet est plus complexe, comportent ceux qui viendront de l’augmentation de la pollution de l’air, de la multiplication des allergènes, et des changements dans les tendances des maladies infectieuses d’origine hydrique, alimentaire et à transmission vectorielle. Dans les pays en développement, les menaces accrues à la sécurité alimentaire et à celle de l’eau, ainsi que les effets considérables de la hausse du niveau de la mer entraîneront le déplacement des populations, créant des réfugiés du changement climatique et le potentiel des conflits internationaux afférents7,14–16. Au Canada, les quelque 150 000 personnes qui vivent dans le Nord7 seront affectées de manière dramatique et unique. Avec l’amincissement des glaces de l’Arctique, la chasse aux caribous et aux autres gibiers traditionnels deviendra plus dangereuse et moins productive; cette réalité aura des conséquences sur les plans alimentaire, socioculturel et psychologique. On s’inquiète aussi d’une augmentation des maladies zoonotiques et infectieuses7,17,18.
Ces effets sur la santé et les tentatives d’adaptation sont intimement liés à d’autres problèmes mondiaux, comme les déterminants de la santé et les iniquités sur ce plan, la croissance de la population et la perte de biodiversité.
Perspectives éthiques et économiques mondiales
La distribution inégale des causes et des effets dans le monde soulève des questions d’éthique d’ordre éthique. Il y aura des effets considérables sur la santé au Canada et dans d’autres pays développés; d’ici 2080, les décès reliés aux températures plus élevées et à la moins bonne qualité de l’air attribuable au changement climatique pourraient être de 1 à 2 % du nombre total de décès dans les villes canadiennes19. Par ailleurs, les effets de loin les plus importants se produiront dans les pays en développement, dont la contribution historique aux GES a été faible16. L’Organisation mondiale de la Santé estime que le changement climatique provoque maintenant 150 000 décès par année, principalement dans ces pays en développement, en raison des problèmes de santé sensibles au climat, notamment le paludisme, la malnutrition, la gastroentérite, le stress hydrique et les inondations causées par les tempêtes intenses et l’élévation du niveau de la mer. Le changement climatique accroîtra les différences sur le plan de la santé entre les pays riches et les pays pauvres. De plus, les pays en développement n’ont pas de capacités adaptatives suffisantes, notamment les systèmes de santé publique, pour éviter les effets sur la santé du changement climatique.
Il y a aussi un argument économique convaincant en faveur de l’atténuation. Les avantages financiers d’actions vigoureuses et précoces pour réduire les émissions de GES surpassent de loin les coûts économiques de retarder l’action20. En outre, il y a des «co-avantages pour la santé» aux stratégies écologiques, comme l’utilisation de l’énergie propre pour réduire les émissions de polluants atmosphériques. Les stratégies de transport actif qui favorisent l’activité aérobique et les régimes à base de produits plus bas dans la chaîne alimentaire (ce qui réduit les émissions de GES en produisant moins de viande, production à grande intensité carbonique) sont importantes dans la lutte en santé publique contre l’obésité, les maladies cardiovasculaires et le diabète.
Le rôle des médecins de famille
Il convient de réfléchir aux 4 principes de la médecine familiale21 comme façon d’orienter nos actions individuelles et collectives en ce qui a trait au changement climatique.
Cliniciens compétents
Qu’est-ce les médecins de famille canadiens peuvent s’attendre à voir dans leurs pratiques? Nous verrons plus de patients souffrir des effets à la fois directs et indirects du changement climatique (Tableau 1)7,17,18,22–25. Quoiqu’il soit improbable que le changement climatique apporte de nouvelles maladies, les tendances des maladies actuelles seront modifiées. Par exemple, il y aura des épisodes plus fréquents de chaleur extrême et plus de pollution atmosphérique22 et, au Canada, nous sommes déjà témoins de l’élargissement du territoire propice à la maladie de Lyme24, étant donné que le temps plus chaud permet la survie de la tique qui en est le vecteur à des latitudes plus élevées.
Il est impératif que nous éduquions nos médecins de famille actuels et futurs de manière à ce qu’ils soient préparés à réagir aux diverses manifestations pathologiques, à mesure que la fréquence et la diversité de nombreux problèmes augmenteront et se modifieront à cause des effets du changement climatique. La formation médicale continue organisée par nos collèges national et provinciaux de médecine familiale devrait être offerte à nos médecins en pratique active (dont 2 exemples prometteurs sont des cours en ligne sur la pollution de l’air et les épisodes d’extrême chaleur)26,27 et les cursus dans les facultés de médecine devraient insister davantage sur ces sujets. Si le changement climatique devient le problème de santé publique prédominant au cours du siècle13, il est essentiel de bien préparer les médecins de première ligne et de commencer à le faire dès maintenant.
Discipline communautaire
En tant que médecins de famille, nous sommes capables «de répondre aux besoins changeants des individus, de nous adapter rapidement aux circonstances changeantes et de mobiliser les ressources appropriées pour répondre aux besoins des patients»21. À ce titre, nous avons la responsabilité d’être des «scientifiques communautaires» se tenant au fait du changement climatique et de ses effets sur la santé, de manière à pouvoir transposer cette science et offrir les interventions nécessaires aux communautés que nous desservons.
Ressource auprès d’une population définie de patients
Ce principe stipule que «le médecin de famille a la responsabilité de préconiser des politiques sociales qui visent la promotion de la santé chez ses patients»21. Le rôle CanMEDS–Médecine familiale de promoteur de la santé indique que les médecins de famille devraient utiliser «leur expertise et leur influence de manière responsable pour promouvoir la santé et le mieux-être des patients, des collectivités et des populations»29. En définitive, le changement climatique est un problème de santé; l’adaptation et l’atténuation sont des exemples de la médecine préventive primaire qui relève sans équivoque du rôle des médecins de famille. L’urgence et l’importance du changement climatique offrent aux médecins de famille l’occasion de participer au dialogue et aux actions nécessaires pour aborder cet enjeu vital. Dans cette démarche, nous aurons aussi besoin de collaborer avec d’autres professionnels de la santé, en particulier nos collègues de la santé publique. Nous devrions aussi prêcher par l’exemple, comme en intégrant des solutions écologiques dans nos cabinets et nos cliniques.
Relation patient-médecin
Le quatrième principe descriptif de la médecine familiale énonce que «la relation médecin-patient revêt les qualités d’une alliance, c’est-à-dire une promesse par le médecin de respecter son engagement envers le bien-être des patients»21. Dans les années à venir, la santé de nos patients et les soins que nous pourrons leur prodiguer seront dramatiquement altérés par les effets du changement climatique. Nous avons la responsabilité d’agir dans l’intérêt supérieur de nos patients et, par conséquent, de leur habitation collective, notre planète, pour devenir de véritables promoteurs de la santé à l’échelle mondiale, comme le stipule le cadre Can-MEDS-Médecine familiale:
Les collectivités et les sociétés ont besoin de l’expertise spéciale des médecins de famille pour définir les grands enjeux et les déterminants de la santé. . . La défense des intérêts du patient comporte donc plusieurs niveaux d’interprétation et représente ainsi un élément essentiel et fondamental de la promotion de la santé. Elle s’exprime autant par les interventions individuelles des médecins de famille que par les interventions collectives avec d’autres professionnels de la santé cherchant à influencer les politiques en matière de santé et la santé des populations29.
Le rôle des organisations professionnelles
Les organisations médicales peuvent aussi servir de modèles pour faire face au changement climatique. Par exemple, le Collège des médecins de famille du Canada a fait preuve de leadership en 2009 en adoptant l’énergie renouvelable dans ses bureaux.
Le secteur de la santé au Canada contribue environ 10 % du produit intérieur brut et est responsable de 2,1 % des émissions de GES30. Bien que de nombreux hôpitaux aient adopté des pratiques durables, il faut en faire bien plus. La Coalition canadienne pour un système de santé écologique31 est une organisation appuyée par un certain nombre d’hôpitaux, d’organisations environnementales et d’associations du secteur de la santé; elle encourage les établissements de soins de santé à suivre des pratiques plus durables. Au Royaume-Uni, le National Health Service, à qui on attribue 25 % de toutes les émissions du secteur public et 3,2 % des émissions totales de carbone, a pris d’importantes mesures pour réduire son empreinte carbone32. Le Climate and Health Council33 au Royaume-Uni appuie des initiatives durables par les professionnels de la santé dans leurs divers rôles.
En 2009, avant la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques conclue à Copenhague, au Danemark, le Collège des médecins de famille du Canada, l’Association médicale canadienne et le Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada ont publié une déclaration conjointe sur le changement climatique34. Il s’agissait là d’une coalition sans précédent. Nous encourageons la formation de coalitions permanentes d’organisations médicales pour promouvoir l’angle «santé» dans la réponse au besoin de s’attaquer au changement climatique au Canada. Sur le plan national, nous faisons face à une lutte considérable dans la réduction des GES, comme le fait valoir la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie:
Le Canada doit prendre une décision en ce qui concerne l’atteinte de sa cible de 2020 en matière de réduction de gaz à effet de serre. L’analyse complète. . . montre qu’il existe un grand écart entre l’évolution des émissions au Canada et la cible du gouvernement fédéral, qui correspond à une réduction de 17 % des niveaux de 2005 d’ici 2020. En outre, les résultats de l’analyse montrent que le coût de l’atteinte de la cible des politiques climatiques canadiennes est élevé compte tenu du court échéancier, de l’absence de coordination des initiatives des gouvernements et de la croissance des émissions associées à certaines activités économiques. Plus le temps passe, plus il devient difficile d’atteindre les buts des politiques climatiques du Canada35.
Internationalement et au Canada
Sur le plan international, les résultats de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques de 2011 conclue à Durban, en Afrique du Sud, permettaient d’espérer, en ce sens que tous les pays, y compris les États-Unis et les pays en développement comme l’Inde et la Chine, avaient convenu de travailler à réaliser des réductions du dioxyde de carbone obligatoires en droit et transparentes, et d’établir un fonds pour atténuer les iniquités en transférant les capacités et la technologie appropriées des nations développées aux pays en développement. Par contre, aucune action immédiate n’a été entérinée. Le Canada s’est mérité 6 Prix fossiles du jour (prix décerné par les membres du Climate Action Network aux pays qui, selon eux, «bloquent» les progrès dans les négociations entourant le changement climatique)36, et son rôle a été qualifié de «honteux»37. Un groupe de pression déterminé en matière de santé, formé à la fois d’organisations médicales et non gouvernementales, était présent aux rencontres à Durban, puisque le volet santé avait pris plus d’ampleur. À l’avenir, il est à espérer que des médecins canadiens pourront joindre leurs voix aux nôtres dans le cadre de ce mouvement émergent à la fois au Canada et à l’échelle internationale38, comme l’a déclaré Dre Chan dans une allocution en 2007: « Le secteur de la santé n’est pas en mesure d’atténuer le changement climatique de manière directe et substantielle. Par contre, ce secteur est en position idéale pour apporter au débat sur les politiques certains arguments convaincants fondés sur des données probantes»13.
Le changement climatique est un problème de santé. C’est pourquoi nous devrions être responsables, en tant que médecins de famille, sur les plans individuel et collectif, de parler de manière éclairée, renseignée et uniforme à nos patients, aux communautés et aux organisations gouvernementales à propos de l’atténuation des effets du changement climatique et de l’adaptation à ceux-ci.
Footnotes
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Intérêts concurrents
Aucun déclaré
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